<
>
Contributions
#06
Prairies Saint-Martin :
un patrimoine végétal urbain en voie
de disparition
RÉSUMÉ > Le site des prairies Saint-Martin est un ensemble de près de 150 parcelles situé au nord de la ville, le long du canal d’Ille-et-Rance. Véritable production culturelle populaire, il était unique à l’échelle du département tout au moins, et probablement de l’ouest rural. Mais le tractopelle y a remplacé la main du jardinier et le patrimoine végétal, témoin d’une histoire sociale, y est en voie de disparition.

     La position géographique des Prairies Saint-Martin est particulière. Cette zone se trouve isolée entre l’Ille et un de ses bras, qui commence en aval du moulin de Trublet et rejoint l’Ille au niveau du moulin Saint-Martin. Peu d’archives parlent de manière explicite de cet espace resté longtemps périphérique. Les cartes successives de la ville n’en présentent jusqu’à la fin des années 1940 que les contours alors qu’il est déjà structuré.

     Son histoire remonte à la seconde moitié du 19e siècle. Rennes garde alors un caractère rural marqué et la tannerie, avec 40 entreprises, y est une grande pourvoyeuse d’emplois. Pour des raisons liées à son insalubrité, elle a été progressivement reléguée à l’extérieur de la ville. Le faubourg Saint-Martin abrite, jusqu’au début du 20e siècle, une partie de ces activités. Les traces de cette ancienne activité abondent dans le quartier: le séchoir de la tannerie Brisou, réhabilité en logements étudiants, le parc des tanneurs autour de la villa des industriels Pinault puis Bolleli, la résidence de Le Bastard, ancien maire de Rennes dont la famille dirigea la tannerie Le Bastard, la tannerie Zwingelstein, construite en 1896, dont il reste des vestiges bâtis imposants.   

     Le tanneur Leroux possède à la fin du 19e siècle un grand terrain qu’il va transformer en jardins pour ses ouvriers. Le morcellement et l’appropriation à des fins de jardinage de cette parcelle inondable n’est pas connu exactement mais cette initiative privée répond à une logique paternaliste, alors largement pratiquée par les classes dominantes.
     Dans les années 1930, pour faire face au manque de logements, une partie du site passe sous le contrôle de la société d’HBM de Rennes et parallèlement des parcelles sont vendues à des particuliers.
     Dans les années 1940 et 1950, se développe spontanément un ensemble d’auto-constructions pour répondre à la pénurie de logements que connaît alors la ville. C’est le lotissement Raoul Anthony. Ce sont des maisons au plan typique de cette époque, avec cave et garage au rezde- chaussée et pièces habitables à l’étage auxquelles on accède par un escalier assez raide.
     Longtemps ce lieu n’a pas eu d’identité propre pour les édiles rennais. Dans les années 1970, à l’époque de l’automobile reine, on prévoit d’y faire passer une pénétrante pour accéder au centre ville. Ce projet a finalement été abandonné face à une nouvelle conception de l’espace urbain où la voiture commençait à devenir indésirable.
     La marginalisation du site s’accentue, marquée par l’installation d’un terrain pour les gens du voyage. Puis des phénomènes de squat par des jeunes marginaux vont imposer à ce lieu une image d’insécurité et de précarité, qui ne correspond pas au ressenti des usagers des lieux.
     La démarche artistique d’Hervé Lelardoux en 2002, qui propose une déambulation poétique dans ce morceau de « ville invisible », marque une prise de conscience plus large de l’originalité et de l’aspect profondément singulier de cet espace. Parallèlement, l’aspiration à des espaces verts dans la ville offre un regain d’intérêt pour l’aménagement de ce territoire.
     La ville a donc initié un vaste mouvement de transformation de ce lieu dans le cadre d’une ZAC: le lotissement Raoul Anthony et les usines de Trublet vont être rasés, les remblais du 19e siècle enlevés pour faire place à une zone d’expansion des eaux du canal afin de prévenir des inondations dans les autres quartiers de la ville. Dans ce cadre, les jardins ouvriers sont restructurés et transformés. C’est ce point particulier qui est objet de notre discussion.

     Contrairement au secteur sauvegardé du centre-ville, les jardins ouvriers des prairies Saint-Martin ne sont pas apparus aux aménageurs comme un ensemble patrimonial digne d’être respecté. Ils s’intègrent, comme nous l’avons évoqué, dans un ensemble complexe comprenant également des lieux de travail et des logements. Audelà de ses éléments qui vont être détruits, l’histoire de ce site doit être envisagée de façon unitaire.
     Depuis près de 30 ans, des équipes comprenant des urbanistes, des paysagistes et des écologues ont fait des propositions successives d’aménagement des lieux. Ils se sont la plupart du temps contentés d’apporter des suggestions techniques. Un cabinet privé de sociologues, missionné par la ville, a réalisé une enquête ethnologique qui n’en avait que le nom. Il a repris à son compte les représentations romantiques de « lieu sauvage », sans les confronter à la réalité des pratiques qu’on y trouvait. A chaque fois un regard superficiel était posé sur ce lieu « extra-ordinaire » dont la singularité déroutait.
     Les éléments forts qui font l’esprit des lieux sont de deux ordres. D’une part, la stratification historique marquée par les végétaux taillés, tressés, palissés etc. On y trouve en particulier des haies plessées, faite avec des végétaux locaux tressés. Des phases d’abandon puis de reprise, visibles dans la taille de ces haies, correspondent à des changements d’usage qui montrent une évolution permanente.
     D’autre part, la créativité et le savoir-faire des usagers ont su ménager des lieux clos pour se protéger du regard par endroits et offrir des vues furtives à d’autres. Le caractère fermé du lieu, qui lui donne son caractère insolite et mystérieux, découle d’une relation à l’intimité: le jardin est un autre chez-soi. La diversité des cabanes bricolées dans chaque parcelle va dans le même sens de la manifestation d’un art de vivre au jardin.

L’empreinte d’une population ouvrière modeste

     Ces formes particulières de traitement paysager sont le signe d’une pénétration et d’une fécondation de la culture rurale dans un monde urbain en explosion à la fin du 19e siècle. Ce patrimoine reflète donc les conceptions et les pratiques des jardiniers de la première moitié du 20e siècle. Le rapport à une esthétique de l’espace est important. La flore est mise en scène de manière à la fois pragmatique et esthétique. C’est par exemple le faible nombre d’essences employées, loin de la diversité prônée dans les haies reconstituées, ou l’inclusion de vieilles variétés de roses dans l’encadrement des portes d’entrée. Des éléments remarquables comme des osiers ou des laurierssauce de grande taille sont des signes de pratiques et de savoir- faire basés sur l’utilisation des ressources naturelles.
     Cette population ouvrière modeste a laissé une forte empreinte. Chaque porte d’entrée était unique. Cela amène à envisager le site comme une véritable production culturelle populaire. Cela n’a rien à voir avec un jugement esthétique a priori, lié à un bon ou mauvais goût supposé de ces gens. Toutes proportions gardées, on peut, de ce point de vue, comparer ces entrées à celle des hortillonages d’Amiens. Les caractéristiques sociales des jardiniers lui ont forgé une identité propre qui le distingue absolument et radicalement de tous les autres sites de jardins familiaux de la ville.
     Pour toutes ces raisons, ce site dépassait largement l’intérêt local; il était unique à l’échelle du département tout au moins, et probablement de l’ouest rural. C’est le cas typique d’un site banal devenu exceptionnel par la disparition de formes paysagères autrefois dominantes.

Le tractopelle a remplacé le jardinier

     En ce qui concerne les jardins, le projet actuel a manqué d’audace et d’imagination et s’est figé dans une approche classique d’un espace paysager. Dans les années 1970, la ville de Rennes avait demandé à Louis Diard une étude floristique. La liste des plantes qu’il fournit alors est ensuite transmise à tous les prestataires qui interviendront sur le site. Or, elles ne fournissent aucune information précise sur leurs localisations et associations et personne ne cherchera à en savoir plus.
     Le site est cohérent: toucher à un de ses éléments revient à remettre en cause tout son environnement. Les vestiges mutilés de vieux frênes plessés, conservés isolément le long des haies rappellent les cheminées d’usines conservées comme marqueur d’un paysage industriel alors que tout le reste a été rasé. Laisser penser que le fait d’attendre quelques années pour que les haies repoussent et que le cloisonnement naturel soit retrouvé, est un travestissement de la réalité. C’est nier l’aspect culturel du traitement des végétaux qui portaient les traces du travail de ceux qui avaient façonné le lieu. Cela confine à un façadisme végétal. Mais il y a un hiatus car ici l’espace nous parle de la mentalité de ceux qui l’ont édifié. Quelle en est la signification alors que les essences proposées ne sont plus conformes à cet esprit initial ? Si les jardins avaient été entourés de murets de pierre on les aurait conservés en respectant les traces de ceux qui ont porté leur ardeur et leur fierté à la bâtir. Alors pourquoi cette situation? Surtout par une ignorance des formes végétales irréductibles à un projet d’aménagement classique.
     Dès l’origine du projet, les responsables ont lutté contre la prolifération des cabanes construites en parpaings et autres matériaux jugés peu nobles. La présence d’éléments exogènes (tôles, grillage...) dans les haies est devenue le bouc émissaire, pour ne pas dire l’alibi, d’une destruction programmée. Le tractopelle a remplacé la main du jardinier. Il y a de nombreux cas où une intervention « chirurgicale » aurait sauvé les haies.

Une normalisation aboutissant à une vision réductrice

     La conservation des vestiges bâtis imbriqués dans cet ensemble et cohérents avec lui n’a jamais été envisagée. La « maison de la dame aux chèvres » était un bâtiment appartenant à l’origine aux tanneries, probablement un entrepôt. N’aurait-il pu être intégré dans le projet comme un élément de mémoire des lieux ? Il y aurait eu une vraie cohérence avec les éléments conservés aux alentours. Cela conduit à une normalisation aboutissant à une vision réductrice du lieu, esthétisante et normée. Malgré un ralentissement des destructions, à la suite notamment des interventions de l’association « les Amis du Patrimoine Rennais », les dégâts sont irréparables. On souhaite ouvrir des perspectives sur un lieu par essence fermé transformant totalement son esprit. Cela entraîne également une rupture dans l’histoire sociale du lieu, dont les derniers occupants sont, d’une manière ou d’une autre, les héritiers. Mais le fil pourrait être renoué. Les rapports entre anciens usagers et nouveaux occupants est une clef de la transmission des usages. Ils pourraient tout à fait trouver intérêt au maintien d’un tissu traditionnel, reflet d’une histoire collective. Or la nouvelle organisation favorise l’individualisme, les anciens jardiniers le constatent. Il aurait donc fallu travailler avec les gens pour faire vivre le site et susciter, sans cultiver aucune nostalgie, la créativité dans un esprit d’héritage renouvelé.
     La perte irrémédiable d’un témoignage végétal de cette valeur est inquiétante et pose, une fois de plus, la question de la capacité de mémoire de nos sociétés techniciennes.