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Dossier
#37
Temps des enfants : entre "lieux-moments" très programmés et rares creux de liberté
RÉSUMÉ > À partir d’une enquête de terrain analysant les déplacements et les activités des enfants – et de leurs accompagnateurs – dans la ville, une équipe de chercheurs universitaires a pu tirer des enseignements significatifs sur le rapport des enfants au temps. Cette étude, dont il est ici rendu compte par deux de ses auteurs, fait apparaître que les moins de douze ans partagent leur temps entre de nombreux « lieuxmoments » très programmés, et quelques creux de liberté, beaucoup plus rares.

     Comment s’écoule le temps des enfants dans la ville ? Prenons l’exemple de Marceau , qui habite au nord de Rennes. Âgé de 11 ans, il est entré en 6e à la rentrée 2014. Comme chaque jour, ce mardi matin de janvier, il quitte son domicile à 7 h 50 en compagnie de son père qui le mène en voiture au collège en 10 minutes. Il passe alors plus de 8 heures dans son établissement, un lieu de vie partagé avec les professeurs et les amis. À 16h40, il fait le trajet retour avec son père au domicile où il arrive à 16h50. Il y reste jusqu’à 17h30, heure à laquelle il rejoint à pied son lieu d’activité sportive du mardi soir, situé à 2 minutes de la maison. Une fois son activité terminée à 19h02, il rentre à la maison à 19h04. Le lendemain, il quitte le domicile à la même heure que la veille (7h50), et se rend au collège dans les mêmes conditions que la veille. Arrivé en cours à 8h04, il passe la matinée au collège. À 12h01, un car scolaire l’emmène avec l’ensemble de la classe à la piscine où il reste de 12h15 à 13h15. Son père le raccompagne en voiture à la maison où il déjeune et passe le début d’après-midi jusqu’à 15h45, heure à laquelle il se rend en voiture en 10 minutes à son activité sportive du mercredi. Une fois celle-ci terminée à 17h30, il rentre en voiture à la maison, se pose au domicile pour terminer quelques devoirs et repart à 18h14 en trottinette à sa dernière activité. Il profite de son trajet, fait seul, pour retrouver au passage un ami voisin à 18h17. Ensemble ils font une courte pause puis terminent le trajet jusqu’au lieu de leur activité sportive à 18h30. La séance se termine à 20h15 et les deux enfants sont raccompagnés à leur domicile respectif en voiture par le père de Marceau. À 20h30, la journée du mercredi bien remplie s’achève alors.  

    Cet emploi du temps très détaillé est loin d’être fictif. En janvier 2014, Marceau et son père ont en effet participé à un protocole expérimental mené par des chercheurs (géographe, psychologue et informaticiens2 ), consistant à enregistrer à l’aide de GPS leurs positions géographiques toutes les 2 secondes pendant 48 heures. Il est alors possible de réaliser une cartographie de leurs déplacements et lieux d’activités fréquentés, grâce à la spécification des horaires et au complément d’information des traces (à partir d’entretiens) permettant de reconstituer leur emploi du temps respectif. Les données sont traitées afin de respecter l’anonymat des volontaires.

     Que nous révèle la journée de Marceau, ce jeune collégien en pleine transition dans son rapport au temps, à l’espace et aux autres ? Que dire de son emploi du temps fourni en activités variées et dispersées autour de son domicile et de son collège ? Que penser de la part réduite des déplacements qu’il réalise seul - à pied ou en trottinette – au profit des trajets dans la voiture de son père ?

     Le quotidien de Marceau est tout à fait représentatif de celui des enfants de sa génération quant à la manière d’organiser son temps et de se déplacer dans la ville. Le constat des chercheurs est unanime : à l’époque actuelle, les enfants sont très peu autonomes dans leurs déplacements et leur emploi du temps est souvent très programmé et encadré par les adultes. La mobilité recouvre un double enjeu, à la fois environnemental et social. D’une part, en tant que variable d’ajustement centrale dans l’organisation familiale, elle participerait au changement des habitudes de déplacements aujourd’hui remises en cause par le défi environnemental posé aux sociétés urbaines. D’autre part, face aux questions de l’autonomie de déplacement des enfants, en régression depuis ces trois dernières décennies, elle marque directement la place qui leur est accordée dans la ville.  

     Ainsi, bien loin d’être un champ d’étude parcellaire (tant sur le plan scientifique que politique), la mobilité des enfants constitue aujourd’hui un domaine d’étude partagé entre plusieurs disciplines qui produisent des connaissances sur les rapports à l’espace et au temps des enfants. Parmi, celles-ci, on notera les formes d’organisations temporelles des familles, notamment dans les modalités de gestion des accompagnements des enfants, qui constituent une part non négligeable du quotidien des parents. Le plus souvent celui des mères de famille, comme le montrent certaines études urbaines internationales, en s’attachant aux « mothering culture » ou encore au rôle du statut et du niveau de l’emploi sur la répartition de l’accompagnement des enfants entre père et mère dans les couples bi-actifs. On relève aussi l’analyse du caractère programmé et encadré des emplois du temps et des déplacements des enfants. Cette dimension conditionne une part significative des routines quotidiennes nécessaires aux besoins d’apprentissage de l’enfant. La familiarité sociale et spatiale contribue en effet à renforcer les sentiments de confiance de soi et de sécurité vis-à-vis de l’environnement. Comme le rappelle le philosophe Bruce Bégout, « le processus de « quotidianisation » a pour seule et unique finalité de produire un monde sûr et hospitalier (…). Il y parvient en modelant l’espace, le temps et la causalité selon les critères de la sécurité et de la familiarité ». Et les parents jouent de cette « mise en quotidien » des activités et des déplacements de leurs enfants pour garantir un monde familier et sûr à partir des choix de lieux et d’activités des enfants. Une routinisation qui laisserait finalement peu de place à l’informalité, aux temps libres, c’est-à-dire à des temps non programmés.  

     Pour autant, en contrepoint des routines, il semble aussi fondamental de considérer les situations informelles et non programmées. En effet, l’apprentissage de l’autonomie des enfants en ville passe aussi par des moments où ils doivent faire face à la nouveauté, à l’inconnu et à l’imprévu. Sans relever systématiquement de la prise de risques, ces formes s’apparentent à des pratiques ou des explorations spatiales qui permettent de consolider des connaissances et compétences. Mais il est difficile d’appréhender ces moments de « creux de liberté » dans le quotidien de l’enfant par le biais des enquêtes classiques d’emploi du temps ou de déplacements des ménages.

     Aussi l’usage des technologies numériques de géolocalisation (GPS) concourt aujourd’hui à produire des données individuelles détaillées dans l’espace et dans le temps, pour mieux cerner et décrire l’ensemble des lieux et pratiques spatio-temporelles qui définissent le quotidien des familles. Et notamment cette part des creux de liberté des enfants qui participent aux conditions d’apprentissage de la mobilité. C’est ce que révèle notre enquête réalisée en 2014 à Rennes et dans une commune limitrophe.

    À l’image de Marceau à l’emploi du temps très chargé, nos observations confirment les résultats des précédentes enquêtes réalisées sur des cohortes plus importantes, à savoir : non seulement une tendance à l’implication des enfants dans des activités majoritairement programmées et routinières mais aussi une forte tendance à être accompagné dans leurs différents déplacements, qu’il s’agisse de trajets scolaires (parfois de courte distance) ou de trajets pour les activités quotidiennes.

     L’emploi du temps du jeune Marceau et le temps très fonctionnel passé au domicile (à savoir un temps réduit en partie à sa simple expression physiologique comme manger, dormir, etc.), illustrent par ailleurs un résultat intéressant qu’il conviendrait d’assurer sur un échantillon d’enquêtés plus conséquent. Il s’agit de la sur-occupation des enfants, réduisant en conséquence le temps partagé au domicile. Notamment chez les garçons, qui sur 48 heures, y passeraient en effet, 27,9 heures contre 31,7 heures pour les filles. Un temps qui par ailleurs reste inférieur à celui des pères (29,2 heures) tandis qu’il est équivalent entre les mères et les jeunes filles.

     Le rythme de vie au masculin tendrait à diminuer le temps passé au domicile et plus étonnamment chez les jeunes garçons, inscrits en dehors des temps scolaires dans une plus grande diversité d’activités. Ce qui justifierait certaines compensations opérées à travers les accompagnements des enfants pour leurs activités, valant de les entendre davantage comme un temps partagé familial qui expliquerait autrement l’absence d’autonomie des enfants. Imbriqués dans la chaîne de déplacements des parents (cf. infographies 2 & 3), et plus fréquemment celle des mères de famille, dont le temps passé à se déplacer sur 48 heures s’élève à 3 heures contre 2 heures et demie pour les hommes (celui des enfants sur cette même période représente la moitié), les accompagnements des enfants pour les activités extrascolaires sont alors régulièrement synchronisés aux trajets des parents vers des lieux d’achat ou les visites de personnes proches. Les activités des enfants oscillent alors principalement entre le domaine de la sphère familiale et celle de l’éducation et du loisir encadré et programmé, caractéristique des formes « d’archipellisation » des pratiques de la ville par l’enfant. En découle une fréquentation de lieux plutôt dédiés au monde de l’enfance et de ses activités. Ce sont donc des « lieux-moments » que l’on pourrait qualifier de « traditionnels » quant à leur rapport à l’enfance qui structurent de façon régulière et routinière le quotidien des enfants observés.    

     Pour autant, dans l’emploi du temps des familles et des enfants, quelle est la place des creux de liberté offrant leur part d’imprévu ou de sérendipité qui façonne l’ambiance urbaine ?

     L’analyse fine des séquences mobiles (déplacements) de notre enquête permet de repérer des « lieux-moments » dans la mobilité des enfants qui semblent déroger aux critères programmés et dédiés des autres activités. Si sans surprise, la plupart des déplacements des enfants observés sont souvent accompagnés et balisés sur des itinéraires directs entre l’origine et la destination, des creux de liberté s’y imbriquent quand l’enfant fait ses trajets seul. C’est le cas de Marceau, qui profite de son trajet à trottinette en direction de son activité du mercredi, pour donner rendez-vous sur le chemin à un ami avec qui il profite d’un temps buissonnier. Ce « lieu-moment » repéré au cours des déplacements est par ailleurs confirmé dans le quotidien d’autres enfants enquêtés. Les cas relevés sont exclusivement le fait d’enfants circulant soit à pied, soit à vélo, seuls ou accompagnés de pairs. Finalement, ces temps dérobés ont un pouvoir d’attraction aussi fort que certains espaces pour ces opportunistes marcheurs, dans leur apprentissage de la ville et dans le processus de socialisation.

     Finalement, l’intérêt porté à la qualité des espaces pour le bien-être des enfants ne peut s’affranchir de la question du temps et les dernières controverses afférentes aux aménagements des rythmes scolaires des enfants en apportent une preuve intéressante. Cependant, les temps de l’enfance ne sont pas seulement rattachés aux institutions dont ils dépendent. Ils sont polymorphes, complexes car interdépendants des contextes dans lesquels les enfants évoluent. Et bien souvent, dans tout cela la part d’informalité temporelle reste l’impensé du quotidien des enfants. C’est cette part d’informalité modestement transcrite ici, que nous chercherons à déceler en creux dans nos recherches, en élargissant l’échantillonnage des enquêtés et en formalisant les dynamiques spatiotemporelles des familles (parents et enfants) à partir d’un outillage conceptuel relevant de nos approches respectives en géographie et en psychologie, soit respectivement la time-geography et l’approche écologique du développement de l’enfant. Ces approches requièrent des observations fines que les technologies actuelles (GPS) nous autorisent à condition de mesurer également les limites éthiques qu’elles produisent.