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Dossier
#26
Droite « introuvable » : les raisons d’un échec durable
RÉSUMÉ > Après l’échec cuisant de la droite rennaise en 2008 et alors que se profilent les prochaines élections municipales, il paraît utile de s’interroger sur les raisons qui ont pu conduire à la longue série de revers municipaux qu’elle a connue depuis la défaite initiale de 1977 face au Parti socialiste. Plus que sur les capacités du PS à pérenniser cette domination politique, il s’agira ici de rechercher dans les droites elles-mêmes les causes de leur échec.

     La défaite de Jean-Pierre Chaudet en 1977 inaugure la longue série d’échecs de la droite rennaise. Membre de la municipalité précédente, ce dernier pouvait se sentir conforté par le soutien d’Henri Fréville, figure tutélaire de la vie politique rennaise qui avait régné sur la ville depuis sa première élection en 1953 (lire page 79). Mais c’est justement un besoin de changement qui, conjointement avec la montée de l’union de la gauche dans le pays, explique sa nette défaite puisqu’il n’obtient qu’un peu plus de 44 % des suffrages exprimés au second tour des élections. La secousse est rude pour la droite rennaise, dans toutes ses composantes, et révèle l’ampleur des défis face à la progression de la gauche. Six ans plus tard, les élections municipales de 1983 se présentent comme celles de la revanche dans un contexte national bien plus porteur tant les oppositions au gouvernement socialiste sont vives dans le pays du fait d’une situation économique et sociale très difficile. Disposant d’une tête de liste solide, en la personne de l’universitaire Claude Champaud, ancien président de l’université Rennes 1, qui s’est attaché avec efficacité à regrouper l’ensemble des composantes de la droite et à créer une vraie dynamique de campagne, l’opposition croit la victoire possible dans une ville où les réseaux de l’ancienne municipalité Fréville sont encore actifs. Las ! L’échec, sans être cuisant (47,1% des voix au second tour), sanctionne ce nouvel essai. Par la suite, les tentatives suivantes connaissent des fortunes diverses mais toujours ponctuées par des défaites. Certaines d’entre elles sont incontestablement des échecs retentissants comme en 1989, où, menée par Gérard Pourchet, la droite est battue dès le premier tour.
    Le même constat peut être fait en 2008 où, sous la direction de Karim Boudjema, elle n’obtient que 27,4 % au second tour dans un contexte politique qui la voit subir, il est vrai, la concurrence centriste d’une liste Modem. D’autres défaites sont plus honorables quoique sévères. En 1995, dans une conjoncture pourtant très favorable sur le plan national et local, la droite, menée par Yvon Jacob qui, deux ans auparavant avait battu Edmond Hervé aux élections législatives dans la circonscription de Rennes nord, ne dépasse que de peu les 40 % des suffrages au second tour de scrutin. Six ans plus tard, sous la direction de Loïck Le Brun, elle fait un peu mieux avec 42,7 % des voix mais subit néanmoins un nouvel échec face la liste du maire sortant qui se présente alors pour la dernière fois. Il y a donc là une longue série d’échecs, quoique d’ampleur variable, qu’il importe désormais d’interroger.

     Pour tout observateur de la vie politique municipale à Rennes, l’incapacité de la droite à se doter, dans la durée, d’un leader pour incarner sa volonté de reconquête est sans doute ce qui paraît le plus frappant. Depuis 1977, aucune tête de liste ne s’est présentée deux fois de suite même si certains ont pu en avoir la prétention explicite à l’exemple d’Yvon Jacob ou de Loïck Le Brun. Le fait est d’autant plus à souligner que, depuis 1983, la minorité de droite est représentée au conseil municipal, ce qui aurait dû permettre aux différents chefs de file de l’opposition municipale de s’imposer comme des figures politiques de premier plan. Or, aucun d’entre eux n’a réussi à transformer son statut de premier opposant en candidature incontournable pour la prochaine élection, quand ils n’ont pas rapidement jeté l’éponge, à l'image de Karim Boudjema. Cette situation peut s’expliquer en partie par l’échec initial, jugé rédhibitoire sinon par les intéressés eux-mêmes à l’instar de Gérard Pourchet, qui préféra se présenter au Rheu en 1995, du moins par les états-majors politiques pour qui le sort de la capitale rennaise constitue un enjeu d’une telle importance qu’il ne peut être laissée à la seule décision des acteurs locaux. Cet impossible leadership nous renvoie ainsi aux multiples tractations qui ont accompagné à chaque fois la préparation de la liste municipale et le choix de son leader, dans une interrelation entre préoccupations nationales et locales. Si l’âpreté de ces tractations tient aux rivalités et inimitiés personnelles des acteurs de la droite rennaise, elle dévoile également la vive concurrence entre gaullistes et centristes.

     Fort de l’héritage de la municipalité Fréville et de la forte implantation originelle de la démocratie chrétienne, les centristes ont régulièrement eu la prétention de représenter la droite lors des élections municipales. Ils ont pu, du reste, s’appuyer sur l’influence souvent déterminante de Pierre Méhaignerie, député-maire de Vitré, président du Conseil général d’Ille-et-Vilaine entre 1982 et 2001, et acteur de premier plan de la scène politique locale. Malgré tout, le choix d’un candidat centriste comme tête de liste à droite a dû tenir compte des ambitions gaullistes tandis que les rivalités internes au courant centriste ont également pesé. L’entente entre les démocrates chrétiens du Centre des démocrates sociaux (CDS), héritiers du MRP, auquel appartient Pierre Méhaignerie, et les dirigeants du Parti républicain, composante majeure de la mouvance giscardienne, s’est parfois révélée difficile, chacun cherchant à privilégier sa propre formation. Il s’en suit que les négociations ont fréquemment été très dures entre les différentes composantes de la droite rennaise, empêchant toute dynamique politique ou provoquant une entrée en campagne tardive. En 1989, dans un contexte de tensions très vives entre le RPR et le CDS, Gérard Pourchet, issu de cette dernière formation politique, apparaît ainsi bien isolé et sans véritables moyens pour mener une campagne que beaucoup vont juger calamiteuse. La fois suivante, en 1995, la bataille pour l’investiture est particulièrement intense entre le candidat du RPR, Yvon Jacob, celui du CDS, Jean-Claude Hardouin, et celui du Parti républicain, Jean-Pierre Dagorn. Si le premier l’emporte finalement, fort du soutien du nouveau président de la République, Jacques Chirac, sa liste n’est bouclée qu’à quelques semaines de l’élection, ce qui va s’avérer un handicap majeur. Son échec ouvre d’ailleurs la voie, en 2001, à une candidature centriste en la personne de Loïck Le Brun que Pierre Méhaignerie impose au RPR au détriment d’Yvon Jacob.

     Ces négociations qui s’effectuent le plus souvent en coulisses confirment le rôle important de Pierre Méhaignerie à qui ses attributions ministérielles successives confèrent une grande influence. En 1995, Yvon Jacob évoque ainsi les « incroyables pressions » de Pierre Méhaignerie pour imposer son candidat, Jean-Claude Hardouin, comme tête de liste, ce dont il lui gardera rancune. S’il échoue à imposer ce dernier, second néanmoins sur la liste, Pierre Méhaignerie est plus heureux avec les candidatures de Gérard Pourchet en 1989, de Loïck Le Brun en 2001 et de Karim Boudjema en 2008 qui lui doivent incontestablement beaucoup. Du coup, le député-maire de Vitré est fréquemment accusé d’avoir cherché à éviter toute émergence d’un véritable leader de la droite à Rennes susceptible de lui faire concurrence. Sans vouloir reprendre l’idée, parfois évoquée, d’une répartition tacite des sphères d’influence respectives entre Edmond Hervé et Pierre Méhaignerie – « À toi la ville, à moi le département » –, que rien ne vient accréditer, force est de constater que les interventions de ce dernier dans la constitution des listes municipales à Rennes ont participé à cet impossible leadership.
    Face à ces rivalités partisanes paralysantes et à l’incapacité des formations politiques de la droite rennaise à faire surgir une personnalité incontestable, deux solutions ont pu surgir, au gré des circonstances. Si la perspective d’un parachutage électoral de Pierre Méhaignerie a été régulièrement évoquée, surtout en 1989 et en 1995, elle n’a finalement jamais été sérieusement envisagée par l’intéressé lui-même. A contrario, par deux fois la solution d’une candidature émanant de la société civile s’est imposée avec des résultats très contrastés. Si, en 1983, la candidature de Claude Champaud, universitaire bien implanté dans la ville, bon connaisseur de la vie politique rennaise, fort de l’appui de réseaux socio-professionnels influents a débouché sur une campagne dynamique et percutante et par un résultat plus qu’honorable, il n’en a pas été de même pour celle de Karim Boudjema. Sa notoriété sur le plan médical n’a pu compenser sa méconnaissance de la scène politique locale ; une méconnaissance qu’il a lourdement payée durant sa campagne, pratiquement inaudible, et plombée par les rivalités internes.

     Les rivalités politiques qui ont contribué à rendre impossible l’affirmation d’un leadership politique dans la droite rennaise sont certes l’expression de rivalités partisanes. Elles n’en révèlent pas moins les divergences de culture politique entre ses différentes composantes, ce que confirme avec acuité l’échec patent de l’UMP.
    Un temps bastion centriste et plus particulièrement démocrate-chrétien, la capitale bretonne a été le lieu et l’objet d’une rivalité politique intense entre ce courant politique et les gaullistes. Déjà, en 1947, une liste MRP s’était opposée à la liste du RPF, nouvellement créé par le général de Gaulle, qui l’avait alors emporté avant qu’en la personne d’Henri Fréville, le MRP ne prenne la tête de la municipalité en 1953. Dans les années soixante, la rivalité s’était à nouveau exacerbée avec l’élection de deux députés gaullistes dans la ville : François Le Douarec et Jacques Cressard. Élu dans la circonscription de Rennes sud dès 1962, le premier s’était ainsi affronté à Henri Fréville lors des municipales de 1965 où il avait été battu. Mais la revanche des gaullistes avait été prise en 1968, lorsque le second avait battu aux élections législatives, dans un scrutin qui avait fait du bruit, le député-maire de Rennes dans la circonscription de Rennes nord. Ces confrontations électorales avaient clairement indiqué l’intensité de la rivalité entre gaullistes et démocrates-chrétiens porteurs de culture politiques sensiblement différentes. Entre la culture politique autoritaire des premiers, marquée par le nationalisme gaullien, volontiers centralisatrice, et la culture politique démocrate-chrétienne attachée aux impératifs de justice sociale, à la décentralisation et la construction européenne, les divergences sont alors nombreuses. Certes, elles n’empêchent pas des accords politiques entre les forces politiques qui les représentent sur l’autel d’une opposition commune au « socialocommunisme ». Il n’empêche que ces divergences ont nourri, à Rennes, de fortes rivalités que les dissensions entre RPR et UDF ont longtemps pérennisées. Un temps homme fort du gaullisme dans la ville, Jacques Cressard n’arrivera jamais à emporter la tête de liste du fait des résistances centristes. En 1977 comme en 1983, il doit se contenter, bon gré, mal gré, de la seconde place. Les tensions incessantes qu’ont connues les droites rennaises au moment de la constitution des listes municipales trouvent ainsi une part d’explication dans leur difficulté à opérer la greffe politique entre ces deux courants à l’origine solidement distincts.

Dynamique libérale et fusion des droites

     Il est vrai que ces divergences se sont, avec le temps, sensiblement atténuées du fait du processus de recomposition du champ politique national et des évolutions idéologiques internes à la droite. La dynamique libérale, qui touche l’ensemble des droites, a incontestablement rapproché ces courants politiques au point de les fondre dans l’UMP, dans les années 2000. Mais cette greffe politique partisane, volontariste, a montré son échec sur le plan électoral dans la capitale rennaise. Cet échec est d’ailleurs ancien. Le rapprochement de la droites et du centre face à l’union des gauches dans les années 1970 avait déjà fortement induit une perte d’identité du courant démocrate-chrétien dont une partie de l’électorat ne se retrouvait pas, à l’évidence, dans l’alliance avec le parti gaulliste ni même dans le regroupement des droites classiques qu’a constitué l’UDF. La défaite de Jean-Pierre Chaudet en 1977, membre du Parti républicain, avait déjà pu marquer une première rupture dans la mesure ou, quoique soutenu par Henri Fréville, il n’appartenait pas à la mouvance démocrate-chrétienne.
    Nombre d’analyses politiques soulignent que l’on observe dès cette époque un glissement d’une partie des voix du centre, émanant notamment d’un électorat catholique en pleine mutation, vers le Parti socialiste. Le phénomène, parfois surévalué et négligeant d’autres dynamiques électorale du PS, va s’installer dans la durée et contribuer, entre autres, à expliquer les victoires répétées de celui-ci dans la capitale bretonne et plus largement, mais plus tardivement, dans la région. L’échec de la greffe politique entre centristes et gaullistes s’est sans aucun doute accentué avec la création de l’UMP. La vieille culture démocrate-chrétienne et plus largement centriste ne s’est visiblement pas retrouvée dans ce mélange de culture politique autoritaire et néo-libérale qui a constitué l’identité première de l’UMP sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Les derniers scrutins nationaux et locaux ont ainsi souligné avec force la situation d’extrême faiblesse de la droite à Rennes.

     Introuvable, la droite l’est aussi très largement parce qu’elle n’arrive plus à incarner un projet et un avenir pour une bonne partie de la population rennaise. Si cela renvoie à ses propres déficiences partisanes, cela indique également sa difficulté persistante à être en phase avec les évolutions, à la fois sociologiques et culturelles, de l’électorat rennais. Si longtemps, sous la municipalité Fréville, elle avait pu s’appuyer sur tout un réseau de sociabilité catholique, profondément enraciné dans la ville, force est de constater qu’elle ne dispose plus aujourd’hui d’un tel ancrage socio-culturel. Outre que le réseau de sociabilité catholique n’a plus la même densité que dans les années 1950 et 1960, il ne présente plus le même visage politique ni la même volonté d’engagement à l’exception de la question scolaire. Facteur incontestable de mobilisation du « peuple de droite », la défense de l’enseignement libre s’est révélée cependant difficile à utiliser par la droite rennaise face à une municipalité socialiste que ses référents laïques n’ont jamais empêché de mener une politique contractuelle active avec les écoles privées catholiques de la ville.
    Parallèlement, la mobilisation des réseaux socio-professionnels du monde du commerce et de l’entreprise en faveur des droites, notamment dans l’opposition aux projets d’aménagements urbains dans le centre-ville, s’est progressivement essoufflée. Plus largement, ses échecs successifs montrent que la droite rennaise n’a pas su trouver son électorat dans une ville en profond renouvellement démographique dès les années 1970, aux fonctions administratives et universitaires importantes. Il n’est pas anodin que son meilleur candidat, Claude Champaud, ait été un universitaire, point commun avec Henri Fréville et Edmond Hervé. Sur ce point, le choix de candidats issus du monde de l’entreprise comme Yvon Jacob ou Loïck Le Brun ou de professions libérales comme Karim Boudjema n’était pas forcément le plus adapté aux caractéristiques de l’électorat rennais. Son incapacité, enfin, à nouer des liens avec les milieux populaires, ce que démontrent ses résultats dans les quartiers périphériques de la ville depuis 1977, s’est avérée rédhibitoire.
    Introuvable, la droite rennaise l’est surtout en comparaison avec les capacités de la municipalité socialiste à quadriller la ville à travers un maillage associatif et institutionnel particulièrement dense. Rétractée sur son rôle d’opposition au conseil municipal, souvent inaudible, n’apparaissant véritablement qu’à l’occasion des élections municipales, elle peine à apparaître comme un acteur de poids de la vie publique rennaise. Son ancrage dans la ville est ainsi de plus en plus réduit comme l’ont montré les dernières élections municipales où elle ne l’a emporté que dans un seul des 29 bureaux de vote de la ville.