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Dossier
#37
RÉSUMÉ > Dans la semaine juive, le septième jour de la semaine (le samedi) est le jour du repos1, très codifié, et vécu dans la sphère familiale. Comment se vit le shabbat à Rennes ? C’est cette expérience, avant tout spirituelle mais aux très nombreuses conséquences temporelles bien concrètes, que se propose de partager Sylvia Rivka Kersusan avec les lecteurs de Place Publique. Pour l’auteur, écrivain et enseignante à Rennes, ce temps suspendu de 25 heures, qui exige une réelle organisation, offre des richesses insoupçonnées.

     Faire shabbat, à Rennes comme ailleurs, est une expé- rience particulière durant laquelle une famille juive pratiquante rencontrera quelques embûches et contretemps, mais ce n’est pas impossible. Il faudrait peut-être commencer par préciser que tout juif n’est pas forcément pratiquant et que, parmi la population juive de France, certains choisissent de pratiquer plus que d’autres. Toujours est-il que « faire shabbat » n’est inconnu d’aucun juif et que tous savent plus ou moins de quoi il s’agit.

     Le chabbat ou shabbat (mot hébreu signifiant « cessation ») est le jour de repos assigné au septième jour de la semaine juive, le samedi, qui commence dès la tombée de la nuit du vendredi soir. Pour être plus précis, shabbat débute chaque vendredi soir environ 20 minutes avant la tombée de la nuit pour terminer le samedi soir dès lors que 3 étoiles apparaissent dans le ciel. Soit 25 heures durant lesquelles – si l’on est pratiquant – la vie suit un rythme différent.

     Au-delà des notions de permis et d’interdit, shabbat est surtout considéré comme un jour hors du temps et des contingences matérielles, un jour durant lequel toutes les activités extérieures doivent être réduites pour se concentrer sur sa famille. Il y est surtout question d’activités dans son cercle familial, de moments pour se ressourcer, de repas en famille… mais aussi d’étude et de rencontres car si l’on est pratiquant, on ne manquera pas de se rendre à la synagogue le vendredi soir pour célébrer l’entrée de shabbat ainsi que le samedi matin où, si l’on est minyan (le minyan est un groupe d’au moins dix hommes) la communauté pourra sortir les rouleaux de la Torah2 et prier ensemble.

     Durant les 25 heures que dure shabbat, il est interdit de pratiquer certains travaux. On ne cuisine pas, on ne conduit pas, on n’écoute pas de musique, on ne touche pas à l’argent ni n’allume la radio ni même un interrupteur. On ne porte pas d’objets de chez soi vers l’extérieur, on n’utilise pas son téléphone ni son ordinateur, on ne prend ni vélo ni transport en commun et tout cela pour diverses raisons assez précises qui ne relèvent pas de cet article. Toujours est-il que ces 25 heures hors du temps nous plongent dans une atmosphère privilégiée où le corps et l’esprit choisissent et adoptent une autre cadence et une nourriture spirituelle dont le stress de la vie quotidienne nous éloigne.  

     Il ne s’agit plus de travailler ni de vivre au rythme de la ville ! Pas de sortie le vendredi soir, pas de marché des Lices le samedi matin, pas de shopping dans les rues du centre ni de grasse matinée ni d’activité sportive. Non, shabbat, ce sont les allers-retours (à pied, évidemment !) de la maison à la synagogue, de longs offices religieux suivis d’un kiddush partagé avec la communauté qui est aussi un repère, de bons repas en famille où les amis qui décident de se joindre à nous sont conviés, de longues discussions et beaucoup de rire, de délicieux gâteaux préparés plus tôt et que l’on garde au chaud sur la plata4 ainsi que le repos bien mérité que l’on partage ensemble jusqu’à ce que les trois étoiles du samedi soir pointent leur lumière avant de nous replonger dans le rythme extérieur que nous avions pourtant quitté avec plaisir.

     Je suis professeur de langues à l’Insa de Rennes, mes enfants ont suivi le collège, le lycée et une prépa publics à Rennes. Nous sommes donc bien insérées dans le milieu rennais. La communauté juive de Rennes n’est pas grande et – c’est un pléonasme de le dire – ce qui sous-entend aussi que nous avons beaucoup d’amis nonjuifs, évidemment ! Et pourtant, je n’ai jamais accepté d’enseigner le vendredi après-midi et mes enfants ne sont jamais allées en cours le samedi matin ni en soirée le vendredi soir parce que shabbat c’est shabbat, même et peut-être encore plus à Rennes ! 

     Évidemment, le rythme de vie rennais ne rend pas les choses aisées et cela n’est pas toujours simple de préparer shabbat à l’avance ! Mais préparer quoi, me demanderezvous ? Eh bien, il s’agit d’éliminer toutes les taches que l’on ne pourra plus accomplir dès l’entrée de shabbat ! Ce qui sous-entend cuisiner à l’avance les trois repas de ces 25 heures et que nous prendrons tous ensemble au retour de la synagogue ; préparer les hallot5 que nous cuisons à la maison6  ; nettoyer celle-ci, fixer les minuteurs sur chacune des lampes électriques dont nous nous servons durant shabbat ; mettre la table et brancher la plata, faire bouillir l’eau qui nous servira pour le café et le thé du lendemain matin et de l’après-midi… Tout cela durant la seule après-midi du vendredi que j’ai toujours refusé de consacrer à mon travail de professeur ! Bien sûr, il n’a pas été facile de l’expliquer à mes collègues qui m’ont parfois regardée bizarrement ! Faire shabbat ? me dit-on… mais à quoi cela peut-il bien servir ? Et pourquoi ? Et qu’est-ce que tu entends par là ?… Pourtant, une fois tous nos petits plats préparés, la table dressée, la maison nettoyée et le pain tiède sorti du four, nous nous sentons prêts à l’intermède de ces 25 heures qui nous permet de nous évader de nos vies de prof, d’élèves, de collègues ou d’amies et oui, nous sommes fin prêts à nous laisser imprégner de l’étonnante sérénité d’un temps à part que peu de Rennais soupçonnent autour de nous. Au fait, savez-vous où se trouve la synagogue de Rennes ? Je défie la plupart des Rennais de répondre à cette question toute simple ! En fait, elle ne se trouve pas en centre-ville, excentrée près du parc des Gayeulles. à une époque, nous habitions à 7 km de là, un périple que nous parcourions à pied, aller-retour et par toutes les saisons quel que fût le temps. Combien d’averses avonsnous rencontré sur nos longues routes hebdomadaires (on ne conduit pas durant le shabbat) ? Combien de suées l’été et de gerçures, l’hiver ? De souliers trempés et de chaussettes élimées ! 7 kilomètres aller, 7 kilomètres retour deux fois en moins de 15 heures… Vous penserez certainement que personne ne nous y obligeait et vous avez raison. Personne si ce n’est le choix d’une pratique, difficile mais possible ! Personne d’autre que nousmêmes et nos amis qui, chaque shabbat et fidèlement, nous accompagnaient durant ces longs périples remplis de rires et de discussions stimulantes parce qu’il faut bien ajouter que shabbat, c’est d’abord une nourriture intellectuelle et spirituelle, et que nos marches étaient la porte ouverte à un partage d’idées et d’opinions qui nous aidaient à fortement apprécier nos quatre traversées de Rennes du sud-ouest au nord-est sans pause !  

     Laisser Cleunay derrière nous jusqu’au boulevard Voltaire, désert, suivre le bord de la rivière et les chantiers de ces immeubles magnifiques dont nous avons suivi la construction, traverser le marché des Lices où nous rencontrions nos amis non-juifs affairés à leurs emplettes presque aussi rituelles que nos allers-retours, puis la longue rue d’Antrain, Maurepas, pour enfin aboutir sur l’avenue Patton avant d’atteindre le petit square et le sous-bois à l’abri duquel se trouvait notre destination finale et où nous attendaient nos coreligionnaires rennais habitués à nos longs parcours…

     Traverser Rennes ainsi, à contre-courant et bien souvent à contresens de qui jouissait de son samedi de manière si différente ne cessait de nous étonner !

     Que font donc les Rennais le vendredi soir ? Ils sortent et, pour nous, c’était rencontrer une multitude de jeunes, presque trop jeunes, la bouteille de coca mélangée à de l’alcool à la main qui déambulaient le long des rues du centre, déjà éméchés bien avant 22 heures, heure à laquelle nous traversions la place Sainte-Anne ou des Lices, la faim au ventre et quelque trois kilomètres de plus à parcourir avant d’arriver à notre belle table de shabbat. Les jeunes sortent et font la fête, d’une manière différente de la nôtre mais après tout, à chacun ses rituels ! Quant au samedi midi, disons plutôt 13 ou 14 heures, que faisaient les habitants que nous croisions sur notre route ? Ils finissaient le marché et prenaient l’apéro aux terrasses des bars du centre, ils mangeaient des tranches de saucisson et buvaient un muscadet pendant que nous rêvions du repas qui nous attendait sur la plata. Nous traversions le marché et goûtions à quelque confiture sur de somptueux stands, incapables d’acheter quoique ce soit puisque durant shabbat, on ne touche pas à l’argent… Un drôle de sentiment, comme si nous n’avions plus temporairement fait partie du même monde. Comme si notre shabbat nous séparait de la foule consommatrice et rieuse qui ne revenait d’aucune synagogue ni d’aucune étude de la Torah… mais aussi, peut-être, privée de notre sérénité.   

     Faire shabbat à Rennes c’est forcément vivre 25 heures à côté de nos voisins, c’est refuser une invitation à dîner le vendredi ou une randonnée le samedi, c’est devoir s’organiser différemment et gérer les cinq autres journées de la semaine pour faire ses achats (puisque les magasins sont fermés le dimanche alors que dimanche, pour nous n’est rien d’autre que le lundi !) C’est aussi s’isoler un petit peu, évidemment, puisque nos rites et coutumes semblent trop contraignants pour nos amis non-juifs même si certains étaient assez curieux pour s’inviter et vivre avec nous ces moments de détente, spiritualité et de partage. Faire shabbat, c’est voir la ville et ses habitants de plus loin tout en y partageant l’air et l’espace, c’est aussi se sentir un peu seul puisqu’isolé dans des pratiques et des exigences qui détonnent et étonnent. C’est ne pas avoir accès à la rituelle galette-saucisse du marché, ni s’arrêter boire un verre avec les collègues qui ne comprennent pas toujours notre hésitation, c’est se retrouver entre nous, c’est-à-dire entre juifs, afin de partager ce que nous connaissons et désirons perpétuer et partager, c’est se retirer de la vie quotidienne pour faire l’expérience d’une journée spirituelle mais joyeuse, remplie de belles odeurs et de riches pensées.

    Faire shabbat à Rennes, c’est être un juif rennais que personne ne voit, ne reconnaît ni ne devine, c’est presque passer incognito ou à côté malgré l’extrême richesse de ce que l’on vit. C’est être un Rennais d’ailleurs, qui durant 25 heures, se retire du jeu ou s’en dégage, à ses risques et périls, chaque semaine de chaque mois de chaque année.