<
>
Dossier
#29
RÉSUMÉ > Tous les cyclistes ne se ressemblent pas ! Leurs motivations et leurs pratiques diffèrent selon leurs priorités : accéder rapidement à un centre-ville encombré, s’évader en pédalant doucement au retour du travail, livrer des colis au plus près des besoins. L’Agence d’urbanisme de Rennes (Audiar) réalise actuellement une étude approfondie sur ces nouveaux usages du vélo en ville. Pour Place Publique, son coordinateur Bruno Le Corre en dévoile les grandes lignes, riches d’enseignements.

     Il suffit de s’arrêter quelques instants Place de la République à Rennes, Cours des 50 Otages à Nantes, Place des Terreaux à Lyon et dans bien d’autres coeurs de ville pour constater que le vélo est aujourd’hui bien plus présent qu’il y a dix ans. Il a gagné en visibilité. Le nombre de cyclistes a augmenté dans les centres où les innovations et aménagements ont été nombreux ces dernières années (bandes et pistes cyclables, zones 30, zones de rencontre, vélos en libre-service…). Le visage du cycliste a également changé. Le militant à vélo bravant tous les temps et tous les dangers de la route est toujours là mais il n’est plus seul. L’Agence d’urbanisme de Rennes (Audiar) vient d’engager un travail sur les usages du vélo dans le coeur d’agglomération mais aussi au-delà, là où les aménagements sont moins denses ou inexistants. Une quinzaine de parcours commentés ont été réalisés avec des actifs vivant dans des communes de la périphérie rennaise et utilisant le vélo pour aller au travail, des étudiants pour rejoindre leur campus ou encore des coursiers à vélo pour délivrer colis et paquets divers dans le centre-ville de Rennes. Objectif de cette démarche : comprendre finement les usages, les motivations des utilisateurs, identifier les différents registres d’action (aménagement, marketing, communication, services à la mobilité…) pour booster l’usage du vélo en centre-ville mais aussi entre les couronnes et Rennes pour les trajets domicile-travail. Premiers retours de ces parcours avec quatre cyclistes, Stéphane, Agnès, Raphaël et Ronan1.

De nouveaux visages dans le monde du vélo

     Le vélo en libre-service a montré que la société était prête à expérimenter de nouveaux dispositifs, à condition que l’offre soit facile d’usage. Des jeunes de tous milieux, soucieux de solutions pratiques et peu chères l’utilisent, mais aussi des cadres d’entreprise. Aujourd’hui un peu tout le monde teste à un moment ou un autre un vélo en libre-service, soit en tant qu’habitant de sa ville ou touriste dans une autre ville. Dans le même ordre d’idées, le vélo à assistance électrique est actuellement en train d’opérer un changement d’importance dans deux domaines, les distances à parcourir et le relief, souvent au top du classement des résistances à l’usage du vélo. Ce nouveau vélo intéresse des hommes, des femmes, cadres d’entreprise ou employés, habitant dans des communes de couronne, un peu loin de leur lieu de travail. Ils le testent, l’expérimentent et franchissent le pas. Le prix d’achat (entre 1 000 et 2 000 euros) perçu pour certains comme un frein passe à la trappe avec les nouvelles offres de location longue durée proposées par des opérateurs ou des collectivités. Là aussi, le développement de l’économie du partage donnant la prime à l’usage sur la propriété est peut-être en train de changer la donne. Stéphane, cadre dans une grande entreprise de télécommunication à Rennes, hésitait à investir 2 000 euros. Il s’est documenté, a testé différents vélos mais la somme à investir pour un usage ponctué de beaucoup d’inconnues le faisait hésiter. Son projet de se lancer à vélo dans ses parcours domicile-travail tous les jours était encore fragile. Il a essayé le vélo à assistance électrique proposé en location à 150 euros par an par le service de transport de l’agglomération rennaise (Star). Il a franchi le pas en juillet dernier et s’est équipé au début de l’automne pour faire face aux journées plus fraîches et aux averses (des gants, un blouson étanche et respirant, un pantalon de type K-Way et des sur-chaussures). Dix mois plus tard, il va trois à quatre fois par semaine à vélo au travail, quasiment toute l’année sauf en décembre et janvier où le jour se lève tard et la nuit tombe tôt. Il parcourt quinze kilomètres de son domicile à l’entreprise et ceci en trente minutes. Un temps connu d’avance, parfaitement maîtrisé alors que le trajet en voiture varie de vingt minutes à une heure en fonction des bouchons sur la rocade et ses accès. Agnès, psychologue dans deux établissements de soin, s’est également équipée d’un vélo à assistance électrique. Elle fait un trajet d’une quinzaine de kilomètres, trois fois par semaine. L’assistance électrique permet de doser l’effort et de ne pas arriver en sueur au travail. Plus besoin de passer sous la douche ou de changer de vêtement. Certes, ces nouveaux visages ne sont pas nombreux. Ici et là, cinq, dix, vingt, trente… dans quelques établissements, c’est peu. Cela ne chamboule pas la géographie des flux et les parts modales auxquelles les décideurs accordent tant d’importance, mais pourtant ça compte parce que cela change les représentations, les idées toutes faites sur le vélo et les freins à son usage. Un relief un peu vallonné, un trajet un peu long, 10, 12 voire 15 kilomètres ne sont plus des obstacles insurmontables à l’usage du vélo. Autre point qui fait bouger les lignes, le travail sur le design et l’esthétique des vélos. Il n’y a plus un, deux, trois ou quatre modèles mais de multiples, allant du vélo classique avec ou sans assistance électrique au BMX en passant par les vélos urbains à pignons fixes. Ces vélos sont pour des jeunes des objets ludiques leur offrant de nouvelles sources de plaisirs.

Le vélo, un mode d’appropriation de la ville

     Car le vélo n’est pas seulement un mode de déplacement, c’est aussi un mode de découverte et d’appropriation de la ville. Comme le marcheur qui compose et recompose la ville au fil de ses pas, le cycliste se glisse dans de multiples paysages et se compose une histoire, une expérience singulière de la ville. 8 h 15 le matin, quelques centaines de mètres après avoir quitté son domicile, Stéphane se lance sur la départementale 837, une « deux fois deux voies » régulièrement embouteillée. Il remonte le flot sur la voie cyclable, emprunte une piste aménagée récemment, traverse, l’esprit libre, un bout de nature, regarde le jour se lever dans la fraîcheur matinale et s’engouffre dans un tuyau noir. Hop, la rocade est franchie ! Après la traversée d’un lotissement où il échange quelques bonjours avec des joggers, Stéphane déboule sur les grands boulevards rennais. Il roule à un bon rythme sur la bande cyclable. Là, le paysage lui échappe. Il a toute son attention rivée sur les mouvements des automobilistes. L’oeil du cycliste est en alerte. Il guette la portière qui peut s’ouvrir, le véhicule trop avancé sur la ligne blanche du stop et s’apprêtant à la franchir… Avant chaque mouvement compliqué, il s’assure d’être visible et d’avoir été compris. Le cycliste est un expert du comportement des automobilistes.
    Le parcours d’Agnès est une expérience différente, très singulière. Elle recherche les trajets directs et roulants pour faire les quinze kilomètres qui séparent son domicile de son travail, préférant bien souvent la route aux aménagements proposés. C’est aussi « une façon d’apprendre à l’automobiliste à partager la route ». Elle râle sur les « trottoirs – cyclistes » très saccadés qu’elle doit parfois emprunter ; un espace pas très lisible qui n’est plus un trottoir sans être pour autant une piste cyclable. Elle essaie d’y échapper en utilisant la chaussée. Pas facile, les automobilistes n’hésitent pas à lui signaler à coups de klaxon l’aménagement réalisé pour les cyclistes. Sortie de la ville, elle est plus libre et plus à l’aise sur la petite départementale qui traverse la campagne. Le trafic y est peu important vers 19 heures. Elle croise seulement quelques voitures. Toutefois, à certaines heures, la route est plus fréquentée. Pendant son parcours à vélo, Agnès est, chaque jour, plongée dans un nouveau monde, un monde fait de livres lus qu’elle écoute en pédalant. Une façon de se détendre et de se retrouver après une journée intense. Raphaël est davantage absorbé par la découverte de la ville. Il est urbain et aime explorer les villes aussi bien en tant qu’habitant que touriste. Il a longtemps vécu à Rennes. Il y travaille toujours mais s’est installé à une trentaine de kilomètres. Il vient en train à Rennes tous les jours, en y embarquant son vélo pour parcourir les deux kilomètres qui séparent la gare de la rue de Paris où se trouve son entreprise. Parcourir Rennes à vélo, c’est pour lui « une façon de rester rennais » en attendant de revenir s’y installer. Il n’a pas un, deux ou trois itinéraires mais une bonne dizaine voire plus entre la gare et la rue de Paris. Il essaie de trouver le plus court ou le plus adapté en fonction du vent, de l’intensité de la circulation et de sa fluidité. Il connaît bien la ville. Il fabrique son trajet dans le flux de circulation. Il file, se faufile dans les différents quartiers. Le vélo est pour lui un moment intense de glisse urbaine, une façon de découvrir des scènes nouvelles, de s’approprier la ville. Il construit chaque jour sa « poétique de la ville2 ».

Le vélo rend sympathique le métier de coursier

     Autre figure de la vie urbaine, le coursier. Ces hommes et femmes des grandes sociétés internationales UPS, DHL, FedEX qui stationnent en double file leur camionnette et parcourent la ville au pas de course. Ils n’ont pas le temps de parler, juste le temps de demander une signature électronique au client. Pour les citadins, ce sont surtout « des gêneurs3 ». Ils polluent avec leur camionnette au diesel, déclenchent des embouteillages dans de multiples rues très sollicitées par d’autres usagers. Le coursier à vélo ou en triporteur à assistance électrique bénéficie d’une tout autre image. Il est sympathique et change le regard sur le métier. Il est vrai qu’il exerce aussi sa profession de manière très différente. Il prend le temps de discuter et d’échanger avec des commerçants, des habitants du centre, prends des nouvelles de telle ou telle personne absente. À Rennes, Ronan, coursier dans le centre-ville est connu de tous. Au fil des tournées, il connaît aussi ses clients et leurs habitudes horaires. Il franchit les seuils, n’hésite pas à repasser en cas d’absence. Il fonctionne dans un réseau d’interconnaissances et peut faire confiance au commerçant du rez-de-chaussée pour remettre le colis au voisin du premier étage qui travaille à l’extérieur et n’est jamais là lors de ses différents passages. Avec son triporteur, Ronan se faufile dans les rues piétonnes du centre, occupe l’espace public sans gêner les autres occupants et contribue à construire une autre représentation de la ville et des relations sociales. Le coursier à vélo comme le piéton devient un producteur d’espace public, d’urbanité. Il nous fait oublier l’espace d’un moment les conditions de travail dans le monde de la logistique4 !

     Le vélo a repris place dans la « géographie sentimentale » de la ville et dans son espace physique. À Rennes, 150 kilomètres de liaisons sont aujourd’hui aménagés dans l’agglomération. Le réseau progresse mais est loin d’être achevé. De nombreux itinéraires sont encore composés de morceaux discontinus, notamment entre Rennes et les communes mais aussi entre les communes de l’agglomération. Ces « itinéraires à trous » avec parfois des tronçons caillouteux, peu roulants, de grosses infrastructures routières encore infranchissables ou au prix de multiples détours ou passages hasardeux constituent encore des verrous importants au développement de l’usage du vélo. À Rennes, franchir la rocade dans certains secteurs constitue une réelle épreuve. Circuler sur certains axes historiques dans un flot continu de voitures le matin et en fin de journée (par exemple entre Rennes et Acigné) est quasiment réservé aux pratiquants de longue date, qui connaissent finement les espaces à risque ou savent s’imposer dans le flot des véhicules. Faire progresser le vélo nécessite de proposer un dispositif complet, sécurisé, visible et lisible. Alors comment changer de braquet ? À l’étranger, plusieurs grandes agglomérations se sont lancées dans la construction d’autoroutes cyclables connectées aux réseaux de transports publics. L’infrastructure cyclable est une maille souple. Elle n’est pas isolée et flottante. Elle offre des connexions et points de synergie avec les transports publics. Ces connexions sont bien visibles et lisibles.
    Le dossier réalisé par Chronos5 sur le sujet livre plusieurs exemples éclairants. Ainsi, l’autoroute cyclable entre Lund et Malmö en Suède (16 kilomètres) est maillée de stations de bus et de trains pour permettre des utilisations complémentaires, par exemple en cas de fatigue ou d’envie de varier le parcours. Dans le même ordre d’idées, l’autoroute vélos belge entre Louvain et Bruxelles (26 km) est reliée aux gares avec une signalétique dédiée. Au Danemark, près de 500 kilomètres sont en construction en faisant une place importante aux services à la mobilité le long du parcours (bornes de réparation rapides, stations de repos…). Toutes ces nouvelles offres sont assorties de dispositifs de guidage et d’information des cyclistes. Ils forment une trame qui structure l’espace et le rend plus accessible. L’apprentissage à la mobilité est également pris au sérieux. Stages de remise en selle, programmes « cyclistes sains » ou cours gratuits de vélos sont ainsi proposés. En France, deux grandes villes se lancent, Strasbourg avec son projet Vélostras et Nantes qui va réaliser 16 kilomètres de « véloroute » en site propre. Des expériences à suivre de près.