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Contributions
#29
La mécanique de l’élection intermédiaire
RÉSUMÉ > Au lendemain des élections municipales des 23 et 30 mars 2014, que retenir de ce scrutin en Bretagne ? Le politiste Christian Le Bart revient ici sur les enjeux de ces élections intermédiaires, marquées par un net recul de la gauche, moins uniforme toutefois qu’il n’y paraît. Le Front national confirme son implantation, tandis que le renouvellement du personnel politique apparaît comme l’une des principales conséquences de ces municipales dans l’Ouest.

     Avant même que les électeurs se soient déplacés, le scrutin municipal de 2014 avait donné lieu à des prophéties convergentes : tous les pronostics annonçaient un recul de la gauche et le verdict d’élection intermédiaire s’imposait sur le mode de l’évidence. On rappellera brièvement ce qu’est une élection intermédiaire : c’est une élection non centrale (donc locale ou européenne) que les hasards du calendrier ont placée quelques années après un scrutin présidentiel et/ou législatif, et qui fournit aux électeurs l’occasion d’exprimer leur mécontentement à l’endroit des gouvernants centraux. L’histoire politique récente en a fourni quelques exemples fameux : sanction de la droite giscardienne aux municipales de 1977, de la gauche mitterrandienne aux municipales de 1983, de la droite sarkozyste aux régionales de 2010… L’impopularité du couple exécutif Hollande-Ayrault, saisie au terme d’une période de deux ans qui correspond assez typiquement au cycle du désenchantement démocratique, laissait prévoir un cas idéal typique d’élection intermédiaire.
    À l’échelle de la Bretagne, la question qui se posait était de savoir si l’ancrage socialiste d’un grand nombre de villes allait accentuer ou freiner cette mécanique. Ayant beaucoup gagné lors des scrutins précédents (et en particulier en 2008), le socialisme municipal breton avait beaucoup à perdre. Sauf à faire l’hypothèse inverse de son implantation profonde et durable, dont certains pensaient qu’elle serait suffisante pour faire obstacle à une possible vague UMP.

La résistance du socialisme municipal breton

     Au vu des résultats des principales villes, il est tentant d’arbitrer en faveur de la seconde hypothèse. Certes la gauche ne peut s’enorgueillir d’aucune municipalité nouvelle (à l’exception de Quimperlé ou de Port-Louis). Mais elle garde ses principales places fortes (Rennes, Brest, Lorient, mais aussi Fougères, Guingamp, Lannion, Lanester, Janzé…), la seule défaite lourde s’observant à Quimper. Cette résistance peut s’analyser comme signe d’ancrage du socialisme municipal breton, quand par exemple, à l’échelle du grand Ouest, on assiste au basculement de Laval, Caen, Angers, La Roche-sur-Yon… Le plus souvent, cette résistance est le fait de maires sortants bien implantés, tels François Cuillandre à Brest, Norbert Métairie à Lorient, Christian Marquet à Lannion, Louis Feuvrier à Fougères. Rennes (de même que Guingamp) offre un autre cas de figure, Nathalie Appéré succédant à Daniel Delaveau. La capacité de résistance du socialisme municipal breton ne doit pas être exagérée : la gauche recule souvent en voix ; elle ne doit même parfois sa victoire qu’à une triangulaire imposée par le maintien du FN. Dans ces conditions, on comprend que par exemple le score de Nathalie Appéré à Rennes, à peine en deçà de celui de Daniel Delaveau en 2008 (56 % contre 60 %) ait pu apparaître comme une remarquable performance.

     Si l’on affine le regard et que l’on descend un peu vers les villes moyennes, l’appréciation change sensiblement. Plusieurs villes tombent dès le premier tour (Bruz, Mordelles) ; et le second tour ne fait qu’amplifier le phénomène : Quimper, Cesson-Sévigné, Pontivy, Ploërmel, Ploemeur, Auray, Tréguier, Audierne, Pont-l’Abbé, Châteaubourg… Le symbole de ce qui s’apparente alors à une vague bleue est bien sûr Quimper, dont Bernard Poignant, très proche de l’actuel chef de l’État, avait été élu maire une première fois en 1989. Difficile de savoir si c’est cette proximité qui fut fatale à Bernard Poignant, plutôt que par exemple certains dossiers locaux (question des transports). Les commentateurs se sont évidemment emparés du symbole : à travers le maire sortant de Quimper, c’est bien le Président de la République qui aurait été visé… La mécanique de l’élection intermédiaire aurait joué à plein, bien davantage par exemple que pour son homologue de Brest (François Cuillandre), certes socialiste lui aussi, mais seulement élu local, moins associé donc à la gauche de gouvernement.
    Le basculement observable à l’échelle des municipalités se retrouvera au niveau des intercommunalités. Saint-Brieuc, Quimper et Concarneau glissent à gauche ; la gauche demeure majoritaire à Rennes Métropole malgré la perte de trois villes d’importance de la périphérie rennaise : Bruz, Cesson-Sévigné, et Mordelles.
    La droite conserve les villes qu’elle détenait déjà. Certains sortants sont facilement réélus dès le premier tour : Pierre Méhaignerie à Vitré, David Robo à Vannes, Grégoire Le Blond à Chantepie, Pierre Breteau à Saint-Grégoire, Paul Kerdraon à Pacé, Patrick Leclerc à Landerneau. Ces succès n’étaient pas écrits à l’avance : Pierre Méhaignerie pouvait être handicapé par son âge (74 ans) ; David Robo, successeur de François Goulard, affrontait pour la première fois le suffrage universel ; et on aurait pu s’attendre à ce que les villes de la périphérie rennaise poursuivent leur glissement à gauche du fait d’une sociologie « classe moyenne » favorable à cette dernière.
    Le second tour confirme et amplifie le premier : les sortants de droite ou de centre-droit sont réélus à Douarnenez, Morlaix, Concarrneau, Châteaulin, et bien sûr à Saint-Brieuc (Bruno Joncour, Modem)... Si alternance il y a, celle-ci s’effectue parfois à l’intérieur de la droite, comme à Saint-Malo, Dinard, Dinan ou Redon. Dans les deux premiers cas, le maire sortant était bien candidat mais c’est une autre liste de droite qui l’emporte (Martine Carveia à Dinard contre la sortante Sylvie Mallet, Claude Renoult à Saint-Malo contre le sortant René Couanau) ; dans les deux autres cas, le sortant ne se représentait pas et la succession fut moins conflictuelle (Didier Lechien succède à René Benoît à Dinan ; Pascal Duchêne à Vincent Bourguet à Redon).

     Les élections municipales sont traditionnellement difficiles pour le FN, en particulier dans l’Ouest. Il lui faut trouver des leaders têtes de listes, il faut que ces derniers parviennent à convaincre leurs colistiers potentiels de s’afficher FN, bref il faut réussir une implantation là où la stigmatisation demeure forte. En 2008, par exemple, le FN n’était en mesure de présenter une liste complète qu’à Lorient.
    En 2014, la constitution de listes constitua incontestablement la première victoire du FN. Tout s’est passé comme si le stigmate avait été inversé : quand les listes PS et même UMP ont tendance à oublier d’arborer l’étiquette partisane qui en principe leur donne identité, le FN (ou, en sa forme adoucie, le Rassemblement Bleu Marine) apparaît sûr de lui, conquérant, décomplexé. À l’arrivée, ce ne sont pas moins de 9 villes qui s’affichent en 2014 sous cette bannière : Rennes, Brest, Vannes, Lorient, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Quimper, Morlaix, Fougères. La peur d’être montré du doigt ne joue plus, ou plus autant qu’avant.
    La seconde surprise est venue bien sûr des résultats obtenus par ces listes : aucune ne fait moins de 8 %, ce qui autorise à parler d’implantation véritable, au moins en milieu urbain. Dans 3 villes (Lorient, 15 % ; Saint-Brieuc, 11 % ; Fougères, 17 %), l’extrême-droite franchit la barre des 10 % et impose une triangulaire. Et les électeurs FN maintiennent leur préférence au second tour à Lorient (14 %) comme à Fougères (17 %), le FN améliorant même son score à Saint-Brieuc (12 % et 150 électeurs supplémentaires). Ces scores ne tombent certes pas du ciel : lors des cantonales de 2011, trois candidats FN avaient franchi la barre du second tour, dont deux en milieu urbain (Le Blosne à Rennes, Lorient-Nord). Les candidats FN avaient alors semblé les premiers surpris de cette performance, certains ayant de fait très peu fait campagne. Rien de tel en 2014. Le FN a cette fois-ci su prendre le temps de l’implantation. L’exemple de Fougères est parlant : une ville anciennement ouvrière en crise, un leader FN à la fois politiquement expérimenté (il fut cadre du parti à l’époque de Jean-Marie Le Pen avant de suivre un temps Bruno Mégret) et bien implanté localement (il est professeur d’histoire-géo dans le lycée privé). Il n’en a pas fallu davantage pour faire de Fougères le point d’ancrage du vote FN en Bretagne.

     Le modèle de l’élection intermédiaire fait peu de cas des personnalités ; il suppose un vote sur étiquette saturé d’enjeux purement nationaux. On sait qu’en réalité le choix des électeurs est une alchimie complexe (et instable) entre considérations nationales et considération locales. Un maire bien implanté peut résister à une conjoncture difficile, et inversement une candidature mal préparée peut gâcher une opportunité. Dans le cas de la Bretagne, le renouvellement ne fut pas réductible, on l’a dit, aux situations d’alternances gauche-droite. Emblématique de ce renouvellement interne à une même famille politique fut bien sûr la victoire de Nathalie Appéré à Rennes : symbole de rajeunissement et de féminisation, cette élection fait également écho à celle de Johanna Rolland à Nantes. Âgées respectivement de 38 et de 34 ans, les deux femmes incarnent le renouvellement alors même que la droite a pu leur reprocher, non sans argument, d’être de purs produits d’un socialisme municipal très bien (trop bien) implanté.
    Renouvellement également à Saint-Malo, à droite cette fois-ci, mais dans un contexte beaucoup plus conflictuel. À la différence de Jean-Marc Ayrault et de Daniel Delaveau, René Couanau n’avait pas renoncé à se présenter pour un cinquième mandat. Claude Renoult, qui fut son adjoint, le devance nettement, et celui qui était maire de Saint-Malo depuis 1989 termine en troisième position avec un modeste score de 28 %.
    Un élément de bilan pour terminer. Si l’on raisonne à l’échelle des 37 villes bretonnes de plus de 10 000 habitants, on passe entre 2008 et 2014 d’une majorité de gauche (22/15) à une majorité de droite (20/17). Six villes sont passées de gauche à droite, une seule de droite à gauche. Voilà typiquement une donnée qui accrédite l’hypothèse de l’élection intermédiaire. À une nuance près toutefois : le modèle de l’élection intermédiaire postule une forte participation électorale du fait de la nationalisation (et donc la dramatisation) des enjeux. Rien de tel ici. En Bretagne comme ailleurs, la participation a sensiblement fléchi. Les électeurs n’ont donc pas complètement joué le jeu de l’élection intermédiaire, qui suppose un système bipolaire simple, la sanction des uns induisant la victoire des autres. En refusant plus souvent qu’avant d’aller voter, en renvoyant dos à dos les deux camps traditionnels pour un vote FN à l’évidence toujours protestataire, ils sanctionnent à la fois l’équipe au pouvoir et le système politique dans son ensemble.