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Histoire & Patrimoine
#20
Frédéric Le Pord (1808-1881) L’homme qui canalisa la Vilaine
RÉSUMÉ > Frédéric Le Pord est un ingénieur rennais très actif sous Louis-Philippe et le Second Empire. Œuvrant pour les ports, les phares, les voies ferrées et les voies navigables, il fut aussi conseiller municipal de Rennes. On lui doit notamment la surveillance des travaux de canalisation de la Vilaine dans le centre-ville dans les années 1840.

     Selon les usages de l’administration, la carrière des ingénieurs des Ponts-et-Chaussées du 19 e siècle se déroule souvent, au gré des affectations, loin de leur région d’origine et de leur réseau familial. Certains échappent à cette règle et méritent d’être sortis de leur anonymat pour la responsabilité qu’ils ont assurée dans les grands projets et les travaux d’infrastructure au niveau de leur ville, de leur département, voire de leur région. Le Pord fait partie de ceux-là. 
     Frédéric, Pierre, Yves Le Pord naît à Rennes le 18 juillet 1808, quatrième d’une fratrie de douze enfants. Son père, François, est polytechnicien et professeur de mathématiques à l’école d’artillerie de Rennes. La famille habite rue d’Estrées et compte parmi ses relations et alliés, plusieurs ingénieurs des Ponts-et-Chaussées, et quelques architectes. La voie est toute tracée pour Frédéric, que les calculs ne rebutent pas: il entre à l’École Polytechnique en 1825, puis à l’École des Ponts-et-Chaussées en 1828. D’abord affecté à Josselin, pays natal de sa mère, au service du canal de Nantes à Brest, il rejoint Fougères en 1837, où il se marie.

     À la fin de l’année 1839, à la demande du directeur général des Ponts-et-Chaussées, l’ingénieur Le Pord dessine le projet d’un très grand pont suspendu reliant Saint-Servan à Dinard en deux travées suspendues de 400 mètres de portée chacune. Le rocher de Bizeux qui émerge au milieu de l’estuaire, un peu en aval du barrage actuel, permettrait d’y établir une pile culée. Le Pord estime le coût de cet ouvrage pharaonique à 6 millions de francs. Au même moment, on ouvre à la circulation le pont de la Roche-Bernard, sur l’estuaire de la Vilaine, record de France de portée avec 196 mètres et qui a coûté 1 million de francs. Dans un rapport solidement argumenté, l’ingénieur envisage les autres sites possibles pour franchir l’estuaire de la Rance et conclut avec beaucoup de perspicacité que le meilleur emplacement pour construire un pont suspendu serait à Port-Saint-Hubert, ce qui se réalisera un siècle plus tard. Le projet d’un grand pont sur l’estuaire de la Rance, pour éviter les embouteillages estivaux sur le barrage, reste d’actualité.

     À la fin de l’été 1842, Frédéric Le Pord est nommé à Rennes au service de la navigation de la Vilaine et à l’étude du chemin de fer de Paris à Brest. C’est un moment décisif pour l’urbanisation de la ville car les travaux de construction des quais ont commencé. Pour préparer cette percée en limite sud de la vieille ville, de nombreux immeubles, frappés d’alignement, ont été rachetés par la municipalité. Il s’agit de faire entrer les marchandises et les matériaux de construction au plus près des destinataires, mais le projet est aussi de poursuivre la voie d’eau navigable pour rejoindre la Mayenne à Laval.
     Cette opération de génie civil s’accompagne d’une volonté d’embellissement de la ville dans la continuité du plan Robelin, établi après le grand incendie de 1720. Le conseil municipal souhaite générer une façade urbaine monumentale sur chacun des quais, et exige pour cela que leur profil en long soit le plus horizontal possible. Charles Millardet, l’architecte de la Ville, dessine une élévation, un peu guindée, de cette façade de près de 400 mètres de longueur. Les travaux de construction des quais se poursuivent et s’achèvent sous la surveillance de Le Pord.

     L’autre mission confiée à l’ingénieur est l’étude du tracé de la voie de chemin de fer entre Paris et Brest depuis le point de franchissement de la Mayenne jusqu’à la limite occidentale de l’Ille-et-Vilaine. La loi du 26 juillet 1844 décide de la création d’une ligne de chemin de fer «de Paris à Rennes par Chartres et Laval». La discussion porte encore sur la partie médiane du tracé : Alençon ou Le Mans ? La municipalité de Rennes, craignant que le tracé sud ne favorise la ville de Nantes, se prononce pour le passage par Alençon. Le Pord, sans doute insatisfait que sa tâche soit limitée au tracé de la ligne depuis Laval, et aux lourdes procédures d’achat de terrains, demande et obtient d’être affecté, en 1846, aux travaux de cette section de ligne. Contre toute attente, quelques mois plus tard, et avant même le début du chantier, l’ingénieur est envoyé dans le Finistère, mutation indispensable pour être promu ingénieur en chef.

     En janvier 1847, à Quimper, l’ingénieur en chef Frédéric Le Pord est chargé du service des ports maritimes et des phares. Il y retrouve le service du canal de Nantes à Brest, et surtout, participe à l’instruction d’un autre grand projet breton, celui du pont de Recouvrance, qui doit relier les deux parties de la ville de Brest. Après des années d’obstruction, la Marine laisse enfin la porte ouverte à l’idée qu’un pont puisse être établi entre les deux rives. De nombreux projets sont en lice, y compris une proposition de tunnel.
     C’est finalement le monumental projet de pont tournant présenté par deux ingénieurs civils, Oudry et Cadiat, qui est retenu. Le Pord à Quimper, et l’ingénieur ordinaire Garet à Brest, travaillent pendant plusieurs mois à l’instruction du dossier, jusqu’au décret impérial du 26 avril 1856 qui ordonne la construction du pont. Depuis sept ans, Frédéric Le Pord, intéressé par la chose publique, est aussi conseiller municipal de Quimper.

     Le 1er juillet 1856, l’ingénieur en chef revient à Rennes, chargé du service des ports de St-Malo et St-Servan, du service du canal d’Ille-et-Rance puis de la navigation de la Vilaine, et enfin, du contrôle des chemins de fer de Rennes à Saint-Malo, à Redon et à Brest. Il endosse ici la responsabilité de dossiers importants : activer les travaux du bassin à flot de Saint-Malo, commencés en 1836, et toujours inachevés, entamer l’étude des voies ferrées vers Saint-Malo et Redon, en fixant l’emplacement des gares avant de lancer l’enquête publique, prolonger vers l’ouest la canalisation de la Vilaine qui sera bordée de quais rectilignes, à l’image de ceux de la ville, bien que plus bas pour faciliter le débarquement des marchandises.
     Dans ce dernier chapitre de la carrière de Frédéric Le Pord, c’est aussi son rôle de conseiller municipal de Rennes, où il est élu en novembre 1860, qui retient l’attention. Il est nommé à la commission des travaux publics, position ambigüe qui est sans doute la conséquence de la vive querelle qui vient d’opposer la Ville et l’administration des Ponts-et-Chaussées sur l’emplacement de la gare de Rennes. Ce double rôle lui confère une influence évidente à un moment où de nombreux aménagements urbains sont en cours, comme les nouvelles rues au sud des quais ou le remodelage de la place des Lices qui doit accueillir les halles de l’architecte Martenot. Projets sur lesquels l’ingénieur rapporte longuement devant le Conseil.
     Sanction de l’intense activité qu’il développe, la santé de Frédéric Le Pord se dégrade brutalement au point qu’il ne peut plus assurer ses fonctions d’ingénieur en chef. À sa demande, il est mis en disponibilité en 1866 ; il reste conseiller municipal jusqu’en 1870.