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Dossier
#11
RÉSUMÉ > Avec l’arrivée du chemin de fer, les cheminots s’établissent au sud de la gare, où une culture spécifique se développe. A partir des années 1960, l’évolution de leur profession et l’amélioration de leur niveau de vie entraînent leur dispersion. Aujourd’hui, les derniers dépositaires de l’identité cheminote ne peuvent que constater son délitement.

Avec l’arrivée du chemin de fer, les cheminots s’établissent au sud de la gare, où une culture spécifique se développe. A partir des années 1960, l’évolution de leur profession et l’amélioration de leur niveau de vie entraînent leur dispersion. Aujourd’hui, les derniers dépositaires de l’identité cheminote ne peuvent que constater son délitement.

Au 6 bis, de la rue Pierre-Martin, au sud de la gare, le QG des syndicats de la SNCF s’anime. Les cheminots retraités de la CGT arrivent à l’heure pour la réunion hebdomadaire, se saluent. Certains montent difficilement les marches qui mènent au local. Plus bas, un bâtiment modeste abrite la bibliothèque du comité d’établissement des cheminots de Bretagne, avec vue sur les rails. A gauche, on aperçoit le Technicentre, les ateliers de la SNCF, déployés sur six hectares, où travaillent six cents salariés. Autour, s’élèvent des immeubles d’après-guerre, d’un blanc défraîchi. Ces logements sociaux d’une dizaine d’étages appartiennent à ICF Atlantique, le bailleur social de la SNCF. Ici, les cheminots sont chez eux. En 1857, à la construction de la gare de Rennes, une vie sociale s’est peu à peu organisée derrière les voies, à l’écart du centre-ville. Là où les champs s’étendaient, des logements se sont implantés, ainsi que des écoles et des commerces, pour répondre aux besoins des cheminots. Un siècle durant le quartier a vécu à leur rythme. « On allait tous les soirs boire un coup Chez Ida, rue de Quineleu », raconte un ancien chaudronnier de 79 ans, locataire d’un appartement ICF depuis 1958. Sa femme est née dans le quartier, ses quatre enfants y ont grandi. « Avant, tous mes voisins étaient cheminots. On formait une grande famille », poursuit-il, nostalgique.

S’éloigner pour devenir propriétaire

Dans les années 1950, 80 % des 464 logements ICF étaient encore occupés par des familles cheminotes. Lors des réhabilitations des années 1990, Rennes Métropole a récupéré 25 % des appartements en contrepartie d’indemnisations. Aujourd’hui, il n’y reste que 30 % de cheminots. Parmi eux, un quart de retraités, contraints de vivre dans les logements sociaux, faute de moyens suffisants pour devenir propriétaires. Thierry Agaesse, gardien des immeubles ICF de la rue Pierre-Martin, explique : « Un pavillon T4 coûte 550 € par mois contre 800 à 900 € dans le quartier. Pour un appartement, il faut compter 450 €. » Cent-cinquante de moins que dans le privé.
Depuis toujours, l’accès à la propriété s’avère difficile, Alfred Gérard, président de la Fédération générale des retraités cheminots de Bretagne habite à un kilomètre au nord de Rennes, à Montgermont. Devenu cadre, il a fait construire en 1972, vingt ans après son recrutement à la SNCF comme agent d’exploitation. Ayant vécu dix ans dans le quartier, il estime avoir accédé à un meilleur confort : « J’habitais au 18e étage d’une tour, boulevard Oscar-Leroux. Je l’ai quittée sans regret. »
On retrouve la même aspiration chez les cheminots actifs du secteur. Ce quadragénaire, installé depuis un an dans un pavillon ICF avec sa femme et leurs trois enfants, y voit une solution temporaire : « On aimerait habiter en dehors de Rennes, ne serait-ce que pour le coût. C’est trop cher d’acheter ici. »

Les départs entraînent une baisse du nombre de cheminots dans les associations qui leur sont dédiées. L’Ensemble musical des cheminots rennais en fait l’expérience. Dans les années 1960, huit membres sur dix étaient cheminots ou ayant-droits ; au début des années 2000, ce chiffre est tombé à cinq. « Les cheminots n’habitent plus autour de la gare. La plupart s’inscrit dans les associations de sa ville », précise Robert Sanquer, président de l’Ensemble musical.
Même constat au stade Jean-Coquelin, qui porte le nom d’un cheminot héroïque. Le long de la voie ferrée, en traversant la rue de Vern, cette ancienne ferme a été cédée aux oeuvres sociales de la SNCF par un général, en 1946. Elle a accueilli pendant longtemps les activités de loisirs entre cheminots telles que la très ancienne « fête des gariers », grande journée de démonstrations sportives. Rééditée à la fin des années 1990 par le comité d’établissement, la manifestation n’a pas rencontré le succès d’antan. L’Association sportive des cheminots rennais – 1 200 adhérents – principale utilisatrice des infrastructures, connaît également un désengagement progressif des cheminots : « Ils ne constituent plus que 20 % de notre effectif. En général, ils sont plus âgés que les autres membres », indique Serge Désille, le président.
Ces responsables associatifs, un brin fatalistes, pensent avant tout au maintien de leurs structures créées à l’aube du siècle dernier quitte à ouvrir le cercle des cheminots : « Il faut bien remplir les pupitres », concède Robert Sanquer. L’ouverture a cependant ses limites et les deux hommes n’envisagent pas de céder la présidence de leur association à un non-cheminot. Encore moins d’ôter la référence professionnelle : pas question de toucher au nom des structures. Serge Désille rappelle qu’elles sont financées par le comité d’établissement, et ce depuis sa création en 1986. Il débourse 400 000 € par an, soit le quart de son budget total, afin d’assurer l’entretien du stade Jean-Coquelin. Malgré les 80 % de non-cheminots qui en profitent, la municipalité n’y participe pas.

De l’autre côté de la route, dans le petit local lumineux et cosy de la bibliothèque du comité d’établissement, des classiques de la littérature côtoient diverses publications à destination des cheminots. « On cherche à se distinguer des bibliothèques municipales. Nos ouvrages sont orientés : tourisme car ils voyagent beaucoup ; droit des femmes et des enfants ; culture ouvrière et revendications sociales », détaille Sandrine Macé, la responsable régionale des activités culturelles et des sept bibliothèques de Bretagne.
Ces thèmes ne sont pas sans rapport avec la longue histoire de la SNCF et de ses ouvriers ; toutefois, la bibliothèque connaît une baisse régulière de sa fréquentation. C’est sur son existence même que l’on peut s’interroger. « D’autres institutions ont pris le relais. Les Champs libres se trouvent à 1,5 km, il n’y a plus de raison d’aller à la bibliothèque SNCF », admet Serge Désille, également élu au comité d’établissement. Le vieillissement des lecteurs, âgés de 60 ans en moyenne, peut également mettre en péril la pérennité du lieu : « Les trentenaires et les quadras désertent. »
Pourtant, Sandrine Macé s’efforce d’attirer le public cheminot vers d’autres évènements culturels. Depuis le mois de février, la bibliothécaire prend en charge l’organisation des activités culturelles et sportives proposées par le comité d’établissement. Les cheminots constituent 95 % des participants. Elle organise aussi des expositions et des goûters littéraires : « Le livre de François Morel, Hyacinthe et Rose, sur ses parents cheminots sera à l’honneur à la cantine SNCF. » Il s’agit pour elle de perpétuer une identité déclinante.

En dépit de leurs efforts, d’autres institutions sont d’ores et déjà menacées. La situation de la Fédération générale des retraités des chemins de fer de Bretagne est symptomatique de l’indifférence grandissante des cheminots visà- vis de ces structures. Ses quatre cents membres ont en moyenne 79 ans. « L’an dernier, nous n’avons fait aucune nouvelle adhésion », constate amèrement Alfred Gérard, son président.
Dans le local de la Fédération, situé en contrebas de la bibliothèque, il se remémore avec Cyprien Moqué et Rémi Robin, vice-présidents, le métier à l’époque où la locomotive était encore à vapeur. Alerte, Cyprien Moqué, 88 ans, ancien gymnaste aux Vigilants rennais, le club des cheminots de l’Ouest, habite le quartier. Il a fait construire une maison en 1954, rue Paul-Bourget. Selon lui, le changement de rythme de travail à la SNCF a eu un impact important sur la cohésion entre collègues. « Avant, on faisait 54 heures par semaine et six dimanches sur sept. Les roulants travaillaient par couple, un conducteur, un mécanicien. » Rémi Robin s’en amuse : « Tu voyais plus souvent ton partenaire que ta femme. » Un autre habitant de la rue Pierre-Martin confirme ce changement. « On rentrait très jeune à la SNCF. Moi j’avais 14 ans. A cet âge là, on est très malléable, on nous inculquait la culture cheminote. » Cyprien Moqué le déplore : « Maintenant il y a moins de contact dans le travail, les gens sont plus individualistes. »
La solidarité s’étiole et la vie du quartier s’en ressent. Cette habitante, fille puis femme de cheminot, a grandi dans les immeubles de la rue Pierre-Martin. A l’époque, les épouses prenaient des cours de cuisine et de couture avec des conseillères en économie sociale et familiale : « Pendant ce temps, les jeunes enfants étaient pris en charge par leurs aînés. » Et son mari de poursuivre : « Le quartier était beaucoup plus sympa. Les gamins jouaient partout, maintenant il n’y en a plus. Ce n’est plus la même mentalité : les gens sont égoïstes. »

Cette nostalgie s’accompagne d’une crainte, celle de voir le quartier recomposé par le projet EuroRennes. A l’horizon 2020, un réaménagement de la gare et de ses environs est prévu, avec la construction d’un nouveau quai pour permettre l’arrivée de la Ligne à Grande Vitesse. Cette extension pourrait remettre en cause une partie du Technicentre, où travaillaient dans les années 1950 jusqu’à 1 300 personnes. « L’avenir des ateliers dépend moins du projet EuroRennes, qui n’empièterait que sur une petite part du site, que de la stratégie de la SNCF », tempère Serge Désille. Ce que ne dément pas Frédéric Bourcier, adjoint au maire délégué à l’urbanisme et à l’aménagement : « Le Technicentre a une vocation nationale, cela dépend seulement de la SNCF. La ville n’est pas décisionnaire en la matière. »
Situées à la limite sud de la Zac EuroRennes, les rues de Quineleu et Pierre-Martin s’intègrent à un espace qui constituera l’une des principales voies d’accès des véhicules légers à la gare. Certains habitants craignent que l’aspect du paysage soit transformé, du fait de l’élargissement de la voirie. « Un immeuble de quarante appartements de la rue Pierre-Martin pourrait être abattu, mais on n’est pas associé aux discussions. Les locataires viennent me voir et me demandent si j’en sais plus », regrette Thierry Agaesse, gardien ICF. Pierre Benaben, chargé de mission à la direction générale de l’Aménagement urbain à Rennes Métropole, confirme cette éventualité.
Le quartier n’est pas la chasse gardée des cheminots, malgré le poids de l’histoire qui nourrit cette image. Pascal Durand, responsable de la section CGT des cheminots de Rennes, qui a vécu là pas moins trente ans, est catégorique : « La rue Pierre-Martin reste identifiée comme le quartier cheminot, on ne l’enlèvera pas. » Néanmoins, selon Frédéric Bourcier, son essence changera de toute façon : « EuroRennes existe pour que ce secteur participe un peu plus à la ville. Les pavillons et petits collectifs sont relativement tranquilles, à l’écart des grands flux de circulation. Il y a déjà eu une évolution : le quartier se « boboïse «. Il n’est réservé à personne et doit être disponible pour tous. »