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Histoire & Patrimoine
#25
L’hôtel des demoiselles, une histoire sans mémoire
RÉSUMÉ > Le permis de construire posé depuis peu sur le mur des n° 59-61 de la rue d’Antrain amène à revenir sur l’histoire de cet austère et ancien édifice sans doute à la fois trop gênant pour la circulation, en trop mauvais état et trop prêt du centre et du métro pour ne pas disparaître… malgré les indications du PLU qui en indiquent l’intérêt patrimonial et historique élevé. à l’heure de sa destruction programmée, voici donc l’oraison funèbre de l’hôtel des Demoiselles, le plus vieux témoignage d’architecture scolaire féminine à Rennes.

     Au commencement de cette histoire, il y a une grosse maison bourgeoise un peu austère, toujours debout en face de l’actuel rectorat. C’est l’ancien hôtel des Demoiselles. Avant les bombardements de 1944, il y avait semble-t-il deux maisons et l’érudit Paul Banéat, infatigable recenseur de toutes les vieilles bâtisses rennaises, les avait baptisées « hôtels ». Les aléas du temps et le triste état dans lequel est celle qui reste rendent l’exercice de datation malaisé, mais les recherches de l’Inventaire permettent de comprendre que l’édifice promis à une destruction prochaine date des 17e et 18e siècles. Comme ceux de la rue Saint-Georges ou de la rue Saint-Michel…
    Comme souvent à Rennes, ville qui compte peu d’actes notariés avant la seconde moitié du 17e siècle, ce sont les documents établis par l’Etat monarchique pour reformer son domaine en 1646 qui apportent la plus ancienne mention connue. L’une de ces deux maisons est alors surnommée « le Colombier », en raison de la fuie qui l’environnait. Un verger est aussi signalé à proximité. C’est dire si nous étions bien déjà à la campagne. La liste des propriétaires de ces deux demeures montre par ailleurs des gens appartenant à la bonne société rennaise, qui bourgeois, qui nobles, les uns siégeant à l’hôtel de ville, les autres trônant au palais.
    Comme l’a fait remarquer Jean-Jacques Rioult, de telles maisons d’agrément étaient fréquemment construites là où pouvaient se déployer des points de vue, ce qui explique que l’ancienne rue d’Antrain, longeant le coteau dominant le cours de l’Ille, ait été bien pourvue en maisons de notables. En outre, de telles demeures présentaient l’avantage de pouvoir échapper à la ville aux beaux jours ou lors d’épidémies, et de bénéficier de quelques productions fruitières ou potagères.

     La toponymie actuelle garde encore le souvenir de ces vieilles demeures qui n’ont pas toutes disparu : la Cochardière, le Bois de Vincennes, la Fosse-Courbé, Montabizé, le Puits–Rondel, la Motte-Brulon, la Marbaudais, le Gros-Chêne, le Gast, et, plus loin, les Gantelles, la Tauverais, la Croix-Herpin et les Hautes-Gayeules. L’hôtel des Demoiselles, fruit de la fusion entre deux maisons voisines, est donc d’abord un des derniers vestiges de ce chapelet oublié de maisons et de manoirs qui formaient la transition et la charnière entre la ville et la campagne.
    Mais le faubourg de la rue d’Antrain, qu’on appelait alors le faubourg Reverdiais, était également peuplé, aux 17e et 18e siècles, de masures populaires, d’auberges, de quelques manufactures et de communautés religieuses. Ainsi, en partant de la place Sainte-Anne et en remontant cette route qui était celle de la Normandie, on trouvait d’abord de nombreuses hôtelleries et l’entrée du couvent des Carmélites (d’où le célèbre passage), puis, successivement, le couvent des Capucins (l’actuel lycée Saint-Martin), les petites Ursulines (au niveau de la rue de Cochardière), et, au delà, l’auberge de la Tête noire, une faïencerie, l’auberge des Trois Marches et une manufacture de draps.
    Pourquoi alors des Demoiselles dans ce faubourg ? La faute en revient à un homme, l’entreprenant abbé de Kergus (1714-1783). Celui-ci s’était mis en tête d’offrir un lieu d’éducation pour les filles de la noblesse pauvre bretonne. Vers 1778, il jeta son dévolu sur une maison du faubourg Saint-Hélier. Au départ, cette honorable institution ne devait accueillir que neuf jeunes filles, une pour chaque diocèse breton. Puis, en 1780, peut-être parce que l’air y était meilleur et que les effectifs grimpaient, il déménagea son monde faubourg d’Antrain. Derrière cette opération, agissait l’évêque de Rennes, Mgr Bareau de Girac qui acheta les deux maisons, ainsi que des terrains autour. Naquit alors l’hôtel des Demoiselles, placé sous le patronage de l’Enfant-Jésus et confié aux soeurs de Saint-Thomas de Villeneuve. Au fond, l’arrivée de ces demoiselles et des religieuses chargées de les instruire et de les éduquer ne déparait pas totalement dans cette rue peuplée de maisons religieuses et de demeures de notables.
    Commence ainsi la longue histoire scolaire du lieu. Sécularisés pendant la Révolution, les locaux redeviennent un établissement d’éducation pour jeunes filles de bonnes familles sous la Restauration quand est fondée l’institution Notre-Dame de l’Adoration perpétuelle par les soeurs « des Sacrés-Coeurs et de l’Adoration », dites aussi soeurs de Picpus, toujours propriétaires. Institution renommée, elle reçoit la visite de l’impératrice Eugénie en 1858. Ce qui est connu de nos jours comme étant « l’Ado » est donc le lointain héritier de « l’hôtel des Demoiselles ». Plus que l’interruption de l’enseignement de 1904 à 1927 et que le terrible bombardement du 12 juin 1944, c’est peut-être l’avènement de la mixité (1968) et le départ des dernières religieuses (1990) qui constituent les étapes les plus significatives d’une évolution profonde que la destruction annoncée vient symboliquement prolonger.

     Revenons au 18e siècle et à l’abbé de Kergus. En réalité, celui-ci n’en est pas à sa première entreprise éducative. Quelques décennies plus tôt, il a fondé un établissement semblable, destiné à l’éducation des jeunes gens de la noblesse pauvre. L’hôtel des Gentilshommes trône ainsi près du collège des jésuites depuis les années 1750. Devenu « caserne Kergus » après la Révolution, l’hôtel n’a pas survécu aux bombardements de la dernière guerre. Kergus est aussi connu pour avoir essayé de susciter un pèlerinage à la chapelle de Lorette, là où de nos jours s’élève la gare. Ainsi, il ne restera bientôt plus un seul témoignage architectural de son action éducative et dévote.
    Kergus apparaît en effet comme emblématique du → 18e siècle rennais, dans lequel l’esprit du « Grand siècle des âmes », selon la belle formule de Daniel-Rops, se prolonge et se conjugue avec les aspirations de la noblesse à assumer ce qu’elle estime être son rôle historique. Ainsi son initiative en faveur des jeunes nobles de sexe masculin s’apparente-t-elle à la fondation de l’école militaire de Paris (1751), qui participe de la même ambition de renforcer la vocation militaire de la noblesse, et en particulier de celle qui n’a pas forcément les moyens de pousser ses fils vers le service, comme on disait alors.
    Mieux encore, son initiative en faveur des soeurs et filles des précédents apparaît comme l’héritière provinciale de la création de la maison royale de Saint-Cyr, fondée au temps du Grand roi par sa très pieuse épouse morganatique, Madame de Maintenon. Kergus ne cherche en effet pas autre chose qu’à former de bonnes épouses et mères chrétiennes pour des gentilshommes loyaux officiers de Sa Majesté. Louis XVI et Marie-Antoinette ne s’y trompent pas et soutiennent financièrement l’entreprise de Kergus, entraînant avec eux une partie de la cour. Bientôt, une quarantaine de jeunes filles peuvent être accueillies par neuf religieuses. D’où probablement le déménagement rue d’Antrain.

     Fondé au milieu du 18e siècle, l’hôtel des Gentilshommes ne semble pas avoir suscité de grande polémique. Il n’en a pas été de même de l’hôtel des Demoiselles. En fait, la nécessité de trouver des financements pour ces dernières, mais aussi pour les jeunes gentilshommes, a suscité un débat virulent qui eut pour cadre l’assemblées des États de Bretagne. Ceux-ci se réunissaient tous les deux ans à Rennes, dans le couvent des Cordeliers situé en bas de l’actuelle rue Hoche. Au milieu des questions fiscales qui formaient l’essentiel du travail des sessions, les députés se voyaient saisis de demandes de subventions. L’abbé de Kergus, fort de ses soutiens dans la noblesse bretonne si puissante dans cette assemblée et de ses appuis en haut lieu, sollicita donc les États. Avec succès.
    La suite est racontée par une sorte de « curé journaliste », l’abbé de Miniac, auteur d’une chronique de Rennes au 18e siècle : « à l’occasion de ces établissements avantageux pour l’ordre de la noblesse, il arriva qu’un militaire (monsieur Geslin de Trémargat qui a une jambe de bois) parla en faveur du tiers dans l’assemblée des états de province de 1782 : « Messieurs on fait des établissement pour la noblesse, mais on ne pense point aux roturiers, c’est cependant eux qui fournissent et qui payent »… La réponse fut de la part d’un autre membre dans l’ordre de la noblesse : “la maison de force”, réponse digne d’une âme féroce et méconnaissante. Ce membre s’il se disait noble par ses titres en parchemin, il était très ignoble par les sentiments. Plus d’une personne m’a répété ce propos pour témoigner combien l’ordre de la noblesse est en général infatué, bouffi d’orgueil et rempli d’un mépris insultant pour ses propres compatriotes s’il manque à ceux-ci la qualité avantageuse ».
    L’affaire fit en effet grand bruit, et servit d’anecdote emblématique de l’égoïsme nobiliaire. Dans le numéro de décembre 1788 du très patriotique journal Le Héraut de la Nation, elle est reprise sur le mode polémique : « Il y a quelques années qu’un député du tiers s’opposant à une fondation exigée par la noblesse sous le masque de la prière, et demandant à cet ordre quels établissements il avait voté pour le tiers état, un gentilhomme répondit avec sang-froid : “Les hôpitaux et les maisons de force”… Cette saillie fut applaudie par six cents braves nobles, et par trente et quelques sourires ecclésiastiques ».

    Mais c’est surtout Chateaubriand lui-même qui, dans les Mémoires d’outre-tombe, a transmis à la postérité l’anecdote, la transformant au passage pour lui donner une plus grande cohérence en forçant l’opposition noblesse et tiers état. Il faut dire qu’il écrivait après la Révolution : « Le marquis de Trémargat, officier de marine à jambe de bois, faisait beaucoup d’ennemis à son ordre : on parlait un jour d’établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse ; un membre du tiers s’écria : « Et nos fils, qu’auront-ils ? – L’hôpital », repartit Trémargat : mot qui, tombé dans la foule, germa promptement ».
    Dès lors, son lecteur comprend un peu mieux pourquoi la Révolution a commencé à Rennes, thèse si chère au grand écrivain … Et peu importe que sa version ne corresponde pas vraiment à celle de Miniac, et qu’il oublie en passant les Demoiselles. Ce que l’on comprend, c’est que les demandes de subventions de Kergus pour la jeune noblesse ont contribué à mettre le feu aux poudres.
    Dans l’esprit des uns et des autres et dans la mémoire du grand homme, il semble que tout cela se soit en fait amalgamé avec une autre affaire qui fit aussi scandale dans les années 1780 : en 1784, le frère de Trémargat se vit offrir une somme colossale par les États de Bretagne à l’occasion du baptême de son fils. Volney, le célèbre pamphlétaire qui joua un si grand rôle dans la montée en puissance de la tension politique à Rennes à l’hiver 1789, n’en était pas le moins outré, et fit grand cas de toute cette affaire, la reliant explicitement aux demandes de l’abbé de Kergus : « Tout cela pour un avorton ! Certes, vous payez bien cher un ennemi de plus ! […] Demandez ce que devient l’argent quand les pensions, les bienfaits, les grâces, les appointements énormes, les fondations d’hôtels (nous y voilà) et de chapitres nobles absorbent tout ». Bastille et lanterne n’étaient dès lors plus très loin…

     L’hôtel des Demoiselles est donc non seulement un élément fort intéressant du patrimoine architectural rennais, mais aussi un élément remarquable du patrimoine historique régional. L’annonce de sa destruction s’explique sans doute au moins autant par la sacro-sainte pression urbaine que par le fait que l’hôtel n’est pas parvenu à s’ériger en lieu de mémoire. Sans doute ne le pouvait-il que difficilement. Sa scandaleuse naissance aristocratique et son indigne emplacement faubourgeois formaient comme deux péchés originels.
    Mais il y a plus sans doute, qui renvoie aux formes prises par la construction d’une mémoire féminine à Rennes. Osons en effet un parallèle. à quelques centaines de mètres de là, se meurt le lavoir de Chézy, témoignage d’une autre histoire également féminine, mais populaire pour le coup, et dont personne ne semble là non plus curieusement désireux de se saisir. Serait-ce alors, dans cette ville un peu intello-bobo, la victoire symbolique et mémorielle de Louise Bodin2, la si fameuse « bolchevique aux bijoux » de la rue La Fayette, sur les petites lingères de la rue de Dinan, ainsi que sur les religieuses et leurs aristocratiques pensionnaires de la rue d’Antrain ? La mémoire et la patrimonialisation sont-ils en effet autre chose que des miroirs ?