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Rennes des écrivains
#21
Frédéric Paulin :
c’était « Chez Raymond »
RÉSUMÉ > Frédéric Paulin, né en banlieue parisienne en 1972, vit à Rennes depuis le début des années quatre-vingt dix. Il a fait différents métiers pour subsister : journaliste, prof d’histoire, forain même, chômeur aussi, avant de devenir écrivain à plein temps, sous son nom, mais aussi sous pseudonymes.

Frédéric Paulin (suite)

Son travail de romancier emprunte deux axes qui sillonnent tous les deux le roman noir. D’abord un roman noir historique où on ne s’étonne plus que la petite histoire – absurde souvent, médiocre parfois, faites de compromis qui se transforment rapidement en compromissions – fasse la grande Histoire, celle que l’on enseigne dans les manuels scolaires. Et un polar contemporain qui entremêle critique sociale et affaires policières. On y retrouve des individus borderline, fuyant souvent un passé familial qui leur tient lieu de boulet, et vivant finalement dans un monde où les rapports de force prédominent et où les héros sont parfois plus corrompus que les ordures. À la première catégorie appartiennent deux titres : La Grande Déglingue (Les Perséides, février 2009) et La Dignité des Psychopathes (Alphée – Jean-Paul Bertrand, septembre 2010). Dans la seconde veine, l’on trouve : Rappelez-vous ce qui est arrivé aux dinosaures (Pascal Galodé éditeurs, septembre 2011), Les Pendus du Valsans-retour (Sirius, coll. Regiopolice, juin 2012) et Pour une dent, toute la gueule (Pascal Galodé éditeurs, septembre 2012). Lire nos critiques de ces livres dans Place Publique n°2, n°8, n°14, n°20. Frédéric Paulin est aussi le président de Calibre 35, collectif d’auteurs de roman noir de la région rennaise créé en 2011 et où l’on retrouve notamment David S. Khara, Hervé Commère, Yves Tanguy, Frank Darcel, Claude Bathany, Erik Wietzel.

     On dit toujours je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Ça donne une légitimité à nos souvenirs, et puis ça nous fait croire qu’on n’est pas tout à fait des vieux cons. Je n’échappe sans doute pas à cette croyance quand parfois je m’attarde sur l’urbanisation effrayante et frénétique qui semble gagner Rennes, et que je me dis c’était quand même bien avant. Lorsque je vois les immeubles destinés à accueillir des professions supérieures et économiquement aisées, qui fleurissent un peu partout et qui tuent lentement mais sûrement le charme que la ville possédait il y a encore quelques années, je pense beaucoup à un bar. Ce bar-là a fermé ses portes il y a quelques années, mais je sais que dans le coeur de beaucoup de Rennais (qui ont aujourd’hui beaucoup plus de vingt ans, c’est certain !) les portes de ce bar sont encore ouvertes pour longtemps. C’était La Manille et puis Le Henry Cording Bistrot. Nous, on disait surtout Chez Raymond.

     Ah ! si je tenais le petit salopard qui, un jour de la Fête de la paresse, rue de Saint-Malo, au guidon de son scooter, a renversé Raymond, je lui ferai apprendre l’intégralité des oeuvres d’Henri Salvador à coups de pieds au cul ! Parce qu’après ce 1er mai maudit, Chez Raymond, ça n’a plus été vraiment pareil. Raymond, le patron, en avait pris un sale coup dans la trogne et quelque temps plus tard un accident vasculaire l’a empêché de continuer à tenir son troquet magnifique. C’est la vie, on dira. Moi, je répondrai que, quand même parfois, la vie, c’est une fieffée garce. Allez, je paye ma tournée de souvenirs, Raymond !

Faune bigarrée


     On allait donc chez Raymond, rue des Fossés, comme dans ces troquets où l’on sait toujours trouver une tête connue. Sinon, on pouvait y boire des coups tranquillement jusqu’à ce que le soir arrive et que la nuit puisse tenir des promesses qu’elle n’avait pas forcément faites. Y traînait une faune bigarrée, de l’artiste à l’étudiant, du publicitaire au chômeur, du quidam au quidam aussi. Derrière le bar, le deejay Koulechov qui officiait en ces temps à La Route du Rock, servait aussi les bières et les cafés. On y croisait quelques figures locales : Jérôme de L’Alphagraf, librairie indépendante qui va prochainement fermer ses portes, elle aussi, d’ailleurs ; le photographe David Sauveur, récemment sauvagement agressé (on pourrait facilement croire que l’endroit portait malheur. Au contraire !) ; le réalisateur Thomas Maucéri y a usé ses coudes au comptoir aussi ; quelques ex-étudiants (dont j’étais) qui fabriquaient Le Clébard à sa Mémère, journal alternatif que ne manquait jamais d’acheter et de soutenir Raymond ; des journalistes de Ouest-France (journal beaucoup moins alternatif…) pas forcément tout à fait dans la ligne de leur rédaction ; de vieilles gloires toujours vertes passaient y trinquer, comme un Frank Darcel, guitariste de Marquis de Sade et dépositaire de ce qui fut dans les années quatre-vingt la scène rock rennaise ; des élus de la municipalité aussi, de gauche principalement, on l’aura compris : ainsi de Jean-Marie Goater alors élu Verts à la mairie qui y aurait presque fait donner les conseils municipaux si on l’y avait autorisé ! Des gens haut en couleur, ou des gens discrets. Enfin, toute une humanité heureuse que l’endroit existe !

Voyage au bout de la nuit


     Chez Raymond, ce n’était pas forcément le bar moderne et classe, l’établissement clean à la sauce néolibéralisme que désormais on essaie de nous faire passer comme nec plus ultra de l’amusement nocturne, celui où les boissons sont hors de prix, la musique assourdissante et le videur à l’entrée aussi dangereux qu’un idiot armé. Pour le coup, chez Raymond, les fauteuils avaient été assouplis par des décennies de fesses et de verres renversés, la déco n’avait rien de consensuel, aller aux toilettes s’avérait parfois un parcours du combattant tant le couloir était encombré de choses et d’autres. D’ailleurs, les murs des toilettes valaient à eux seuls le déplacement : de vieilles affiches de films, certaines de bonnes vieilles séries Z ou de westerns spaghettis oubliés, recouvraient les murs et des phrases avaient été gribouillées ça et là par les occupants des lieux. Je me souviens par exemple d’un phylactère surréaliste dessiné qui sortait de la bouche de Jean Gabin sur l’affiche du Président de Henri Verneuil et qui disait : Oh ! Gunthä, vous êtes tellement profilaxique… Plus bas vers la chasse d’eau, quelqu’un avait écrit : Ah ! on remet le « Voyage » en route, soit la première phrase de la préface à la deuxième édition du Voyage au bout de la nuit de Céline. Étrange, non ?
     Alors, c’est vrai on n’était pas dans un salon bourgeois chez Raymond. Parfois derrière le comptoir, les demoiselles qui répondaient aux commandes des clients n’étaient pas forcément toujours souriantes, Raymond lui-même ne se gênait pas pour envoyer paître les fâcheux. Mais chacun trouvait sa place, et on n’allait pas chez Raymond pour se faire des sourires par devant, et des mesquineries par derrière, tout se disait en face.
    À l’époque, je fréquentais le bar avec une bande d’amis. Vers vingt-deux heures, on se retrouvait là-bas et on se calait tous, debout, au bout du comptoir, le deuxième, celui de la salle du fond. On bloquait presque le passage qui menait d’un côté à la salle du fond, de l’autre côté au couloir des toilettes. Les gens passaient et repassaient, on échangeait quelques mots avec des connaissances ou des inconnus. Et puis on cherchait aussi tout et n’importe quoi sur Internet grâce à un vieil ordinateur antédiluvien laissé à disposition des clients. Ça rigolait, ça discutait parfois de choses intéressantes qui perdaient de leur intérêt la nuit avançant. Mais je ne crois pas avoir jamais vu une bagarre ou même une véritable engueulade chez Raymond. Il faut avouer qu’on perdait aussi beaucoup du sens de l’observation et de qualité de compréhension, la nuit avançant.

J’ai encore rêvé d’elle


     Au bout de quelques années, Raymond avait même racheté un local attenant à son bar, anciennement occupé par un coiffeur. Il avait conservé les deux fauteuils de barbier en cuir, pivotant, avec cendrier sur l’accoudoir. La pièce servait un peu de lieu d’exposition, on y faisait des concerts aussi. Je me souviens que c’est là que j’ai rencontré pour la première fois Laëtitia Sheriff après une de ses prestations. Chez Raymond, j’ai vu également des Dominique, A ou Sonic, qui ne chantaient pas mais prenaient du bon temps. D’autres musiciens et chanteurs aussi qui ont connu des destins plus ou moins glorieux.
     La terrasse était bien agréable, au carrefour de la rue des Fossés, de la rue Hoche, mais aussi de la rue de Bertrand, et de la rue de la Visitation. Un endroit stratégique pour voir passer du monde, à l’écart des rues trop agitées autour de la place Sainte-Anne. Certains soirs, on a même pu observer des cohortes de CRS en rang dans la rue attendant qu’on leur donne l’ordre de ramener le calme dans le centre-ville. Ce fut ainsi le cas en 2005 lors des manifestations anti-CPE. Les clients de chez Raymond étaient sortis sur le trottoir pour admirer les flics caparaçonnés. L’un d’eux avait même commencé à chanter « Mort aux vaches, mort aux condés, vive les enfants de Cayenne, à bas ceux de la Sûreté ». Chanson qui pour être pointée au coin du bon sens, aurait pu valoir des ennuis à Raymond. Mais, heureusement, à cet instant, les CRS étaient partis au pas de l’oie (ou presque), mettre au pas la jeunesse rennaise (ou presque) qui fichait le bazar en centre-ville sous prétexte qu’on essayait de lui pourrir son avenir déjà bien indigeste.
     Et puis, un peu avant une heure du matin, dans les enceintes, on entendait le début de J’ai encore rêvé d’elle du groupe Il était une fois. Signal connu des habitués que le bar allait fermer. On écoutait Raymond gueuler sans s’énerver (en général) : « Les garçons, les filles, on va y aller ». Il se répétait plusieurs fois, et finissait par faire sortir la clientèle qui tentait gentiment de commander un dernier verre ou de grapiller quelques minutes supplémentaires au comptoir. Mais ce que guettaient aussi les habitués, arrivait parfois : c’était le moment où ne restant que quelques consommateurs, Raymond allait tirer les rideaux et recommençait à servir. Et là, la soirée prenait un ton presque intimiste. On s’offrait une cigarette, on reprenait un verre et on se laissait aller à la rigolade ou à la confidence. C’était un temps en dehors du temps.
     Vers quatre ou cinq heures du matin, on sortait finalement de chez Raymond. On passait par la porte qui donnait sur la rue Hoche, au fond du couloir des toilettes. On se retrouvait dans la fraîcheur du petit matin avec une petite tristesse d’aller se coucher au fond du coeur.
     C’est un peu ça que je ressens lorsque je vois ce que devient Rennes et que je pense à Chez Raymond. Une petite tristesse au fond du coeur. Rien de grave assurément…