L'éditorial

     Deux mois de voyage dans les universités pour la préparation de ce numéro 2 de Place Publique laissent une triple impression. Elle va de l’enthousiasme à la consternation en passant par la perplexité. Elle est changeante selon les jours. Elle varie au gré des rencontres et des interlocuteurs. L’université est multiple, à la fois séduisante et irritante, audacieuse et terriblement conservatrice. Et il est bien difficile de hiérarchiser ses jugements, de tenter d’émettre une vérité.
    L’enthousiasme, c’est celui du chercheur qui met au point une nouvelle manipulation, de l’enseignant qui prépare une formation inédite mieux adaptée au monde d’aujourd’hui, de l’ingénieur qui met ses techniques à la disposition des étudiants. Ils sont bien dans leur peau. Ils parlent de leur métier avec chaleur et professionnalisme. Des « fonctionnaires »? Allons donc: ils ont l’esprit d’entreprise.
    La perplexité naît des missions multiples et parfois contradictoires que l’État fixe aux universités, formation des esprits à des disciplines académiques, internationalisation de la recherche, préparation à la vie active et insertion des jeunes diplômés, ouverture au monde et aux échanges, compétition à armes inégales avec les grandes écoles, participation à l’aménagement du territoire et recherche de l’excellence.
    La consternation, enfin. Elle est provoquée par le retour chez certains enseignants de l’esprit de corps pour ne pas dire de caste, par leur immobilisme, par leur attachement dépassé à la pureté de « leur discipline » qui ne saurait souffrir la moindre proximité avec les « marchands » soupçonnés de vendre l’université à l’entreprise, à l’économie, au libéralisme.
    Dans le dossier qu’ouvre Place Publique, cette triple impression est bien présente. À Rennes 2, en particulier, les grèves à répétition ont laissé des traces profondes. Tel enseignant- chercheur a refusé d’y donner son point de vue si un autre y présentait le sien. On passe sur les accusations réciproques qui confinent à l’injure, sur les amertumes nées d’un indice avantageux accordé à tel ou tel qui s’est mis aux abonnés absents pendant le mouvement du printemps. Les relations sont devenues plus tendues, à peine courtoises. Le projet collectif (« notre université » entendait- on dire au temps du président Michel Denis) est à reconstruire. Des membres du réseau « Rennes 2, une autre parole » n’hésitent pas à parler d’« une logique mortifère ».
    Du coup, beaucoup se demandent ce que sera cette année, marquée par le passage à l’autonomie financière et par la réforme de la formation des maîtres, toujours contestées par des étudiants et des enseignants. L’agression dont a été victime le président de Rennes 2 arrosé par un seau de lisier le 1er septembre serait-elle le signe avant-coureur de désordres encore plus graves ? Ou la prise de conscience des dangers aura-t-elle été si vive qu’elle ferait désormais hésiter les plus radicaux? En l’absence de réponse, tout le monde fait comme si et n’en pense pas moins. Certains vont jusqu’à dire que Rennes 2 serait impossible à réformer et, impuissants, souhaitent une intervention extérieure (le ministère? la Région? Rennes Métropole? Un comité des Sages?) pour mettre les uns et les autres devant leurs responsabilités…
    Rennes 2 est bien la partie fragile du dispositif universitaire rennais. C’est pourquoi elle est, dans ce numéro, examinée longuement. Yves Morvan raconte la « mise en quarantaine » des littéraires il y a 40 ans, lors de la création des deux universités à partir des quatre facultés rennaises. Louis Gruel dresse le profil particulier des étudiants de Rennes 2. Christophe Béchet, montre comment les relations entre l’université et son quartier sont passées de la complicité à l’indifférence, voire à de l’hostilité envers les étudiants. Yves Bonny, appelle les universités à ne pas imiter les grandes écoles. Jean-Manuel de Queiroz, au contraire, soutient que « les universitaires doivent être audacieux et à l’offensive pour créer des passerelles, des programmes communs, des cursus mixtes avec les Écoles supérieures de leur territoire ».
    Évidemment, c’est plutôt cette direction que montrent les présidents des deux universités, les responsables de la Région comme de Rennes Métropole, et le président de l’Université européenne de Bretagne, organisme de coopération entre les universités et les grandes écoles de la région. C’est que trois chantiers au moins se présentent aux universités :
    – l’invention de nouvelles formations pluridisciplinaires alliant des disciplines et des Unités de formation et de recherche hier encore sûres d’elles-mêmes, de leur capacité d’attraction et de leur pouvoir d’expliquer le monde. Plusieurs essais très prometteurs sont en cours, qui rassemblent des disciplines littéraires, juridiques, économiques, scientifiques. Décloisonner, se parler, mettre en commun, voilà le mot d’ordre.
     – L’ouverture sur le monde, l’internationalisation. Ayant raté l’express du Plan campus pour de bonnes ou de mauvaises raisons (« traumatisme », constatait le maire de Nantes dans le premier numéro de Place Publique), les universités de Rennes – et de Bretagne – ne doivent pas laisser passer le TGV de toutes les associations, y compris avec les grandes écoles, nécessaires à une visibilité internationale. Rennes se rengorge de nouer de multiples coopérations avec des universités américaines, chinoises ou québécoises, d’accueillir par milliers des étudiants étrangers. Mais écoute-t-elle d’une oreille suffisamment attentive ce que l’on dit d’elle dans les laboratoires allemands ou japonais et ce – reproches ou félicitations – que pourraient suggérer les étudiants étrangers venus ici. « L’internationalisation ne se décrète pas », dit en connaisseur l’académicien Jacques Lucas, nouveau président de l’Espace des Sciences. – Le troisième chantier est celui, insistant, de la réunion des deux universités rennaises. Depuis la partition de 1969, et surtout ces dernières années, l’idée a fini par faire son chemin. « C’est une belle idée », dit le président de Rennes 2. Du côté des scientifiques, on est sans doute plus prudents. Mais Rennes Métropole comme la Région verraient la réunification d’un très bon oeil. « Pour la réussir, il faut la préparer dès maintenant », affirme, très volontariste Isabelle Pellerin, vice-présidente de Rennes Métropole, approuvée par André Lespagnol, vice-président du conseil régional. « L’objectif de rapprochement est à fixer à moyen terme ». C’est-à-dire avant la fin de la prochaine décennie. C’est peut-être là « l’intervention extérieure » que réclament certains. Les responsables politiques, en effet, ne peuvent pas se désintéresser de leurs universités. Certes, elles dépendent du ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche. Mais leur nouvelle autonomie ne peut qu’inciter les territoires à rentrer dans le jeu. Après tout, les universités – les établissements d’enseignement supérieur en général – sont des lieux de formation et de recherche dont le bon fonctionnement a forcément une influence sur l’économie, l’emploi, la santé des collectivités locales et des entreprises, et même sur la vie culturelle, l’ambiance et la jeunesse de nos villes.
    L’ancien ministre Louis Le Pensec le rappelle: au début des années soixante, il fut à l’origine de manifestations qui attiraient les foules. « S’il était dans l’air du temps que les étudiants étudient, il ne leur était pas interdit de se distraire », dit le fondateur de la Faculté de folklore et des sciences hilares, organisateur de la course Cesson-Rennes et retour. L’université, il est vrai, n’avait pas encore connu la massification qui allait quintupler ses effectifs en trente ans. Comme le dit David Allis, premier vice-président de Rennes 1: « Si elle avait suivi la massification de l’enseignement, Polytechnique devrait délivrer 33000 diplômes par an et non pas 400! »