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Contributions
#13
Pour les 101 ans
de Madame Aurélie Nemours
RÉSUMÉ > Un peu oubliés les Alignements pour le XXIe siècle de l’artiste Aurélie Nemours? C’est l’avis de Jean-Claude Le Floch qui livre ici une analyse sur la signification de l’œuvre. On peut espérer que la livraison prochaine du nouveau bâtiment du Frac (Fonds régional d’art contemporain) sur le site de Beauregard remettra en lumière l’œuvre mesurée d’Aurélie Nemours.

     Rennes aurait tout l’air de bouder Aurélie Nemours! Ce n’est pas d’abord au Rennais lambda que je pense: s’il s’en tient à un léger haussement d’épaules parfois ponctué d’un « boff » indifférent, c’est aussi qu’on ne lui a guère donné l’occasion de comprendre ce qui peut légitimer la dépense, sur laquelle s’attardent quelques grincheux… La critique, de son côté, n’est pas beaucoup plus bavarde, si l’on excepte cet impudent qui va répétant à tous les internautes qu’il n’y aurait rien à voir qu’une « m… esthético-politique »

     Je veux parler de nos instances publiques qui, après avoir invité l’artiste et s’en être félicitées, semblent l’avoir quelque peu oubliée dans son coin. Oui, dans son coin, car, depuis cinq ans, pas trace d’un effort signalétique. N’allez pas chercher rue Aurélie Nemours: ce serait trop simple. Mais c’est quand même tout près : à l’angle des rues Gabriel Germain et François Tanguy-Prigent. Ce qui n’est pas de mauvais augure: Gabriel Germain nous renvoie aux racines grecques et le Finistérien Tanguy-Prigent s’y connaissait un peu en fait de calcul des ares et journaux de terre. Les vieux Rennais, peu familiers de ces dénominations récentes, s’y retrouveront mieux si je leur dis qu’on est à deux pas de la Robiquette, presque en limite, par conséquent, du territoire communal.
     Oui, oubliée. Rennes aurait pu, l’an dernier, marquer les cent ans de l’artiste; nul ne paraît y avoir songé. On ne saurait guère citer d’initiative publique de promotion de l’oeuvre, ni même d’utilisation de son image au bénéfice de l’image de la Ville. En matière culturelle, l’ère Gabillard relèverait-elle déjà de la préhistoire? On ne sait d’ailleurs plus très bien à qui se vouer… ou s’en prendre: Ville ou Métropole? Aurélie Nemours est-elle victime de ce flou que, par la force de l’habitude, on continue de dire « artistique »? Il aura fallu, dernièrement, le travail d’un enseignant de Montauban-de-Bretagne et de ses élèves, primé nationalement à Beaubourg, pour que quelques lignes dans Ouest-France attirent à Beauregard quelques poignées de curieux.

     Et si donc on y regardait de plus près, à ces Alignements du XXIe siècle? Qu’Aurélie Nemours me pardonne: elle voulait, semble-t-il, le singulier, Alignement. À mon sens, rien n’y fera: en Bretagne (et même ailleurs), on ne sait décliner le mot qu’au pluriel, que ce soit à Carnac (que personne ne manque de citer) ou, plus près (et on les oublie), à Monteneuf, Saint-Just ou Médréac. Ici aussi, des pierres levées alignées. Mais le granit dû aux picaous de Louvigné-du-Désert a été travaillé industriellement en impeccables parallélipipèdes rectangles de 0,90 sur 4,50 (0,9 x 5). Et ici au moins le nombre en est bien arrêté: 9 rangs de 8 « menhirs » new look, 72 donc au total. Les amis des nombres auront vite fait d’envisager toutes les décompositions de ce 72, soit en définitive et au plus simple: 2 à la puissance 3 multiplié par 3 à la puissance 2. D’emblée il est clair que l’art d’Aurélie Nemours se nourrit du jeu des nombres. Mais si nous tenons, pour le moment, le 2, le 3 et le 5, il nous manque le 7, dont il serait curieux qu’il ne soit pas au rendez-vous ; sans compter, d’autre part, avec quelques possibles invités-surprise…
     Cet assemblage, de par son ancrage dans l’espace, et à l’égal sans doute de ses prédécesseurs, tire sa signification immédiate de son rapport au soleil: plus qu’un simple cadran solaire – ce qu’il est, selon l’antique principe du gnômôn – c’est un calendrier solaire. Tout se passe comme si le soleil se pliait aux décisions de l’artiste: sans faute, il se lève le 21 juin à l’angle nord-est; sans faute, à l’angle sud-est le 21 décembre et pile sur la colonne centrale aux équinoxes d’automne et de printemps. Ce qui nous vaut, au long de chaque colonne, un combat continu entre la lumière et l’ombre de la colonne voisine: le front, chaque jour, descend jusqu’à midi pour remonter ensuite de nouveau. Aurélie Nemours atteint ici la limite de sa recherche sur le minimum des arts plastiques: dans un ensemble uniformément gris, reste le jeu de l’ombre et de la lumière avec les formes. Mais, en réalité, elle la dépasse, cette limite, par la création d’un mobile permanent… matériellement impalpable.
     Mais continuons à regarder, c’est-à-dire à compter et calculer. Nous n’avons retenu jusqu’à présent que des chiffres globaux. Si l’on considère les cadences, on retrouve le 2 et le 3. Du côté aux 9 colonnes, les intervalles font deux colonnes (1,80); ils valent trois colonnes (2,70) de l’autre côté. En résulte un effet paradoxal: la face aux huit colonnes est plus longue (26,10) que celle de neuf (22,50). Où nous retrouvons d’ailleurs le 5, puisque 22,50 = 4,50 x 5.

     Mais alors ce 26,10? Il est avec 22,50 dans un rapport de 1,16. Avec cette proportion de 1,16 entre les deux côtés de l’oeuvre, nous atteignons ce qui est présent là sans que les yeux puissent le saisir, qui ne s’offre, de vrai, qu’à l’intelligence mathématique. Une lignée d’artistes sait que la proportion 1,16 caractérise le rectangle (le seul) dans lequel il est possible de construire un hexagone régulier. La science des nombres passe le relais à celle des figures. Et le géomètre sait que nous sommes virtuellement en présence non pas d’un hexagone mais idéalement d’un nombre infini de figures homothétiques, puisque l’intersection des diagonales engendre un hexagone plus petit et de sens opposé, dont les diagonales elles-mêmes, etc. Plus parlant, peut-être: ces diagonales dessinent en même temps une étoile à six branches, dite « étoile de David »; et le lecteur aura déjà compris que c’est donc d’une famille sans nombre d’étoiles de David que notre structure est porteuse.
     Dans ces conditions, on doit retrouver le principe hexagonal, non plus seulement au sol mais à la verticale dans la face du Midi. Celle-ci se laisse effectivement lire comme une série de 5 rectangles de proportion 1,16 (4,50 x 5,22) où l’intellect géométrisant se délectera d’une frise d’hexagones enchaînés, que la spéculation peut à nouveau multiplier à l’infini.
     Et au Levant, la première salutation au soleil est-elle conçue dans les mêmes termes ? On ne sera pas surpris qu’elle ait son vocabulaire en propre. On y rencontre enfin le 7 en partenariat avec cet autre nombre remarquable qu’est le nombre d’or (ici 1,61). En effet, 1,61 x 7 = 11,27, qui multiplié par 2 nous redonne (avec une légère marge de 4 centimètres…) la largeur de 22,50. Essayons de comprendre. Le 7 est manifestement ici à prendre dans une interprétation sabbatique: 6 + 1, un 1 qui est à part des 6 autres. Qu’est-ce donc que tous ces mystères? Une lecture en définitive assez simple s’impose. Au centre, un double espace vide (deux fois 1,6), sorte de « sabbat plastique ». De part et d’autre, 6 espaces de 1,6 qui, groupés par 3, donnent des rectangles de 4,50 x 4,83, soit dans la proportion 1,07. Laquelle, plastiquement, est également remarquable (théoriquement, il faudrait 1,05 mais, en pratique, cette approximation est tout à fait suffisante) : elle permet de construire dans le rectangle un pentagone régulier, c’est-à-dire - air maintenant bien connu - toute une famille de pentagones en abîme; c’està- dire encore tout un ciel d’étoiles… Etoiles à cinq branches cette fois : le signe de reconnaissance des anciens Pythagoriciens !

     Tout cela paraîtra bien hermétique, inutilement compliqué, à qui n’est pas familier de cette tradition mathématisante dans les arts. Et puis, à l’âge de l’électronique triomphante, n’est-il pas dérisoire de se consacrer à un calendrier solaire de lourd granit assorti d’un appareil décoratif aussi abstrait ? Y a-t-il là autre chose qu’exercice de virtuosité savante à l’intention d’un public d’initiés ?
     Il me semble que oui, que ce monument du 21e siècle aux vagues allures néolithiques peut nous parler. Nous parler de l’art, sans doute. Dans cette unique oeuvre en trois dimensions qu’elle ait réalisée, Aurélie Nemours, je le disais, va au bout de son exploration des fondamentaux plasticiens. Que trouve-t-elle ? Que l’art n’est au coeur de sa vocation que lorsqu’il rejoint les mouvements et les rythmes du monde: le mouvement de la terre sur elle-même qui fait la nuit et le jour et les heures du jour, de la terre autour du soleil, notre étoile, qui nous vaut les saisons. Cette course dans l’espace à des vitesses évidemment astronomiques, nous ne la percevons pas (heureusement, sans doute), nous la pensons. Elle s’écrit cependant, à chaque instant, sur le calendrier solaire: l’art humain rend présent l’invisible.
     Car « l’intelligible », pour parler platonicien, n’est pas ailleurs dans on ne sait quel ciel éloigné. Qu’Aurélie Nemours marie les inspirations judaïques et pythagoriciennes ne doit pas tromper: le ciel, nous y sommes, en plein dedans ! Mais sans nous en rendre compte le plus souvent. Et c’est l’honneur de l’homme, par sa maîtrise des nombres et des formes réglées, de porter au jour ces conditions inaperçues de nos existences. C’est de cet honneur, d’abord, que parlent, en un sens, les Alignements.
     À condition, cependant, de ne pas oublier le soleil et la poussière d’étoiles où il danse… Le soleil qui, au-delà des apparences, n’obéit pas à Aurélie Nemours ! Et c’est bien aussi ce qu’elle veut dire. L’effort créatif de l’homme, à base de nombre et de figure, n’a de sens qu’en résonance avec les pulsations d’un monde qu’il n’a pas fait. Ne rééditons donc pas Babel. Certains visiteurs des Alignements s’offusquent de voir pousser à côté l’imposant palais du FRAC (Fonds Régional de l’Art Contemporain) et trouvent qu’il en vient à écraser l’oeuvre. Je crois que l’artiste ne se serait pas offusquée: l’oeuvre détient en elle-même sa mesure maîtrisée.
     Mesure, maîtrise. C’est peut-être le principe sabbatique qui est le dernier mot de notre vieille dame. Le sabbat qui veut, tous les sept jours, toutes les sept années et toutes les sept semaines d’années, un temps de pause et d’évaluation. Sans doute est-ce la signification qu’elle attachait au terme Alignement au singulier: faire le point et, comme nous disons, « se caler » par rapport aux étoiles, à notre étoile. Et lors, puisse l’homme toujours être en situation de dire au septième jour : « C’est bon, tout ce qui a été fait »!
     Et puissent nos élus et nos messieurs-dames de la Culture en dire autant pour la circonstance! La leçon d’Aurélie Nemours n’est pas que de modestie: elle dit aussi la fierté légitime.

     P.-S. - Il peut être utile de signaler que la proportion 1,16 est aussi celle de notre fameux Nouveau-né de Georges De La Tour au Musée des Beaux-Arts. De rappeler également que le même musée propose quelques oeuvres (en deux dimensions) d’Aurélie Nemours.