L'éditorial

     Plusieurs villes de France ont renoué ces dernières années avec l’eau. Bordeaux doit une partie de sa nouvelle jeunesse et de son attrait à la rénovation des façades du splendide quai des Chartrons et à l’aménagement des rives de la Garonne sur plus de 4 km entre le pont Saint-Jean et le quartier de Bacalan. La coupure profonde que formait un flot quotidien de plus de 80 000 voitures entre le coeur de la ville et le fleuve a été largement atténuée. Et un nouvel espace public a été ouvert aux piétons, aux cyclistes et aux joggers de tout poil entre les parterres fleuris et le miroir d’eau, cette fine pellicule liquide où se reflètent les élégantes façades du palais de la Douane et de la Bourse et où viennent glisser les enfants. Lyon n’est pas en reste. L’aménagement de la rive gauche du Rhône sur 5 km entre le pont Raymond-Poincaré et le parc de la Tête d’or, au nord, et le parc de Gerland, au sud, terminé en 2007, a complètement transformé les lieux. Interdits aux voitures, agrémentés de gradins, de pontons, de rampes de mises à l’eau, d’un bassin peu profond, de brumisateurs qui ramènent l’eau sur la berge, et mis en lumière la nuit, les nouveaux quais du Rhône sont des précurseurs : les rives de la Saône, qui s’étendent sur 25 km de Saint- Germain-au-Mont-d’Or au nord jusqu’à la confluence avec le Rhône, vont elles aussi être aménagées, tantôt rive droite, tantôt rive gauche, ce qui demandera au moins dix ans et un minimum de 35 millions d’euros. Là aussi on va installer pavements, pontons, chemins de promenade, espaces verts, guinguettes et équipements de loisirs.
    Plus près de nous, Nantes, « fille des eaux », « ville-pont, ville-port », a compris elle aussi, après avoir expulsé l’eau de son coeur, enterré l’Erdre, comblé plusieurs bras de son fleuve et fermé les chantiers navals, qu’elle n’était plus un grand port mais qu’elle devait devenir « une grande ville au bord de l’eau ». Sur l’île de Nantes, un « quartier de la création » est en train de naître, les berges de la Loire s’inclinent en pente douce et les anneaux de Buren, la nuit, ponctuent les quais de couleurs vives. L’Erdre fait découvrir ses « folies » et accueille sur ses quais le rendezvous annuel du jazz et de la belle plaisance tandis qu’Estuaire, la biennale d’art contemporain, sème ses oeuvres surprenantes entre Nantes et Saint-Nazaire, nouvel horizon du Schéma de cohérence territoriale.
    Rennes fait forcément pâle figure auprès de ces réussites. Sa rivière, mollement descendue de Juvigné en Mayenne, n’a ni la puissance, ni la majesté des larges fleuves qui traversent Bordeaux, Lyon ou Nantes. Peu profonde, elle n’est devenue navigable que tardivement et n’accueille que des péniches, la plupart immobiles, ou de frêles kayaks. Longtemps menaçante, elle envahissait, au moment des crues, les prairies à foin de la campagne et les quais, les ruelles et les caves de la ville basse où n’émergeaient plus des cloaques stagnants que quelques îlots. Une petite industrie s’y était établie, utilisant l’eau pour le tannage ou l’amidonnerie, rejetant au caniveau ses déchets putréfiés où ils rejoignaient les flots de sang et la tripaille des abattoirs et des boucheries. Les épidémies étaient fréquentes. Loin des rêveries champêtres ou du transport laborieux des marchandises, la Vilaine semait aussi le choléra et la mort.
    Mais Rennes mit du temps à réagir. La reconstruction, après l’incendie de 1720, aurait été l’occasion de faire table rase aussi au sud de la Vilaine. L’argent manqua, ou la volonté ou l’intérêt. Les édiles, les ingénieurs et les plans se succédèrent. Et ce n’est que cent vingt ans plus tard que commencèrent les grands travaux de comblement des bras, de canalisation puis de couverture qui domestiquèrent la rivière et en cachèrent une partie, dans le seul endroit où il eût fallu ne pas le faire, le coeur de la ville. Jean Janvier, le maire bâtisseur, eût là une fâcheuse idée! Et pour faire bonne mesure, l’industrie, l’artisanat et les entrepôts s’approprièrent l’amont (Baud- Chardonnet) comme l’aval, depuis les quais Saint-Cyr et le quai d’Auchel (ancienne usine à gaz) jusqu’à la route de Lorient (papeteries et zone industrielle).
    Que faire contre pareille coalition? Certes, le piéton a reconquis peu à peu les rives de la Vilaine. Aujourd’hui, il peut marcher presque continûment depuis le manoir de Tizé, à Thorigné-Fouillard, jusqu’aux étangs d’Apigné sans quitter trop longtemps les berges de vue. La balade n’est pas toujours très… urbaine. Elle traverse parfois des espaces aux allures de terrains vagues. Elle ne chemine souvent que d’un côté de la rivière sur une sente étroite et broussailleuse. Seule, l’allée des Bonnets Rouges, entre les ponts Laennec et Villebois-Mareuil, et le quai Saint-Cyr, que devrait encore sublimer l’immeuble de Jean Nouvel, ont été traités comme des espaces publics urbains. Mais l’aménagement est le plus souvent minimaliste au regard de ce que l’on peut trouver dans des villes où l’eau a droit de cité. Où sont les kiosques, les terrasses, les guinguettes, les avancées sur la rivière, les bassins ?
    Surtout, dans sa traversée du centre-ville – où le piéton doit interrompre sa promenade et arpenter le trottoir – la rivière reste corsetée au fond de cette tranchée encaissée entre les falaises des quais. Même dans sa partie découverte, on ne l’aperçoit pas quand on la longe en voiture et pas un passant ne s’attarde sur les ponts qui ne donnent rien d’autre à voir qu’un courant généralement si faible qu’on se demande bien, comme le faisait le poète Jacques Roubaud1, dans quel sens il coule.
    Faut-il démolir la dalle, comme nous y invite l’architecte Tristan La Prairie? Les élus ont, semble-t-il, renoncé à l’imaginer et à chasser les voitures de la Vilaine. Ils se contentent de viser un aménagement, vers Cesson, des deux rives de la Vilaine : côté nord au moment du prolongement de l’axe de circulation rapide des bus, côté sud grâce au nettoyage de la plaine de Baud et à la construction de logements dans cette zone qui devra rester inondable. En aval, après la Zac du Mail, l’achèvement des constructions sur les terrains des anciennes Papeteries de Bretagne, sera suivi d’une réflexion sur les berges de la zone industrielle de la route de Lorient, devenue dans les faits zone commerciale. Comment imaginer au-delà de la rocade une continuité de la ville? Comment reconvertir cette zone par endroits en voie de déshérence? Comment passer du labeur au loisir? Comment redonner à la Vilaine un peu de charme et d’attrait ? Il faudra bien se poser ces questions…
    À la veille de l’an 2000, les Rennais invités à imaginer l’avenir (Rennes en 2030) avaient décrit ainsi le futur de leur rivière2: « La Velenn (autrefois la Vilaine) est désormais bien visible, son lit a été remonté et les berges élargies. De place en place, des roselières et des jardins d’eau ont été aménagés. Une agréable promenade verte et bleue est possible de Cesson- Sévigné aux Landes d’Apigné, à pied ou en péniche-bus. Sur les plages, le soleil fait naître des parasols multicolores tandis que les adeptes du ski nautique peuvent s’adonner à leur sport favori. Un boyau translucide permet aux curieux de se promener au sein de la rivière. Des loutres y sont revenues. Quartier Bourg-l’Évêquesur les rives de la Velenn et de l’Ille, les agriculteurs des communes voisines viennent proposer chaque samedi leur production sur des marchés flottants ». On a bien le droit de rêver, non?