<
>
Contributions
#18
L’hommage
des historiens
à Pierre Goubert
RÉSUMÉ > L’historien Pierre Goubert est mort en début d’année à l’âge de 97 ans. Professeur à la faculté de Rennes pendant sept ans, il a marqué durablement ses étudiants. Devenus eux-mêmes enseignants et historiens, ils lui rendent aujourd’hui un hommage affectueux par la voix d’un des leurs, André Lespagnol.

     Le 29 mars, l’université de Rennes 2, à l’initiative de son département d’histoire, a rendu un hommage à la mémoire du grand historien Pierre Goubert, né en 1915, disparu le 17 janvier 2012 et qui fut professeur d’histoire moderne à la Faculté de lettres de Rennes de 1958 à 1965. Organisée en présence d’une centaine de personnes, anciens étudiants et élèves de Pierre Goubert, mais aussi de nombreux enseignants et étudiants d’histoire d’aujourd’hui, et avec la participation de Jean Delumeau qui fut collègue de Pierre Goubert à Rennes, cette manifestation a souligné le caractère profondément novateur de l’enseignement de celui qui fut l’un des grands noms de l’école des Annales, formé au contact direct de Marc Bloch et de Lucien Febvre. On doit à ce pionnier de l’histoire économique, sociale et plus encore démographique de la France moderne, un maître-ouvrage intitulé Beauvais et le Beauvaisis de 1600 à 1730, contribution à l’histoire sociale de la France du XVIIe siècle. Il est publié en 1960, juste au moment où son auteur s’installait à Rennes

     Ce sont les apports de ce travail de pointe qu’il a su alors transmettre, dans son cours de licence, à plusieurs promotions de jeunes historiens de Bretagne et de tout l’Ouest. Son enseignement était décapant dans sa forme, par son style direct et sa dimension critique: il présentait avec vigueur, et parfois ironie, les débats historiographiques en cours et leurs protagonistes. Il était aussi révolutionnaire sur le fond: il proposait en effet une histoire vue en bas, du peuple: vingt millions de Français… et Louis XIV peut-on dire. On inverse ainsi le titre de son ouvrage le plus diffusé, Louis XIV et vingt millions de Français, rédigé à Rennes et paru en 1966. Le livre a comme sujet collectif ces millions de paysans qui constituaient alors 85 % de la population française.
     Pierre Goubert savait analyser et disséquer de manière vivante et concrète les structures de leur fragile économie de subsistance ou la spécificité de leurs comportements démographiques les plus intimes, domaine dont il était l’un des premiers à faire une analyse scientifique. Il faisait ressortir la complexité de la stratification sociale de ce monde paysan, des modestes manouvriers aux riches « coqs de village ». Il montrait le poids des dominants qui les encadraient et les pressuraient à travers une multitude de prélèvements pesant sur leur travail, les réduisant pour beaucoup à la misère, avec le risque permanent d’une « mortalité », pour peu que survienne une crise de subsistance liée aux intempéries climatiques.

     C’était une histoire au ras du sol et des hommes, présentée avec une empathie évidente pour ces masses populaires sans parole, dont Pierre Goubert essayait d’analyser les conditions de vie et les comportements en mobilisant des sources massives jusque là dormantes: les registres paroissiaux, les inventaires après décès, les mercuriales des prix du blé. Il en décryptait pour ses jeunes étudiants les caractères, les richesses et les pièges, ainsi que les modes d’emploi méthodologiques.
     Bref, une grande leçon d’une histoire nouvelle « en train de se faire », qui a marqué à Rennes – comme plus tard à Nanterre et la Sorbonne comme auparavant à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud - des générations d’historiens, et qui laissera des traces dans leur manière d’enseigner. Elle en laissera aussi, cela fut rappelé lors de l’hommage, dans les manuels d’histoire de l’enseignement secondaire, voire du primaire.

     Le séjour de Pierre Goubert à Rennes fut trop court pour lui permettre d’engager des recherches de fond sur l’histoire de la Bretagne. Du moins a-t-il su lancer de nombreux étudiants de master (on disait alors DES: Diplôme d’Études Supérieures) sur de nouvelles pistes de recherche: en histoire rurale, en histoire démographique (domaine que développera ensuite son élève François Lebrun), et encore à travers l’étude des entrepreneurs du textile ou la publication critique de cahiers de doléances (ceux du Léon en l’occurrence). Ces derniers allaient servir, avec bien d’autres, de matériau pour l’ouvrage pionnier qu’il préparait alors avec son jeune collègue rennais Michel Denis. Cet ouvrage, 1789: les Français ont la parole, au titre symbolique pour un historien qui avait consacré sa recherche à explorer la condition de paysans « sans parole », inaugurait la célèbre et mythique collection Archives. Il constitue une trace documentaire durable du passage fertile de Pierre Goubert à Rennes et en Bretagne.