Une association d’avant la loi de 1901 sur les associations, voilà qui n’est déjà pas si banal et porte à un lexique choisi : c’est une Société ! Ou un Club ! On peut mettre des majuscules à cet acronyme présent depuis cent vingt-cinq années à Rennes : la SPR ! La Société de Photographie de Rennes. Sans doute la troisième à se créer en France, en 1890, après Paris et Lyon. Après que ces chambres sur trois pieds et tout cet étrange mobilier de la camera obscura se sont promenés depuis les frères Lumière jusqu’à couvrir le monde au bout de chaque bras tendu ! Depuis le daguerréotype, depuis l’autochrome, les stéréochromes, via le mythique Leica ou le 6 x 6 non moins fameux jusqu’aux numériques dernier cri avec leurs millions de pixels à faire fléchir les fichiers.
      Nous y sommes. Cent vingt-cinq ans de Société pour des photographes regardant le monde, celui de Rennes, ou voyageant plus loin, le Boël le dimanche, Saint-Malo, (l’octroi d’où on aperçoit la cime du casino qui fait foi !), ou encore au-delà, Lourdes ou Douarnenez, Nantes, Saint-Nazaire, Ploërdut ou Sainte-Anne la Palud. Et Paris bien entendu, dont l’Exposition universelle. La SPR a disséminé ses regards, démultiplié l’art amateur de ses regardeurs. À quoi ça sert la SPR ? « À passer d’amateurs, dit Patrick Deliquaire, le président actuel, à photographes éclairés ». Voyez le différentiel. Prenez la mesure du passage par ce club qui n’a jamais sombré durant ce 125 ans à regarder la ville siècle, sauf une pause bien entendu durant les années sombres. Voilà donc cent vingt-cinq ans d’apprentissage collectif, de regardeurs qui se regardent regarder en s’amusant le plus souvent – par des « pique-niques géants » ! – et se confrontent à la critique de leur regard, aux connaissances de la chimie et puis à celle de l’optique et désormais, nouveau millénaire aidant, aux imprimantes qui tiennent dans un bureau et ne nécessitent ni cuve ni fil à linge, mais encre encore !  

     Chaque premier mardi, le numérique est à la question. Le second mardi, la question du papier est au centre. Comment choisir une photo ? Comment la retraiter ? Les deux derniers mardis du mois sont consacrés au cadrage, aux logiciels de recomposition, à la mécanique, à la profondeur de champ. La SPR est une sorte d’école où les écoliers se transmettent les trucs et les combines et l’histoire aussi de la photographie et des photographes. Depuis cinq décennies, deux personnalités de renom viennent chaque année travailler avec les membres de la SPR, aujourd’hui quatre-vingt-huit (dont un Portugais, un Américain et une Brésilienne !). Encore actuellement, ils appartiennent aux catégories socioprofessionnelles (les fameuses CSP !) plutôt supérieures, comme à la naissance de la Société. À l’époque, il fallait quelques loisirs, pas mal d’argent, un goût du beau ou du paysage, une curiosité déjà installée pour se lancer dans l’aventure. D’où nombre de médecins, d’architectes, d’enseignants, mais aussi des pharmaciens car la chimie dominait et les poids et balances étaient leur fort, des juristes assez nombreux. À cette liste, ajoutons les militaires. L’optique dans l’artillerie était une science déjà acquise, facile donc à transférer sur d’autres loisirs. On se souvient à la SPR que les Allemands envoyaient en civil, sous prétexte de tourisme, des agents du renseignement qui faisaient usage de la photo à des fins dont on connaît la fin. Sans doute en tout cas, la Société est-elle forte de cette sociologie parmi sa petite centaine de membres. Les étudiantes du Magemi (Master gestion et mise en valeur des oeuvres d’art) de Rennes 2, on y reviendra, notent que les annuaires de la SPR témoignent dans les années 60-70 d’une nette évolution sociologique : les enfants d’ouvriers ou de paysans s’achètent désormais l’appareil et s’initient au regard. Actuellement, toutes les générations y sont représentées, des actifs, parfois des retraités dont celui qu’on rencontre pour cet anniversaire, René Le Pollès, membre depuis dix ans, qui a scanné 80 % des plaques rangées, enfin, archivées, ou plutôt, disons, remisées derrière le rideau depuis des lustres au siège de la SPR.  

     C’est square Charles Dullin que se frottent selon le président, tous ces « ego surdimensionnés » des photographes, ligotant leur propre image à l’image qu’ils produisent et, donc, accueillant plus ou moins le conseil et surtout moins que mieux la critique. À l’instar de toutes les Sociétés Photographiques de France et du monde, des concours annuels sont organisés sur une thématique chaque fois renouvelée : cette année, c’est la lumière en accord avec le thème de l’Unesco. L’arbitre est cherché à l’extérieur et c’est la SPR qui présente son ou ses candidats à des concours régionaux puis nationaux (6 à 10 % des photos SPR sont primées chaque année), via l’Orangerie du Thabor où le rendez-vous est annuel. 125 ans, ça se fête et derrière le rideau, le trésor ! Le Master Magemi de l’université Rennes 2 s’est allié à la SPR pour former ses seize futures commissaires d’exposition.

     Il s’est agi de soulever le rideau pour y redécouvrir, endormies, les trois cents plaques, les scanner, les analyser, les thématiser afin de les révéler au plus large public. Côté master, d’organiser entre autres apports, un cours avec Gwenola Furic, rare restauratrice de plaques habitant Redon, afin que les travaux puissent être exposés à la Chambre claire sur le campus de Villejean. Cinq thématiques sont développées : les excursions. L’instantanéité de la rencontre, le saisi du réel par les amateurs de la SPR. La vie quotidienne, les loisirs, et enfin, cinquième thématique, l’esthétique. Les étudiantes pointent ce que les membres de la SPR rencontrés mettent en sourdine, que cette Société s’amuse, a de l’humour (voir « la série du chat mangeur de sardines »), pique-nique et, lors de ses sorties comme lorsqu’elle met son œil dans le collimateur, ne « se prend pas au sérieux ».  

     Ces plaques et ces clichés qui ressortent donnent à voir des images souvent inédites pour les Rennais. Elles révèlent tout du fonctionnement de « l’esprit SPR », d’un regard sur la sociologie, sur l’environnement, l’histoire et pour nous, Bretons de Bretagne, un tropisme de coiffes, de pêcheurs accoudés au port sous des bérets larges ou des chalutiers d’abord sans hélice, puis celle-ci apparaît au cul du bateau, des fenaisons avec le cheval qui tourne, puis les foins passent à la faneuse mécanique. Un siècle fulgurant, image par image, cela ouvre sur la grande Histoire, le débat après lequel la République ne sera plus jamais la même, l’affaire Dreyfus dans sa séquence rennaise, ou les petites histoires, les dimanches au Boël ou sur les remblais de La Baule. Les photographes de la SPR ont gardé depuis l’origine ce principe de travailler ensemble régulièrement ou de filer en groupe, sur le motif. Les fameuses « sorties ». Les conjointes y furent invitées, les sourires complices se voient sous les soleils des bords de Vilaine et les ombrelles n’ombrent pas tout des connivences. Grande histoire, petites histoires ou au milieu, les pardons bretons ou la cérémonie de funérailles du Cardinal Charost, avec son défilé incroyable où tous les ordres sont à repérer, nets jusqu’au fond de la publicité du carrossier à l’angle de la place du Parlement où la foule s’est amassée. Les plaques nous révèlent une histoire urbaine et surtout, humaine car les paysages sont des visages et vice versa : voir les Lices, où la campagne aborde la ville ou le tramway place de la Mairie et les autocars à suivre. Les plaques sont d’une qualité que le numérique aujourd’hui permet de signifier d’un angle à l’autre avec des trouvailles graphiques déjà. La photo est moderne depuis 125 ans à Rennes !

     Sans doute avec ce trésor des trois cents plaques, n’a-t-on pas les originaux, restés dans les familles ou disséminés dans des archives, mais voit-on ici le contretype de présentation : une plaque de projection à travers laquelle la lanterne passait comme on a éclairé il y a de cela une décennie les diapositives. La SPR a retrouvé sur les papiers des Frères Lumière, les conseils d’emploi d’époque, écrits en une seule langue !

     Les plus anciennes séries narrent le Procès Dreyfus de l’avenue Janvier. Émouvantes rangées de gardes mobiles sur fond de Palais Saint-Georges ou terribles alignements de barbes et de salut à chapeaux levés sous les arcades de la cour du Lycée. Les collections les plus nombreuses datent des années trente, celles qu’ont permises les sorties, cette société des loisirs à naître dont les photographes de la SPR furent les pionniers.  

     Démarrée en avril, la célébration de l’anniversaire de la SPR se poursuit jusqu’à fin septembre. Jusqu’au 30 septembre, l’exposition « Inventer un regard », réalisée par les étudiantes du Magemi se tient à la bibliothèque universitaire de Rennes 2, dans la galerie La Chambre claire. Elle présente plus de 120 tirages couvrant la période 1890-1976, ainsi que des documents d’archives, des objets et appareils photo d’époque. Les clichés présentés dans ce portfolio sont issus de cette sélection. À noter que dans le centre-ville de Rennes, l’Office de tourisme expose une trentaine de clichés représentant la ville de Rennes jusqu’au 13 septembre dans la Chapelle Saint-Yves.  

     La Galerie universitaire La Chambre claire de Rennes 2 recevra une troisième partie du triptyque, une exposition sur l’histoire de la SPR et ses 125 ans de pré- sence rennaise, avec, outre un enrichissement iconographique, des documents sur son identité associative, des annuaires, des bulletins et quelques objets. Lorsque nous avions rencontré les étudiantes du Magemi, elles venaient juste d’apprendre l’arrêt de l’Université Foraine de la Fac Pasteur, qui devait héberger la grande exposition d’avril. Une scénographie avait été pensée avec le lieu, ses couloirs, sa déambulation et, début janvier, lorsque nous les rencontrons, les seize étudiantes se remettent à peine du coup de massue. Cela pourrait arriver à des curateurs professionnels, l’exercice se fait grandeur nature et le temps presse. Elles sont seize avec leurs professeurs et la SPR qui doivent se retourner, trouver l’espace adéquat et remettre leur synopsis dans le sens des aiguilles d’une nouvelle montre. Malgré cet aléa, elles continuent de chercher l’origine des photos, les noms et qualités du photographe amateur, ceux des personnages photographiés ou des sites, le meilleur cartel de présentation et la publication qui fera date. De ces 125 ans foisonnants, les étudiantes du Magemi retiennent surtout la période 1890-1970, qui révèle – dans tous les sens du terme – la ville en train de changer, les quartiers bousculés, les costumes et les métiers qui basculent, les façades qui disparaissent et les nouvelles lignes de l’Éperon ou des Horizons, bref une ville et une région qui muent et mutent.

     Les photographes de la SPR ont accumulé un corpus amateur, privé, qui se dévoile à nous souvent pour la première fois dans cette exhaustivité et cet étayage scientifique. Ces expositions permettent à tous les Rennais et ceux que la temporalité passionne de compléter un récit où le plaisir du regard compte en premier, sachant que ces regardeurs de la SPR, avec les outils et la science d’aujourd’hui, continuent de nous regarder