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Histoire & Patrimoine
#36
Des uhlans sur le Mail
à l’été 1815
RÉSUMÉ > C’est un bicentenaire méconnu. Durant l’été 1815, des troupes prussien-nes ont pris leurs quartiers en Ille-et-Vilaine. Cette occupation était la conséquence de la défaite de Waterloo et de la seconde abdication de Napoléon. Quelque 20 000 soldats prussiens, dont les fameux régiments de uhlans, vont ainsi s’installer dans le département durant plusieurs semaines, ce qui ne fut pas sans poser de sérieux problèmes logistiques aux autorités locales chargées de les accueillir.

     Dans ses Souvenirs longtemps restés inédits, Adolphe Orain1 , à qui l’on doit de nombreux ouvrages sur l’histoire et le folklore du département, évoque sa « chère et regrettée bonne tante », Madame Hy, dont il dit posséder « un portrait au daguerréotype fait par son fils Joseph », une « bonne tante » qui, surtout, aimait à « raconter les épisodes de la Révolution dont elle avait été témoin, et le séjour des Prussiens dans notre pays, en 1815 ». « Le séjour des Prussiens dans notre pays »… Le fait a été aujourd’hui largement oublié, occulté dans la mémoire collective à la fois par la défaite de 1870, par la Grande Guerre et la saignée qu’elle provoqua, notamment en Bretagne, plus encore sans doute par l’occupation de la France entre 1940 et 1944, voire 1945 pour certaines des « poches de l’Atlantique ». Pourtant, l’Ille-et-Vilaine connut une première occupation durant quelques semaines, en septembre 1815, sans doute alors d’autant plus durement ressentie que l’on n’avait guère vu de troupes étrangères ici depuis les guerres de la Ligue, entre 1589 et 1598.  

     Cette présence prussienne découle, bien évidemment, de l’issue de la bataille de Waterloo, le 18 juin 1815, et de la seconde abdication de Napoléon. Échaudés par les Cent-Jours, les Alliés – Russie, Prusse, Autriche et Grande-Bretagne en tête – entendent se prémunir contre la menace potentielle que constitue toujours une France, où le trône sur lequel les Bourbons se sont réinstallés au printemps 1814, apparaît ne reposer que sur de bien fragiles fondations. Aussi plus d’un million de soldats alliés pénètrent-ils en territoire français à l’été 1815, avec Louis XVIII dans leurs fourgons.

     C’est dans ces conditions que celui-ci se voit imposer l’occupation de près de deux tiers du territoire français : Britanniques dans les départements situés entre la BasseSeine et la frontière du Nord, le long des côtes de la Manche ; Russes entre Paris et Metz, Espagnols dans le piémont pyrénéen, Autrichiens dans une large zone courant du delta du Rhône à l’Alsace. Aux Prussiens, revient entre autres le grand Ouest, entre Loire et Seine, un espace qui a pour particularité de s’être longtemps opposé par les armes aux régimes qui se sont succédé en France depuis 1792, y compris en cette année 1815, dans le cadre d’une énième chouannerie.

     La force de cette opposition à l’Empire n’est pas méconnue des Alliés lorsque, début septembre 1815, les premiers uhlans chargés de la reconnaissance des itinéraires suivis par les troupes du général Friedrich von Wrangel, pénètrent en Ille-et-Vilaine, précédés de quelques heures par des courriers que les préfets des départements normands, aux premières loges, ont pris soin de faire parvenir à leurs homologues bretons. Par Fougères principalement, Vitré secondairement, suivant très largement les routes qu’empruntaient déjà les troupes de Louis XIV ou de Louis XV venant défendre les côtes de la province face aux descentes anglaises, quelque 33 000 hommes gagnent, à compter des 5 et 6 septembre, les zones de cantonnement qui leur ont été assignées en Bretagne.  

     C’est en Ille-et-Vilaine que se concentre l’essentiel des troupes chargées de l’occupation de la Bretagne, des troupes dépendant du 6e corps d’armée prussien. S’il semble en fait qu’il n’ait jamais été envisagé d’occuper l’ensemble de la ci-devant province, les négociations avec les responsables de la chouannerie permettent au Morbihan et à une large part des Côtes-du-Nord, à l’exception de l’arrondissement de Dinan, d’échapper à cette présence militaire étrangère. C’est donc à l’est de la région, et tout particulièrement en Ille-et-Vilaine, que vont donc cantonner les hommes du général Wrangel, autour de Fougères pour la cavalerie, dans le sud de l’arrondissement de Saint-Malo pour la 24e brigade du général Tauentzien, de Rennes à Montfort pour la 22e du général Cobenthal, entre Redon et Bain pour la 23e dont les hommes sont aussi présents en Loire-Inférieure.

     Combien ces Prussiens sont-ils ? Plus de 5 000 militaires dans une douzaine de communes situées autour de Dol, de Hirel à La Boussac, de Sains à Roz-Landrieux, de l’ordre de 8 700 dans l’arrondissement de Rennes – dont 3 000 à 4 000 sans doute pour cette seule ville –, de 18 000 à 20 000 combattants probablement pour l’ensemble du département donc, bien plus que cette zone n’en a jamais accueilli d’un seul coup. En fait, il faudra attendre la mobilisation générale, en août 1914, pour que de tels chiffres soient atteints et dépassés, à cette différence près que ce sont alors des soldats français… Pour les autorités locales, on l’imagine, le problème essentiel est de nature logistique.  

Nourrir des milliers d’hommes et de chevaux

     La principale particularité de cette occupation, outre qu’elle est le fait d’alliés du régime en place en France, tient à ce qu’elle a été annoncée plusieurs semaines à l’avance. En effet, c’est dès le 8 août – un mois pratiquement avant l’arrivée des premières troupes prussiennes – que le conseil municipal de Rennes se réunit afin de prendre les premières décisions qui s’imposent. Une commission « qui sera chargée de concourir », avec le maire, « aux mesures que le passage des troupes prussiennes et leur séjour à Rennes peuvent rendre nécessaires » est ainsi mise sur pied. On y trouve, aux côtés de Dupont des Loges, président à la Cour, un négociant, un notaire en vue, ou encore Vuillaume, le payeur de la 13e division, basée à Rennes. Ce délai d’un mois n’est pas de trop pour que la ville et, au-delà, le département prennent leurs dispositions.

     Ainsi, le 14 août, il est décidé qu’un « emprunt forcé » sera levé « sur les citoyens de Rennes » dont les loyers sont supérieurs à 39 francs, une avance que la ville entend bien se faire rembourser le moment venu. Il faut en effet sans tarder remettre en état des casernes, l’objectif étant d’éviter le « logement en nature », autrement dit chez les particuliers, afin de s’épargner « les inconvé- nients qui pourraient [en] résulter pour l’habitant et pour le soldat même ». Des marchés sont passés avec des entrepreneurs, négociants en grain ou en vin, habituels fournisseurs aux armées ou non, afin de faire face aux demandes des troupes prussiennes. Ainsi que l’écrit, le 9 septembre, le sous-préfet de Rennes dans une lettre au préfet pour lui annoncer qu’une brigade doit passer « à Rennes et aux environs et qu’il y a apparence qu’elle y restera », « cette idée me fait frémir, et si vous connaissiez la ressource de ce malheureux pays, vous frémiriez comme moi. Il est ruiné de fond en comble », expliquet-il à son supérieur.

     En effet, rapidement, les demandes affluent dans les bureaux de la préfecture ou de l’hôtel de ville, notamment parce que transitent par Rennes nombre de troupes qui rejoignent leurs cantonnements plus à l’ouest ou au sud. Chaque jour, ce sont ainsi des milliers de rations de pain et de viande, de riz, de « légumes fers » (sic), de beurre qu’il va falloir fournir ; s’y ajoutent des dizaines de milliers de litres de bière ou d’eau-de-vie, du tabac – 1 150 kg fournis par le seul arrondissement de Saint-Malo ! –, mais aussi du fourrage et de l’avoine pour les chevaux, pour un montant dépassant 1 300 000 francs en Ille-et-Vilaine, 1 200 000 dans les Côtes-du-Nord, tandis que le Finistère et le Morbihan viennent en aide à leurs voisins en y faisant parvenir des denrées en tous genres.

     Il faudra en fait attendre 1818 et même les premiers mois de l’année 1819 pour que les comptes de ces quelques semaines d’occupation soient soldés localement. Quelques semaines d’occupation, car, dès le 26 septembre, les troupes prussiennes avaient commencé leur retrait vers la Normandie. Le 2 octobre, l’on ne comptait plus un seul soldat allié en Ille-et-Vilaine, non plus qu’en Bretagne, à l’exception de quelques malades, restés dans les hôpitaux le temps de recouvrer des forces  

L’occupation : une « heureuse harmonie » ?

     Dans une lettre adressée à la municipalité de Rennes le 25 septembre 1815, le Major von Unruh, commandant l’un des bataillons du 2e régiment d’infanterie de ligne prussien, commandant de la place de Rennes pendant cette courte occupation se félicite de l’accueil qui lui a été réservé dans la ville. « Recevez donc, Messieurs, mes sincères remerciements, et veuillez avoir la bonté d’être l’organe par lequel je fais mes adieux à la bonne ville de Rennes », écrit-il notamment, avant de poursuivre : « c’est elle qui, par les bonnes opinions et par l’attachement au Roi et à la Patrie, m’a rendue agréable ma charge, comme commandant, pendant que les troupes prussiennes l’occupaient ». Et de conclure que « le plus grand éloignement ne pourrait en diminuer le souvenir ». Le même jour, le maire de Rennes, Morel-Desvallons, prenait sa plume pour remercier le général Lobenthal de « l’excellente discipline [qu’il a] su maintenir parmi les troupes sous [ses] ordres », évoquant même une « heureuse harmonie ». La réalité est sans doute un peu diffé- rente. Certes, tout a été fait pour limiter les risques d’incidents. Dès le 10 septembre par exemple, le sous-préfet de Saint-Malo avait « fait savoir à MM. les militaires de la Légion départementale […] qu’aucun garde national ni militaire ne doit sortir en armes hors le territoire réservé dit du Clos-Poulet », autrement dit passer au sud d’une ligne allant de Châteauneuf à Château-Richeux, près de Cancale. Dans une proclamation placardée la veille, à Rennes notamment, le comte Tauentzein écrivait : « ce n’est pas comme ennemi que nous entrons chez vous ». « Vos familles, vos biens seront respectés », prenait-il soin de préciser, évoquant cependant la possibilité de « quelques rixes entre vous et le soldat, occasionnées peut-être par la différence de la langue et par les différentes habitudes de chaque nation ». « Bretons, je compte sur vous », concluait-il.

     Pourtant, dès le 9 septembre, le sous-préfet de Rennes décrivait « des paysans exaspérés de l’exigence et des mauvais traitements des troupes, malgré qu’ils leur donnent non seulement tout ce qui est prescrit par les règlements mais encore tout ce qu’ils ont en leur possession ». Les exemples ne manquent guère d’ailleurs des plaintes en raison de denrées saisies sans bons de réquisition, de violence aussi faites aux personnes, notamment à l’encontre des maires des petites communes qui se trouvent en première ligne face aux exigences des Prussiens.