L'éditorial

Nantes et Rennes et leurs régions main dans la main dans la course au Grand emprunt. Cette heureuse conjoncture invite à interroger les rapports entre les universités et leurs territoires à l’occasion d’un colloque organisé avec les Maisons des sciences de l’homme des deux villes.

     Ouf ! Finalement, Nantes et Rennes, les Pays de la Loire et la Bretagne ont décidé de faire cause commune. Leurs pôles régionaux de recherche et d’enseignement concourent ensemble à la compétition lancée par l’État dans le cadre du Grand emprunt. Il n’est pas certain qu’ils l’emportent. Mais, c’est sûr, ils auraient été balayés en allant à la bataille en ordre dispersé, ce que l’Ouest avait déjà vécu en 2007 à l’occasion du plan Campus.
    Bernard Boudic, le rédacteur en chef de l’édition rennaise de Place publique, conte par le menu le feuilleton. Ne manque plus que le dénouement: le choix de l’État, sans doute en juillet, qui nous dira si, dans l’Ouest, se trouve l’un des sept à dix pôles français jugés capables de rivaliser avec les premières universités du monde. Il ne s’agira pas d’un simple label, mais d’une décision au fort enjeu symbolique et aux retombées financières non négligeables.
    C’est dans ce contexte que nous avons décidé de poser plus largement la question des rapports entre l’université et le territoire. Une initiative commune aux Maisons des sciences de l’homme de Bretagne et de Nantes ainsi qu’aux éditions rennaise et nantaise de notre revue. Elle se traduira par un colloque international (les 8 et 9 février à l’Hôtel de Région des Pays de la Loire) dont nous donnons plus loin le programme détaillé ainsi que par le dossier publié dans ce numéro. Cette manifestation sera la première d’une série de rencontres, tenues alternativement à Nantes et à Rennes. Nous travaillons d’ores et déjà à un colloque « Santé et territoire », puis à un autre, « Culture et territoire ».
    Université et territoire: on serait tenté, pour baliser le sujet, de se livrer à quelques variations empruntées au dernier roman de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire. C’est en effet la question des échelles qui se pose: le monde et le canton. Des métiers: la recherche et l’enseignement. Des priorités : l’excellence internationale et l’accueil des étudiants d’ici. Des finalités: la concurrence planétaire et l’aménagement du territoire. Et, pas ou. Puisqu’on le voit bien: on ne peut opposer une exigence à une autre, de même qu’on ne peut disjoindre la carte de son territoire, la représentation de la réalité de la réalité elle-même. Ce qui n’évite nullement les tensions : la carte peut plier le territoire à son dessein, le territoire engluer la carte dans son destin.
    Jean-Richard Cytermann, inspecteur général de l’Éducation nationale et de la recherche, expose avec clarté les données du problème: la mondialisation dessine une nouvelle carte de l’enseignement supérieur. Depuis une dizaine d’années, réforme après réforme, il s’agit de « faire émerger une dizaine de pôles d’enseignement supérieur et de recherche de niveau mondial » alors que, jusque-là, la carte de l’enseignement supérieur avait d’abord été tracée en fonction de la démographie et des exigences de l’aménagement du territoire. Mais quel avenir pour les universités qui ne comptent pas parmi ces dix pôles d’excellence, et pour les territoires où elles se trouvent ? Jean-Richard Cytermann donne une réponse nuancée dont on espère qu’elle n’est pas lénifiante: « toutes les universités n’ont pas les mêmes missions, en tout cas pas dans les mêmes proportions ». Les règles de la compétition mondiale ne sont pas le seul critère d’excellence. Le bon accueil des bacheliers, l’accès à la licence d’un bon nombre d’entre eux, les débouchés professionnels : tout cela compte aussi. Plusieurs cartes, plusieurs territoires.
    L’économiste Maurice Baslé poursuit cette réflexion en estimant les chances du Grand Ouest : « un camp de base alternatif » à quelque distance du Grand Paris. À condition de faire preuve de volontarisme puisque nous ne bénéficions ni de « l’aura d’une ville capitale » ni du « gigantisme des plateformes les plus connues. »
    Lui-même universitaire, maire de Rennes pendant trente et un ans, Edmond Hervé revient sur les liens étroits tissés entre sa ville et l’université, une fécondation réciproque en somme. Ce texte sera lu avec attention à Nantes dont l’université s’apprête tout juste à fêter son court demi-siècle d’existence. Sur les bords de la Loire, elle n’exerce évidemment pas dans la cité le même poids que sur les rives de la Vilaine.
    Un autre économiste, Yves Morvan, qui a aussi présidé le Conseil économique et social de Bretagne, retrace le mouvement de délocalisation des universités depuis Rennes et Nantes. Ce phénomène original où l’Ouest a joué un rôle pionnier tenait évidemment à la poussée démographique. Étudier au pays permettait de soulager les amphis bondés des grandes universités, facilitait aussi l’accès à l’enseignement supérieur des étudiants les plus modestes. Surtout, ces implantations ont donné un coup de fouet au développement local. Alors que nous avons les yeux rivés sur Shanghai et son classement, il n’est pas mauvais de méditer le bilan de ces « universités cantonales ». La carte au service du territoire?
    Nous proposons ensuite quelques exemples pris dans des pays voisins. L’Allemagne a une très forte tradition fédérale, nous rappellent l’universitaire strasbourgeois Jean-Alain Héraud et sa collègue de Karlsruhe Andréa Zenker. N’empêche que les Länder y perdent du poids au profit de l’État central, soucieux, comme en France, de jouer la carte internationale. En Grande-Bretagne, nous assure Beth Perry, de l’université de Manchester, le débat ne fait que commencer sur les missions de l’enseignement supérieur et son rapport avec les territoires. En Suisse, estime Jean- Philippe Leresche, de l’université de Lausanne, nous vivons une évolution comparable à celle de l’Allemagne: la mondialisation ôte aux pouvoirs locaux quelques-unes de leurs prérogatives traditionnelles. La carte qui s’affranchit du territoire morcelé des cantons helvètes ?
    Un reportage du journaliste nantais Philippe Dossal nous permet de toucher du doigt, de manière très concrète, la valeur ajoutée que peut procurer la recherche universitaire à son environnement. Du laboratoire à l’entreprise, le chemin peut être court comme il le montre à travers six exemples – parmi tant d’autres possibles – choisis en Bretagne et en Pays de la Loire. À Nantes, Biomatlante a inventé des substituts osseux de synthèse, emploie cinquante salariés, exporte dans le monde entier. À Rennes, Sens Innov a imaginé un capteur de poche pour analyser la capacité de l’air ou de l’eau. Hydrocéan est née il y a seulement trois ans au laboratoire de mécanique des fluides de l’École centrale de Nantes. Cette société d’ingénierie maritime travaille désormais pour les chantiers STX de Saint-Nazaire, Total, Corsica Ferries ou les architectes navals des coursiers des mers. Installée dans une pépinière de Rennes Métropole, Golaem s’est spécialisée dans la simulation des mouvements de foule, une activité qui intéresse la SNCF, les Japonais et les Indiens. En relation étroite avec le CNRS, la jeune entreprise rennaise Dendrotech nous renseigne sur l’histoire des édifices en datant précisément les pièces de bois qui les composent. Les informaticiens nantais de Succubus Interactive, en lien avec l’École des Mines et l’École de design, concoctent des « jeux sérieux » et s’apprêtent à ouvrir un bureau à Genève.
    Enfin, des cartes du géographe Jonathan Musereau, réalisées pour le Réseau des universités de l’Ouest atlantique, nous montrent précisément comment se localisent les activités de recherche universitaire en Bretagne et en Pays de la Loire: domaines scientifiques, unités de recherche, nombre de jeunes chercheurs, pôles thématiques, relations entre les villes… Les cartes et les territoires.