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Dossier
#37
La course au temps,
le temps des courses
RÉSUMÉ > Que vivent les caissières des grandes surfaces, quel est leur rapport au temps ? Ce métier d’« hôtesses de caisse », selon la terminologie officielle, Anna Sam l’a exercé pendant huit ans dans une grande enseigne rennaise. Elle en a tiré un livre traduit dans 21 langues. Pour ce dossier de Place Publique, elle revient sur cette expérience en expliquant de l’intérieur le rythme très particulier de ce métier, où le chronomètre occupe une place essentielle. Après l’avoir lue, vous ne ferez plus vos courses de la même manière.

     Huit ans. J’ai travaillé presque huit ans derrière une caisse de supermarché. Une éternité pourrait-on croire quand on a à peine trente ans, une goutte d’eau dans une vie quand on atteint un âge vénérable.

Huit années qui ont rythmé mon quotidien professionnel, ma vie personnelle, dicté mes heures d’éveils et de sommeil. Mes grasses matinées ou mes réveils au petit matin. Voir le soleil se lever ou se coucher, en fonction de mes horaires derrière ma caisse. Attente démesurée du client absent ou passage à vitesse accélérée des articles quand la population semblait se donner rendez-vous toute en même temps en ligne de caisse.

Un sourire, un bonjour, un au revoir, un merci (le fameux SBAM obligatoire), et déjà, le client suivant. Même pas un regard échangé ou un petit mot sur le temps ? Tout dépend de l’acheteur, de la caissière et du consommateur qui attend son tour…

Des rapports humains largement relatés dans mon ouvrage Les tribulations d’une caissière paru il y a quelques années déjà. Un travail comme un autre ? Sans doute. Un travail avec un rapport au temps assez particulier, cependant.  

     Ah, le commerce et ses joies de l’afflux clientèle ! Il arrive que certaines journées soient d’un calme olympien. Idéal pour nettoyer de fond en comble son poste de travail. Quelle satisfaction (on la trouve où on peut !) de voir briller comme un sou neuf son TPE (terminal de paiement électronique) et ses rouleaux. Mais quel désespoir de découvrir que dès les premiers articles passés, une soupe de poisson aura ruiné ce bel effort ! Durant ces journées interminables sans l'ombre d'un client, on s'essaie à tuer le temps en apprenant par cœur les prospectus ou en comptant le nombre de carreaux dans la galerie marchande. Le pire, c’est qu’alors l’ennui guette et lorsqu’un client arrive enfin, l’envie de travailler a totalement disparu. Si en plus, la personne qui pousse son caddie lance un goguenard « Je vais vous faire travailler ! », surtout souriez !

A contrario, certains autres jours, à peine déposé le caisson (une caisse qui comprend votre monnaie, crayon et autres informations dont vous avez besoin pour travailler) une horde de clients trépignant d’une impatience certaine, déboule pour déballer ses articles tout autant que leur vie, dans ce lieu exigu qui s’appelle ligne de caisse. Il faudra jongler entre les œufs prêts à s’écraser entre deux packs d’eau tout en écoutant d’une oreille (presque) attentive l’histoire de dépression du chien de la cliente. Au moins, les heures vont défiler à une telle vitesse que l’arrivée de la pause sera presque une surprise.  

     Et c’est évidemment lors de ces journées chargées que la notion de temps chronométré prend tout son sens. Passer au moins vingt (ou quarante) articles par minute, ne pas dépasser cinq minutes d’attente par caisse ou pas plus de trois caddies alignés sur l’ensemble de la ligne de caisse. Accepter de faire 15 ou 45 minutes de temps additionnel pour aider les collègues qui sont débordés et « sans rechigner s’il vous plaît ». Vous devez aussi prendre en compte les aléas de ce métier car une erreur de saisie ou un code-barres inconnu feront irrémédiablement chuter votre productivité. Qu’importe de toute façon, vu que cette productivité ne génère aucune gratification quelconque, si ce n’est un tableau des meilleurs et des moins bons, visible par tous vos collègues.

     Malgré tout, n’oubliez jamais que le client suivant n’est pas responsable de la bêtise du précédent, alors prenez sur vous et souriez de toutes vos dents – au moins le temps de voir s’il répondra à votre bonjour.  

    Tout poste demande un temps de présence (plus ou moins) précis écrit noir sur blanc sur son contrat de travail. Mais que diriez-vous si on chronométrait votre temps pour aller aux toilettes, pour vous calmer un instant après un client particulièrement désagréable, pour fumer votre cigarette ou pour boire un café ? « Trois minutes par heure travaillée », c’est inscrit sur votre contrat et si vous n’avez pas le temps et de vider votre vessie et de déjeuner, tant pis pour vous ! Note pour plus tard : manger son sandwich dans les toilettes, ce sera toujours deux minutes trente secondes de gagnées…

Le temps de nettoyage en fin de poste est également minuté, tout comme celui dont vous aurez besoin pour compter votre caisse en fin de journée (ou semaine). Si un grain de sable se glisse dans ce rouage bien huilé, c’est autant de minutes perdues qui seront difficilement récupérées. Alors, croisez les doigts pour que votre dernier client ne vienne pas avec un poulet grillé encore chaud et suintant sur votre tapis de caisse et qu’il ne vous paie pas uniquement en pièces cuivrées…

Au fait, ne perdez pas tout votre capital-temps avec vos premiers clients, vous risqueriez de devoir balancer les articles des suivants pour rattraper le temps perdu et la file d’attente qui s’allonge à chaque instant. Ne croyez pas que vous pourrez rattraper ces minutes envolées lors d’un temps mort en magasin, les clients ne seront plus là pour voir votre zèle et ne garderont en mémoire que votre lenteur précédente. Apprenez à accélérer et ralentir en fonction du nombre de paniers et de caddies formant votre file d’attente. Ne perdez pas de vue le chronomètre que les clients gardent en tête, les secondes qu’ils vous accordent ne sont pas plus nombreuses que celles d’un enfant capable de patienter alors qu’il a envie d’aller jouer…  

     Si le métier est encore très majoritairement à temps partiel, il n’en est pas moins vrai que la vie d'une caissière se déroule aussi à temps partiel. Imaginez deux minutes… Dans le meilleur des cas, vos horaires vous sont communiqués trois semaines à l’avance (parfois beaucoup moins) et ils ne sont jamais identiques d’une semaine à l’autre. Vous disposez d’un samedi chômé toutes les cinq semaines (mais certains magasins n’en donnent tout simplement aucun). Autant de contraintes liées au temps de travail partiel (de 20 heures ou 30 heures, en règle générale).

     D’autres contraintes viennent encore compliquer l’organisation : comment organiser la garde des enfants, les activités culturelles ou sportives, les sorties en famille ou entre amis, les soirées festives ou de mariage ? Impossible de tout concilier. Le travail d’abord, le reste si votre temps libre le permet.

     Vous avez la folle idée de vous inscrire à un cours de dessin (ou sport ou musique, vous êtes encore libre de choisir !) tous les lundis soir à 20 heures et votre magasin ferme à 21 heures ? Allez, avec un peu de chance vous pourrez être présent à 50 % des séances sur l’année. Les cours ont lieu le vendredi soir ? Dommage… vous ne dépasserez guère les 30 % d'assiduité.

     Mieux, vous avez trouvé un sport qui se pratique le dimanche. Quelle chance, croyez-vous au début ! Naïve que vous êtes… ! Votre magasin va dorénavant ouvrir tous les dimanches et vous aurez bien sûr le choix de travailler ou pas ce jour-là, du moins, les premiers mois. Le volontariat du début se transforme si vite en choix obligatoire… J’entends encore résonner l’ultimatum de certaines anciennes collègues : « Si le magasin commence à ouvrir le dimanche, je démissionne ». Le magasin ouvre un certain nombre de dimanches par an et ces collègues sont restées… Non par choix, mais par impossibilité de tout risquer (ces personnes sont si souvent des mères célibataires qui doivent subvenir aux besoins de leur famille en ne comptant que sur leur salaire). Impossible de les blâmer ou de leur rappeler leur détermination quelques années plus tôt, elles n’ont tout simplement pas d’alternative.

     Cerise sur le gâteau, cela est aujourd’hui entré dans les mœurs : les magasins ouvrent le dimanche. Sous couvert de volontariat (obligatoire), de salaire plus élevé (la gratification n’est pas systématique), d’embauche (ah bon ?) et pour faciliter la vie des consommateurs (paraît-il), les contraintes des employés deviennent de plus en plus extrêmes… Il serait peut-être temps de penser à ouvrir les grandes surfaces 24 heures/24 puisque le fonctionnement 7 jours/7 est presque devenu une habitude !  

     Cette course au temps, vous n’êtes pas près de la gagner. Course entre deux clients, entre deux articles, entre deux paiements. Course entre deux pauses ou pendant votre (interminable) coupure de trois heures. Course pour remplir vous aussi votre caddie car non seulement vous êtes caissière, mais vous êtes aussi cliente et vous devrez une fois votre travail accompli, repasser de l’autre côté de la barrière pour suivre le troupeau de caddies qui se remplissent et se vident au gré des promotions. Vous pesterez tout autant que les autres clients devant l’attente en caisse (même si vous avez un degré de tolérance plus élevé), vous soupirerez quand le prix indiqué ne sera pas le bon, quand la promotion n’aura pas été prise en compte ou quand un bon de réduction aura été oublié. Vous râlerez de devoir prendre encore plus de votre temps déjà tellement compté pour arriver au compte juste sur votre ticket de caisse de cliente. La course aux courses tient toutes ses promesses et plus encore…

     Épuisant. Ce travail est tout bonnement épuisant, humainement parlant. Physiquement aussi tant la cadence est répétitive, les gestes identiques, les torsions infinies. Les lumières aveuglantes au fil des années, les sons stridents des caisses, les cris des enfants et des parents dans les allées, les annonces micro et la musique éternellement en fond sonore. Tout ce qui cadence ce travail au quotidien. Sans temps mort. Sans temps pour soi car la représentation, lorsqu’on est en caisse, ne s’arrête jamais. Le jour où j’ai rangé ma caisse pour la dernière fois, la première chose qui m’est venue à l’esprit fut : « j’ai retrouvé du temps, je vais avoir mon prochain week-end entier ». Un détail pour vous ? Une révolution pour moi…