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Rennes des écrivains
#07
Valentine Goby :
Rennes, la ville
qui n’existe pas
RÉSUMÉ > Née à Grasse en 1974, a fait des études à Sciences Po et a effectué des séjours humanitaires à Hanoï et à Manille. Son premier livre, publié en 2002, est La Note sensible. Suivront Sept jours, L’Antilope blanche, L’Échappée, Qui touche à mon corps je le tue et, en 2010, Des corps en silence. Tous chez Gallimard.

Valentine Goby (suite)

     Seule la littérature tolère que l’on invente pour dire la vérité. Il y a trois ans, sortait un livre talentueux et saisissant intitulé L’Échappée. Signé par une romancière née en 1974, il raconte l’histoire d’amour, pendant l’Occupation, entre une jeune fille de la campagne bretonne, Madeleine, et un officier allemand. Le récit se déroule à Rennes. Madeleine est employée dans un hôtel de l’avenue Janvier. L’Allemand est un pianiste de réputation internationale. Fascinée, Madeleine devient sa « tourneuse de pages ». Un enfant naîtra de leur union. L’Allemand sera exécuté sur le front de l’Est. Quant à la jeune mère, elle sera tondue et humiliée à la Libération dans les rues de Rennes…
Valentine Goby n’est jamais venue à Rennes qu’après la parution de son livre, à l’occasion d’une signature dans une librairie. Elle a imaginé la ville à partir de bribes de savoirs livresques. « J’ai lu sur Rennes, annoté des milliers de pages, cherché des images impossibles et peu importe, je n’ai jamais écrit sur Rennes mais sur la transgression », écrit-elle au même moment dans un autre livre : Petit éloge des grandes villes (Gallimard). Dans le cadre de cette rubrique de Place Publique sur le Rennes des écrivains, nous avons demandé à l’auteur d’écrire une fois encore sur cette ville qu’elle ne connaît pas. Et surtout d’évoquer l’étrange démarche qui consiste à écrire sur une ville dont on ne connaît que le nom.

« Je trébuche sur des souvenirs que je n’ai pas », dit Madeleine, mon personnage de L’échappée, ce jour d’été 1945 où, le crâne tondu, elle déambule parmi les décombres des bombardements de Rennes dont elle n’a pas été témoin, morceaux de cloisons effondrées, papiers peints déchirés, bris d’éviers, de bibelots, vases, cadres, vaisselle, tessons de choses visibles et invisibles, vies pulvérisées par l’explosion qui ne concernent pas Madeleine et la blessent quand même à l’endroit d’elle qui sait souffrir, l’endroit de ce qui déjà a été violé, abîmé, qui a perdu, cédé, pas seulement à cause la guerre mais de la vie depuis 16 ans et moi aussi, qui ai modelé Madeleine, je trébuche en même temps qu’elle sur une histoire étrangère et mienne à la fois, écho de tous les saccages traversés, au-delà de 1945, au-delà de Rennes.  

Écrire c’est m’égarer

Écrire, c’est m’égarer volontairement dans des champs de ruines, réels ou métaphoriques, qui sont autant de désastres, et de possibles. Ce qui se passe à Rennes, dans L’échappée pourrait se passer ailleurs, se passe ailleurs, et en d’autres temps : la soif désespérée de liberté, de vivre une histoire à soi, l’envie que quelque chose arrive pour briser la monochromie de l’existence; le basculement extraordinaire opéré par la découverte du corps et de la jouissance; le poids de la morale collective; la disparition de l’individu écrasé par l’Histoire; la traversée des traumatismes, la résilience; les déchirements du corps dans la maternité, le désir, qui sont autant de déchirements psychiques. La tentation de mourir ; la décision de vivre et de ne pas mourir.

Juste un lieu

Rennes, finalement, n’est pas Rennes, quand j’écris l’histoire d’amour de Madeleine et de Joseph Schimmer. C’est juste le lieu où j’ancre l’histoire, le lieu qui peut la porter comme on porte un enfant : le corps de l’histoire. Juste un lieu, mais pas choisi au hasard. Ce n’est pas une ville qui m’est familière, intime. Je ne la connais pas. C’est une ville vers laquelle me conduit l’Histoire, parce qu’elle fut une sorte de capitale de la musique en France au début de la guerre; et c’est pourquoi elle permet cette histoire d’amour entre une jeune française de 16 ans et un soldat allemand, parce qu’il s’y joue autre chose qu’un conflit mondial, il s’y joue, littéralement, Mozart, Satie, Liszt, une langue qui voudrait effacer les frontières linguistiques, culturelles, nationales, qui croit le pouvoir. Rennes, c’est un lieu symbolique, qui veut échapper à toute géographie.

Une ville pour la fiction

Rennes, pour moi qui écris, est aussi une ville à réinventer. Une chimère qui ne revit que dans le souvenir (que je n’ai pas) de ceux qui l’ont connue avant les bombardements, un visage de papier maintenant, de cartes postales rééditées par Ouest-France, de petits livres imprimés en noir et blanc. Avant d’écrire, je n’ai pas vu non plus le Rennes d’aujourd’hui mais m’y rendre m’est inutile: la ville de Madeleine, comme son histoire, a été ensevelie. C’est une ville à reconstituer sur images d’archives, à recomposer sur la foi de travaux universitaires venus de Bretagne, de Grenoble, qui évoquent l’urbanisme et le logement, la nuit sous l’Occupation. C’est une ville à créer, c’est ce que j’aime, une ville qui ne m’impose que ce que l’Histoire a retenu, une ville aujourd’hui criblée de trous, d’absences, de silences, une ville pour l’écriture, pour la fiction, pour le roman. Je délimite précisément le quartier de Madeleine, je trace une croix sur la carte d’avant 1945, avenue Janvier, et j’y place l’hôtel où Madeleine est femme de chambre. Je repère le trajet qui l’y conduit, un long fil noir qui court les rues depuis le sud et ce village imaginaire de Moermel, où elle retourne le week-end. Je situe de Théâtre Municipal où se tiendront les répétitions du pianiste-soldat allemand Joseph Schimmer, les quais de Vilaine où, séparés par l’eau, ils vivront une unique promenade d’amoureux, je garde le Thabor aussi, pour les jardins tenus comme Madeleine contient la sensation d’étouffement qui la ravage. Après ça, j’invente. Il n’y a plus de noms de rues, de places, de nord, de sud, plus de marquage spatial. Il reste seulement le regard de Madeleine sur ce paysage urbain, qui en nie l’objectivité : c’est un paysage intérieur, un reflet d’elle-même, ce que je veux ce n’est pas Rennes, c’est le regard de Madeleine sur Rennes. Son regard.

Ma ville intérieure

Rennes, c’est enfin ma ville intérieure. Celle que je porte en moi et qui a d’autres noms de lieux dans lesquels jamais je n’aurais pu situer cette histoire. J’ai écrit plusieurs versions des premiers chapitres de L’échappée, j’y parlais du sentiment d’être étranger chez soi et j’ai ancré le roman dans des lieux de mon enfance, au sud-est près de la frontière italienne, qui évoquent pour moi ce sentiment. Je n’ai pas réussi à « écrire », c’est-à-dire à sculpter un objet littéraire, une matière esthétique avec une forme. C’était une confession, un saignement, un flot de vomissures, de bile, qui n’étaient pas un livre parce que le lieu empêchait la distance nécessaire à l’art. Rennes, c’est ma ville déguisée. C’est Grasse.
Plusieurs mois après la parution de L’échappée, en 2007, j’ai traversé Rennes, la ville d’aujourd’hui, après avoir été invitée à présenter mon roman, dans une librairie. Depuis la voiture qui était venue me chercher à la gare, j’ai lu par inadvertance les mots « avenue Janvier » sur un panneau de signalisation. Alors j’ai regardé autour de moi. Et je n’ai rien reconnu.