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Dossier
#32
Quand les algues révolutionnent l’assiette bretonne
RÉSUMÉ > À quoi ressemble concrètement l’innovation en cuisine ? Pour répondre à cette interrogation, Fabrice Clochard, sociologue au Centre culinaire contemporain de Rennes, propose ici une visite guidée autour du thème de l’algue. Imaginées à partir de ses observations sur le terrain, les situations décrites dans ce récit oscillent entre une réalité vécue et un avenir souhaité. Plongée dans un futur gustatif très probable.

     « Semaine des algues à la conquête des casseroles » : une banderole annonce la couleur sur la façade du Centre culinaire contemporain. Une forte odeur iodée émane du plateau technique habituellement destiné à accueillir des formations professionnelles en cuisine et gastronomie. Aujourd’hui, l’espace est exceptionnellement investi par trois binômes de chefs constitués chacun d’un cuisinier expérimenté et d’un jeune étudiant en école hôtelière. Ils se défient – amicalement – en cuisine. L’atmosphère est électrique et les chefs s’activent aux fourneaux. Ils ont deux heures pour concevoir deux recettes à partir d’un panier contenant un petit florilège d’algues bretonnes. L’un des participants explique qu’il s’inspire d’une recette traditionnelle du Japon. Ce cuisinier passionné est parti sur une base de soupe miso1 à laquelle il a intégré différents assaisonnements japonais, puis des algues « pour les couleurs et le côté iodé », du tofu2 « bien taillé en cube », et des « produits bien de chez nous », comme de l’oignon et de la ciboulette. Côté assaisonnement, il privilégie le yuzu3 : « Ça va adoucir et surtout apporter du goût au tofu. Le tofu, c’est un produit extra parce qu’on peut le travailler un peu n’importe comment. Quand on le goûte cru, il n’a pas de goût. Mais on va pouvoir l’aromatiser à notre convenance. Il a l’avantage d’être un produit neutre avec un atout nutritionnel et une texture particulière. » En parallèle, il prépare une tartine sur laquelle il dispose une « croûte d’algues ». Elle est constituée à partir d’un beurre composé avec des algues séchées – dulse4, wakamé5 et laitue de mer –, de la fleur de sel de Guérande « pour relever le goût », ainsi que du panko, « une chapelure japonaise qui a un effet très croustillant » mis à gratiner au four. En surface, le cuisinier étale une couche d’algues constituée de wakamé frais et de wakamé frit. L’algue fraîche est finement ciselée et assaisonnée d’un vinaigre de riz, de sésame et d’une sauce soja. Quant au wakamé frit, « on va le travailler pour avoir du croustillant dans la salade. C’est très intéressant quand c’est frit. On croque dans quelque chose et 15 secondes après, on n’a plus rien dans la bouche. » Il « snacke » ensuite des huîtres qu’il a préalablement « fait mariner 30 secondes » dans du vinaigre de riz. « Aller-retour dans une poêle très chaude », puis les huîtres sont « montées sur la tartine ». Sur la soupe, le chef ajoute une mousse onctueuse et légère obtenue « tout simplement » à partir de l’eau des huîtres qu’il émulsionne avec un blanc d’oeuf.
    À l’heure de la dégustation, le convive découvrira un plat particulièrement complexe : « il offre plusieurs textures, le moelleux de l’huître, la mousse, le croquant de la chips, le croquant moelleux des algues en salade, encore plein de croustillant… Et la soupe miso, avec une recette traditionnelle. » C’est déjà toute une histoire !
    Le binôme concurrent vient du Sud de la France et travaille les algues avec du Pélardon, un fromage des Cévennes… À chacun son interprétation de l’algue en cuisine. Leurs commentaires sont enregistrés et feront l’objet d’un décryptage par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs.

     À présent, cap sur le comptoir d’essai. Cette fois, c’est la brigade du Centre Culinaire qui a phosphoré pour proposer aux convives différentes formules-déjeuner autour de l’algue. Quiche, wraps6, verrines, salades, tout est « alguifié ». Une tablette numérique permet de noter les impressions de dégustation : l’expérience est à la fois amusante et surprenante. Peu après, des boulangers d’un jour expliquent qu’ils suivent un cours de cuisine avec l’école Gault & Millau et qu’ils confectionnent des ficelles aux algues. Décidément ! Cette fois, la vedette est le wakamé séché : « Pour réaliser le pain en lui-même, explique alors le professeur à son parterre d’élèves en tablier, on ne peut pas utiliser de l’algue fraîche. Imaginez, c’est comme si vous incorporiez des tomates fraîches au moment du frasage pour faire du pain à la tomate. Et l’incorporation, ça ne va pas bien se passer parce que la tomate, c’est 90 % d’eau. L’algue, c’est plus ou moins pareil ! ». Et les élèves de remettre la main à la pâte avant l’heureux moment de la dégustation et du partage.
    Mais la découverte de l’innovation ne s’arrête pas là. Le premier étage du centre culinaire est également investi par les expériences. À droite, une salle d’analyse sensorielle accueille un groupe d’experts qui dégustent à l’aveugle – et chacun dans son box – une série d’échantillons d’algues vertes, rouges, brunes… De l’autre côté, dans le studio, un photographe professionnel immortalise le plat confectionné par son collègue cuisinier-auteur. L’écriture culinaire raconte l’histoire d’un mariage terre et mer. L’artiste est emballé par la proposition et shoote avec minutie. Il vient de photographier d’étonnants effets de transparence. Plus loin, dans une salle de réunion, un groupe fait un point d’étape sur un projet d’étude mutualisé centré sur la thématique des algues en cuisine. Ils en sont à modéliser les visions d’une dizaine de restaurateurs et d’experts interviewés dans le cadre d’une enquête sociologique.

     Deuxième étage, enfin. La galerie. Un psychosociologue s’apprête à animer un focus group avec l’idée de décrypter – auprès d’un petit groupe de 8 consommateurs – l’imaginaire associé aux algues en cuisine. « Si on devait imaginer une personne qui adore cuisiner les algues, elle serait comment ? Quel est son style ? Comment s’habillet- elle ? Quel est son caractère ?... » Passage dans l’amphi. Un expert des tendances culinaires expose sa vision des algues en restauration à un auditoire captivé. Il souligne que « les plantes aquatiques du type cresson, algues ou salicornes émergent de façon significative sur les cartes de restaurant ». Un chercheur du CEVA (Centre d’études et de valorisation des algues) prend le relais et précise au public que « les Japonais mangent de 7 à 9 kg d’algue fraîche par an et par habitant, soit une quantité supérieure à notre consommation de salade, estimée à 7,3 kg/an/personne en France ». Certains acteurs du territoire – invités pour l’occasion – y voient un levier de développement économique et culturel prometteur. Dans deux heures, tout ce petit monde sera invité à gagner le restaurant d’essai pour déguster un menu bistronomique entièrement dédié aux algues. Et dans quelques jours, une nouvelle résidence créative s’engagera sur la thématique du beurre ; puis une autre est prévue sur la cuisine mixée ; une autre encore sur la cuisine et les enfants…

     Ce petit échantillon de vie illustre l’ambition du Centre culinaire contemporain, le nouveau laboratoire d’usages innovants en cuisine et gastronomie. Un outil façonné à Rennes, dans un esprit bien rennais. Car l’enjeu, derrière chaque projet ou événement, c’est de faciliter le croisement des regards. Celui de tous les experts qui fréquentent quotidiennement ou occasionnellement le Centre Culinaire : chefs cuisiniers, sociologues, experts en analyse sensorielle, designers, graphistes, experts en Recherche & Développement, marketeurs, spécialistes du digital, formateurs, photographes culinaires… Le croisement de regards des nombreux partenaires du Centre Culinaire ensuite : petites et grandes entreprises de l’agroalimentaire, restaurateurs, producteurs, distributeurs, équipementiers, interprofessions, associations… À chacun sa vision. Mais pour tous, l’obligation – ou tout au moins l’encouragement – de la partager pour innover. Le croisement du monde des entreprises et de la sphère publique, aussi. Les acteurs des territoires ont bien leur place au Centre Culinaire. Ils y co-construisent des projets d’intérêt général et sont même invités à investir les lieux pour mieux exploiter l’activité permanente au bénéfice des citoyens. Le croisement du monde des entreprises, toujours, et du monde académique, cette fois. Le Centre culinaire contemporain met actuellement en place un laboratoire inter-écoles. Y interagissent des formations d’horizons différents pour la résolution de problématiques communes. Une question posée, puis les réponses croisées d’une école d’art, d’une école d’agro, d’une école de commerce, d’une école de design, d’une école hôtelière, d’une université…
    Le croisement de la sphère professionnelle et du grand public, surtout. Au Centre culinaire contemporain, le consommateur, usager, citoyen est invité à prendre part au débat, à donner son avis, à concevoir de nouvelles expériences culinaires, et à partager de bons moments en cuisine comme à table. Avis aux amateurs !