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Entretien
#04
Pierre Corbel ou la religion du vrai livre
RÉSUMÉ > Pierre Corbel dirige les Presses Universitaires de Rennes depuis leur création en 1990. Enseignant en sociologie à Rennes 2, ce fils de paysans des Côtesd’Armor s’est mué en éditeur. Un grand éditeur puisque les PUR, avec un catalogue de 2 000 titres et 200 nouveaux livres par an, sont devenues le premier éditeur universitaire de France et ont acquis une réputation internationale.

PLACE PUBLIQUE > Comment les PUR sont-elles nées? 

PIERRE CORBEL >
Au départ, en 1985, l’université de Rennes 2 a décidé de créer un petit service de publication de recherches spécialisées. Ce ne fut pas une réussite parce que les bases d’une vraie maison professionnelle étaient absentes. En 1990, à la suite d’une sorte de crise, André Lespagnol, président de l’université à l’époque, a dit: si l’on fait de l’édition, il faut la faire bien, sinon on porte atteinte à l’image de notre université. On a donc fondé les Presses Universitaires de Rennes, successeur des Presses de l’Université de Rennes 2. 

PLACE PUBLIQUE > Et vous, Pierre Corbel, comment êtes-vous tombé dans cette aventure?

PIERRE CORBEL >
En 1990, il fallut trouver quelqu’un pour mettre les choses en forme. J’ai été candidat. Je suis maître de conférences en sociologie à Rennes 2 où j’ai aussi fait mes études. Fils de paysans de Plélo près de Saint- Brieuc, je suis sociologue plutôt ruraliste. Ma thèse portait sur les représentations de la Bretagne. L’enseignement me plaisait beaucoup.

PLACE PUBLIQUE > Alors pourquoi renoncer à cet enseignement que vous aimiez?

PIERRE CORBEL >
Par amour des livres. Le livre est fondamentalement mon univers. J’en achète beaucoup, je suis un peu bibliophile. Mon loisir, c’est de les réparer, de faire un peu de reliure. Ce métier d’éditeur, appris progressivement, je l’exerce comme une passion personnelle.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les principes qui guident cette maison d’édition?

PIERRE CORBEL >
Première chose, les Presses existent pour valoriser les recherches de l’université. Notre souci constant est d’adapter les productions scientifiques pour aider le savoir universitaire à sortir de son ghetto et à toucher un maximum de lecteurs.

PLACE PUBLIQUE > Parce que le ghetto universitaire existe?

PIERRE CORBEL >
Les chercheurs se parlent très bien entre eux, mais ils ont du mal à communiquer avec le monde. La recherche, même en sciences sociales, a tendance à utiliser des réseaux d’échanges qui lui sont propres. C’est un appauvrissement social considérable car si l’on ne sort pas des circuits spécialisés, on n’informe plus la société. Or, je suis convaincu qu’en transformant les textes, en les reformulant, en se donnant du mal, on peut les rendre accessibles à des publics plus élargis.

PLACE PUBLIQUE > Justement, quel est ce « public »?

PIERRE CORBEL >
Hormis les universitaires et étudiants, un public passionné par un savoir. Notamment en histoire : des professeurs, des retraités, qui nourrissent un intérêt pour une période particulière, par exemple la Seconde guerre mondiale. Ce peut être aussi un public régional. Ainsi, quand nous avons publié les contes de Luzel en dix-huit volumes, nous avons fait de bonnes ventes en Bretagne en atteignant, via les maisons de la presse, un lectorat friand de littérature orale.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous un « truc » pour rendre la recherche accessible?

PIERRE CORBEL >
C’est de faire de vrais livres. Depuis le début, c’est notre deuxième objectif. Devenir de vrais professionnels en ce qui concerne la typographie, la qualité des textes, la présentation graphique. Les livres universitaires sont souvent mal fichus. Nous avons donc créé des collections bien identifiées, avec une esthétique de couverture et tout un travail d’images. Faire de vrais livres, cela aura été tout un combat car l’édition de textes est un métier exigeant.

PLACE PUBLIQUE > Comment avez-vous acquis ce savoir-faire?

PIERRE CORBEL >
D’abord avec le personnel de l’université qui n’était pas formé à cela. Puis, en recrutant des professionnels, des techniciens, des typographes. Sur les dix-huit que nous sommes, il y a six fonctionnaires dont quatre constituent l’encadrement de la production. Ils ont une compétence universitaire pour la mise en forme de textes scientifiques. Nous sommes une super-équipe composée d’excellents professionnels.

PLACE PUBLIQUE > Devenir professionnel cela veut dire aussi créer un service commercial efficace?

PIERRE CORBEL >
C’était notre troisième objectif: sortir des réseaux internes de l’université, passer par les circuits commerciaux professionnels, coller au marché. Beaucoup d’universitaires ne s’intéressent pas aux questions commerciales. À partir du moment où leur bouquin est dans leur dossier, cela leur suffit. Or, un livre n’existe pas s’il n’a pas de lecteurs. Nous sommes donc distribués par la Sodis, du groupe Gallimard. Nous avons un réseau de représentants particuliers avec d’autres presses universitaires.

PLACE PUBLIQUE > Commercialement, atteignez-vous votre objectif ?

PIERRE CORBEL >
Le problème, c’est que tout conspire à chasser le livre spécialisé de la table de la librairie. Nous faisons tout pour aider les libraires afin que ce réseau reste vivant. Mais les ventes migrent de plus en plus sur Internet. Nos plus gros clients aujourd’hui, ce sont les libraires en ligne.

PLACE PUBLIQUE > Quelle part de vos ventes Internet représente- t-il ?

PIERRE CORBEL >
À peu près un tiers de nos ventes se font hors librairie et le mouvement s’accélère. Cela veut dire vente directe par notre site, mais aussi par des libraires en ligne comme Amazon, Chapitre, Decitre… Nous souhaitons que la librairie de ville vive mais il nous faut aussi être dans le mouvement commercial. Nous sommes un éditeur comme les autres…

PLACE PUBLIQUE > Êtes-vous vraiment un éditeur comme les autres dans la mesure où l’État vous finance?

PIERRE CORBEL >
La seule aide que nous ayons ce sont les six postes sur dix-huit que l’État finance. Mais cette aide de l’État est justifiée par le fait que nous remplissons une mission de service public, à savoir la valorisation de la recherche via certains livres qui sans nous ne seraient jamais édités. Mais à part ces six salaires, nous payons tout. Rennes 2 qui nous héberge reçoit de notre part 160 000 € pour le loyer, l’électricité, le téléphone, l’informatique, etc.

PLACE PUBLIQUE > Quel est votre chiffre d’affaires ?

PIERRE CORBEL >
Il est de 2,5 millions d’euros par an. La moitié correspond à ce que nous gagnons en vendant nos livres. L’autre moitié correspond à des aides : les 350 000 € de salaires ainsi que des subventions que nous glanons à droite et à gauche. Dès que possible, nous nous associons en coédition, ainsi avec Apogée pour l’Histoire de Rennes, avec Terre de Brume pour la série des Luzel…

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi et comment les PUR ont-elles étendu leur réseau à toutes les universités du grand Ouest?

PIERRE CORBEL >
Depuis le départ, nous recevions des manuscrits de gens d’autres universités bretonnes. Plutôt que de traiter ces universités en clients, nous nous sommes dit qu’il valait mieux les traiter en associées de manière à ce qu’elles partagent la responsabilité éditoriale et financière. D’où la mise en place progressive d’un système d’association avec les quatre universités de Bretagne ; avec celles des Pays de la Loire : Angers, Le Mans et Nantes (cette dernière ayant renoncé à créer sa propre édition est notre plus gros « client ») ; avec celles de Poitou- Charentes avec Poitiers et La Rochelle. Enfin est venue se greffer l’université de Tours.

PLACE PUBLIQUE > Est-ce que cela correspond aussi aux synergies recherchées par ces universités ?

PIERRE CORBEL >
Oui, ce réseau est celui des dix universités de l’Ouest Atlantique. Les présidents souhaitaient faire des choses ensemble, pourquoi pas l’édition, on a donc construit autour des PUR. On a pu ainsi créer des collections dans des domaines où il n’y avait pas d’enseignements à Rennes 2, par exemple une collection d’économie faite avec les économistes de Brest, Nantes et Rennes 1 ; de l’archéologie qui est rattachée à Rennes 1 ou à Nantes. Bref, nous reflétons la diversité des recherches des universités de l’Ouest Atlantique.

PLACE PUBLIQUE > Quel type de convention vous unit à ces universités ?

PIERRE CORBEL >
Les PUR s’engagent à réaliser un certain nombre d’ouvrages chaque année avec chacune d’elles, mais des ouvrages choisis par le comité de lecture. Ce n’est pas un droit de tirage automatique. Notre comité éditorial de 29 personnes comporte des représentants de chaque université associée.

PLACE PUBLIQUE > Comment fonctionne ce comité éditorial?

PIERRE CORBEL >
Il est composé d’enseignants qui ont la confiance de leurs pairs. Il se réunit longuement tous les mois et demi à Rennes. Chaque membre est chargé de lire tel ou tel manuscrit en fonction de sa spécialité et de présenter un rapport de lecture. Si son avis est défavorable, on n’en parle plus. Si l’avis est favorable, on fixe les conditions de publication du manuscrit : ajouts, coupes, passages à refaire, longueur souhaitable, etc. À partir de là, je fais une note de synthèse afin d’aboutir à quelque chose qui soit un vrai livre.

PLACE PUBLIQUE > Combien de manuscrits recevez-vous ?

PIERRE CORBEL >
Environ 400 par an et nous en publions 200. À chaque réunion de comité, il nous faut prendre une cinquantaine de décisions. En gros, la moitié est positive. Le premier critère est que le travail proposé ait une crédibilité universitaire.

PLACE PUBLIQUE > Comment vous situez-vous dans la constellation des presses universitaires ?

PIERRE CORBEL >
À la différence des universités anglosaxonnes, nous avons en France une tradition d’édition privée. Ainsi, historiquement, les grands éditeurs universitaires sont des maisons comme les PUF, Armand Colin, Dunod… Nos universités n’ont pas beaucoup de maisons d’édition viables. Les PUR sont donc la première structure d’édition publique de l’université. Et aussi la première dans le domaine de l’édition de recherche, devant le CNRS et Science Po. En tant qu’éditeur public, nous arrivons au troisième rang derrière la Réunion des Musées nationaux (RMN) et la Documentation Française.

PLACE PUBLIQUE > Votre notoriété est-elle à la hauteur de cette place?

PIERRE CORBEL >
Oui. Sans se lancer des fleurs, nous sommes depuis sept ou huit ans un éditeur qui compte. Nous attirons. Au début, on ne nous proposait que des thèses et des colloques, aujourd’hui, ce sont des auteurs, parfois prestigieux, qui nous adressent leurs manuscrits. Notre niveau est désormais national et international. Notre crédibilité et notre image sont très bonnes.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont vos domaines d’excellence?

PIERRE CORBEL >
Nous sommes identifiés comme éditeur d’histoire. C’est lié à la forte présence de l’histoire à l’université de Rennes 2, dotée d’un département florissant et prestigieux. Il y a une « École rennaise d’histoire » née avec François Lebrun et les autres, d’où est issue notre collection « Histoire ». Nous y publions 60 titres par an. C’est une collection de référence très recherchée. Un jeune qui veut entrer à la fac, s’il a un bouquin dans la collection « Histoire », cela compte.

PLACE PUBLIQUE > Quelles autres collections-phare?

PIERRE CORBEL >
Le deuxième secteur d’excellence, ce sont les sciences sociales dans toutes leurs variétés : géographie- aménagement, géographie sociale, sociologie, droit, économie… Et puis des collections en lettres et arts, linguistique, esthétique, cinéma, sciences des religions… Il y a aussi une collection d’histoire de l’art qui est très belle mais ne se vend pas très bien. Il faut dire que le prestige universitaire et le succès commercial ne sont pas forcément corrélés.

PLACE PUBLIQUE > Justement, quelles sont vos plus grosses ventes ?

PIERRE CORBEL >
Ce sont des manuels. Le plus vendu est un manuel de versification espagnole de Louis Bensoussan qui en est à 7 000 ou 10 000 exemplaires. Ce sont des manuels d’histoire comme La Cité grecque qui est à 5 ou 6 000. Des manuels de langues: un excellent manuel de latin que l’on vend à 1 500 exemplaires chaque année, un manuel de grec et un manuel d’hébreu. Sans compter des ouvrages de préparation au Capes et à l’agrégation.

PLACE PUBLIQUE > À part ces livres « utilitaires », quels sont vos succès ?

PIERRE CORBEL >
Certains ouvrages d’art: par exemple, Bretagne, images et histoire qui s’est très bien vendu. Ou bien Femmes de Bretagne ou encore Histoire de Rennes. Tous ces livres se sont vendus à 4 000 ou 5 000 exemplaires.

PLACE PUBLIQUE > Et le plus gros chiffre d’affaires ?

PIERRE CORBEL >
C’est L’Itinéraire de Bretagne de Dubuisson, un voyageur du 17e siècle: ce livre de 1 100 pages, vendu 76 €, a eu une diffusion de 4 500 exemplaires. Avec une équipe, on a refait l’édition scientifique d’un texte qui avait été caviardé au 19e siècle, en l’accompagnant d’une riche iconographie. La preuve qu’une contribution scientifique peut aussi avoir un beau destin commercial.

PLACE PUBLIQUE > L’édition savante qu’incarnent les PUR a-t-elle encore un avenir ?

PIERRE CORBEL >
Oui, à condition de s’adapter à la diffusion numérique. Nous y sommes. Nos revues sont désormais distribuées en ligne. Elles restent imprimées, mais audelà de deux ans, elles sont disponibles gratuitement sur revue.org par exemple.

PLACE PUBLIQUE > L’ère numérique revêt-elle d’autres aspects pour les PUR?

PIERRE CORBEL >
Nous pensons déjà à la grande migration de tous nos contenus vers les réseaux numériques. Nous sommes déjà dans ce mouvement, contrairement à des petits éditeurs qui n’ont pas la capacité financière de s’investir dans ces choses-là.

PLACE PUBLIQUE > Vos relations avec Rennes, votre place dans la ville?

PIERRE CORBEL >
Nos livres portent le nom de la ville de Rennes. On nous appelle parfois « les PUF de Rennes ». Une part du prestige de Rennes et du prestige de son université passe par nous. Mais les gens, ici, n’en ont pas toujours conscience. De plus, on dit maintenant : les « Pur ». Du coup le nom de Rennes est escamoté.

PLACE PUBLIQUE > Quel est l’avenir des PUR?

PIERRE CORBEL >
Ce qui me frappe, c’est la multiplication des liens avec le monde savant national et international. Je viens de signer un contrat avec le Japon, un autre avec un universitaire de Toronto. Nous sommes répertoriés partout où il faut l’être. Tous les livres des PUR sont disponibles dans la bibliothèque de Harvard. Aujourd’hui 20 % de nos ventes se font à l’international. Cette vocation, liée à l’internationalisation du savoir, ne peut que s’affirmer. Et cette présence dans les circuits mondiaux du savoir, encore une fois, la ville de Rennes en profite.

PLACE PUBLIQUE > Dernière chose, les PUR après Pierre Corbel ?

PIERRE CORBEL >
Je suis encore là pour un moment. J’ai été réélu pour trois ans à ce poste par le conseil scientifique de l’université. Après ces trois ans, je ferai peut-être un autre mandat, mais à ce moment-là, j’essaierai d’avoir un directeur- adjoint afin de le former car l’édition est un métier qui s’apprend. Cela demande du temps…