L'éditorial

     Comme toutes les villes, Rennes souhaite construire en hauteur. Des projets de tours sont dans les cartons, par exemple sur l’îlot Féval près de la gare. L’habitat vertical répond à une certaine évidence. Il est le credo de tous ceux qui pensent la ville en se préoccupant de son avenir «durable ». Plus on s’élève, plus on densifie. Donc plus on lutte contre l’étalement urbain, ce dernier ayant le défaut de manger des terres et d’allonger les distances, toutes choses étant désormais malvenues et condamnables.
    Mais les projets de hauteur contrarient l’opinion publique. Monsieur tout le monde rejette la tour à une très grande majorité. Ceci est vrai à Rennes comme ailleurs. Très parlant à cet égard un sondage effectué il y a deux ans à l’occasion des 40 ans de l’agglomération. Demandée à l’institut Médiascopie par Rennes Métropole, cette enquête consistait à faire réagir les sondés sur 212 mots évoquant tel ou tel aspect de l’agglomération. Le mot ou groupe de mots qui obtint le plus mauvais score, donc l’appréciation la plus négative, est « immeubles de plus de dix étages ». Sur le « nuage » figurant la répartition des mots, les « immeubles » se trouvent à l’extrême opposé de « métro », « espaces verts », « qualité de vie », jugés eux très positifs par les Rennais.
    Qu’est-ce à dire ? A l’heure ou les architectes et les politiques en pincent comme jamais pour les tours, les premiers pour des raisons « artistiques », les seconds pour des raisons « environnementales », n’est-on pas en face d’un divorce grave entre l’opinion publique et les décideurs ? Entre le « peuple » et « l’élite » ? En tout cas, le grand écart dont témoigne la perception des tours en France est ce qui a déclenché notre souhait de traiter cette question dans Place Publique. Car on n’a pas fini de parler des tours et mieux vaut sans doute lever certains malentendus.
    D’abord de quoi parle-t-on ? Hauteur, tour, building, gratte-ciel… on a tendance à tout mettre dans le même sac dès lors que la bâtisse dépasse quelques étages. Pour l’opinion courante, le Blosne ou Maurepas, ce sont d’abord des tours. Or quasiment aucun immeuble dans ces deux quartiers ne dépasse les 50 mètres. Ce seuil est important car c’est celui à partir duquel les réglementation deviennent plus contraignantes. Au-delà, on entre dans la catégorie des IGH (qui veut dire immeubles de grande hauteur) et l’on peut vraiment parler de « tour ». Il y en a une quinzaine à Rennes dont les plus éminentes Les Horizons et l’Éperon culminent à 100 mètres.
    Dans l’esprit des habitants, lorsque l’on parle de tour un amalgame se fait avec les « grands ensembles », c’est-à-dire quartiers à étages frappés par l’« infamie » du béton, de l’uniformité, de la tristesse et parfois même de l’insécurité. Au fond, c’est parce que l’on a une vision « patrimoniale » de la ville, de ce qu’est une belle ville, que tout ce qui perturbe ce cliché ancien est rejeté a priori. Pour autant, la tour finit par s’installer dans le paysage : nul ne conteste aujourd’hui l’existence des Horizons de Georges Maillols, lequels non seulement sont entrés dans le décor familier mais sont devenus une marque hautement symbolique de la ville de Rennes.
    Le débat est plus complexe qu’il n’y paraît. Par exemple, loin du lieu commun qui voudrait que la tour soit l’arme absolue de lutte contre la densité, les spécialistes n’ont pas de mal à prouver qu’il n’en est rien. C’est ce qu’expliquent dans ces pages, au fil d’une analyse serrée, Serge Salat et Caroline Nowacki. Ils montrent que la densité d’un quartier parisien « normal » (style Haussmann) est plus forte que celle d’un quartier de tours comme La Défense. Pour une raison assez simple : la tour exige des espaces publics environnant plus vaste. Ainsi ramené à la superficie total d’un quartier, l’habitat tour ne compte pas plus d’habitants.
    Du coup, si l’atout de la densité ne tient pas pour justifier les tours, ce sont les espaces verts qui deviennent l’argument choc. Dans ce numéro, l’adjoint à l’urbanisme de Rennes, Frédéric Bourcier en présentant les différents projets hauteurs de la ville ne manque pas d’insister sur ce bénéfice qu’induisent les tours pour l’espace collectif, donc pour le « vivre ensemble ». Plus on monte, plus on dégage de la verdure. Et il ajoute deux points pour faire admettre cette idée de hauteur : il n’a jamais été question de reconstruire tout Rennes à la verticale ! Il s’agit d’injecter, de place en place, quelques immeubles hauts, évidemment en complément d’un habitat de dimension plus modeste. Second point : aujourd’hui, le traitement des tours n’est plus celui de la froide élévation verticale. On soigne les premiers étages, on végétalise, on occupe les rez-de-chausée avec des activités publiques, commerces ou autres. Les esquisses de la restructuration du quartier du Blosne - mais ce ne sont pour l’instant que d’hypothétiques brouillons du cabinet d’Antoine Grumbach - montrent un habitat très avenant voir aguicheur pour tout le monde.
    Si la densité n’est pas la clef du raisonnement, reste comme on l’a dit l’argument de l’espace public que les tours libèrent, mais aussi celui de leur valeur esthétique et de leur impact symbolique. Les tours sont belles, elles représentent des prouesses techniques, elles sont pour les architectes le nec plus ultra de la création. Elles ont une longue histoire, née au 19e siècle aux Etats-Unis, que raconte ici Jean-Yves Andrieux. Au fil du dernier siècle, elles sont devenues plus aimables, elles ont pris de la couleur, comme le raconte dans ces pages Larissa Noury. En somme, elles auraient tout pour plaire. Leur puissance imaginaire ne cesse de nous hanter comme en atteste la place qu’elles occupent dans le cinéma (voir notre article à ce sujet).
    Mais il y a plus. Les tours sont un symbole. La compétition des villes se joue sur la quête de la hauteur, cette apparence céleste. Les cités et leurs édiles sont fiers de leurs tours qu’elles soient de bureaux ou de logements, ils en veulent tous. Elles assoient leur pouvoir. Elles rendent la ville visible, puissante et lisible. Elles sont un signal. Elles dessinent une ligne d’horizon. Elles nous extraient de la pesanteur. A y réfléchir on se demande si ce n’est pas ce défi qui les rend désirables et si la « logique de clocher » n’explique pas l’actuel engouement. Cette futilité apparente est devenue un enjeu.
    C’est pourquoi aussi les tours gardent leurs détracteurs. Il n’y a pas que l’opinion à s’en méfier. Certains spécialistes aussi. Pour Serge Salat (voir son article), les tours ne sont pas viables économiquement. De plus, malgré d’indéniables progrès, elles restent énergivores. Autre grief : en faisant le vide autour d’elles, elles « distendent la maille urbaine ». Elles tuent la rue et la sociabilité qui va avec. On lira aussi la critique sévère du philosophe de l’urbain, Thierry Paquot. Il met en cause « l’habitabilité » des tours allant jusqu’à les considèrer comme d’inhumaines « prisons dorées ».
    Soit. Mais rien ne remplace le témoignage de ceux qui vivent vraiment dans les tours. Et là, le discours change. À recueillir comme nous l’avons fait la parole des habitants des hauts étages du Blosne ou encore d’un résident du 25e étage de l’Éperon, le « point de vue » change. Tous disent le bonheur de vivre au-dessus de la ville. Leur témoignage doit être entendu. Le débat est ouvert.