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Entretien
#19
Paul Houée, prêtre, maire, sociologue…
RÉSUMÉ > À la fois prêtre, maire et sociologue, Paul Houée est un personnage hors-norme. Sa grand affaire, c’est le Mené, ce coin des Côtes-d’Armor « qui ne voulait pas mourir » et qui essaie aujourd’hui de construire son indépendance énergétique. Depuis Saint-Gilles, la commune dont il fut maire et où il vit toujours, ce théoricien et praticien du développement rural maintenant âgé de 80 ans nous parle de ses convictions, de ses livres et de la notion de “pays” qu’il contribua à promouvoir. Il évoque aussi l’insolite jumelage qu’il conçut avec Edmond Hervé entre Saint-Gilles-du-Mené et Rennes. Paul Houée continue de voir dans la métropole régionale un précieux allié de l’essor rural.

PLACE PUBLIQUE> Nous voici à Saint-Gilles-du-Mené, dans le corps de ferme où vous êtes né voilà 80 ans. Fils de ce territoire, vous l’avez quitté pour y revenir, à l’heure de la retraite. Mais en avez-vous vraiment toujours été éloigné?

PAUL HOUÉE > Pas tellement, en fin de compte. Adolescent, je m’en suis éloigné car j’ai eu cette chance que mes parents m’envoient à Quintin pour y effectuer mes études secondaires. Après quelques années au séminaire, devenu prêtre, je pars faire mon service en Algérie où je découvre les problèmes du tiers-monde. De retour en métropole, je poursuis mes études de lettres et de sociologie à la Catho d’Angers, avant d’y enseigner à mon tour puis d’intègrer le Cnrs. Durant toutes ces années 60-70, j’entame des réflexions sur le développement rural, fortement imprégné par la pensée d’un Breton des bords de Rance, le Père Louis-Joseph Lebret et par la philosophie d’Économie et Humanisme . J’y découvre la force des territoires, ces lieux dont le rôle est fondamental dans l’essor de toute vie humaine. Pour autant, je devine très vite que ces territoires doivent être ouverts pour vivre. Et que le développement se situe au croisement des forces endogènes et exogènes, du sectoriel et du local.

PLACE PUBLIQUE > Le Mené est-il toujours présent dans votre réflexion?

PAUL HOUÉE >
D’Angers, puis de Paris où je suis chargé de formation à l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture, je reviens régulièrement dans mon pays d’origine. C’est même à partir de 1965 que je m’efforce de mobiliser bon nombre de forces politiques, économiques et sociales locales autour de la nécessité de réagir pour sauver un Mené qui connaissait alors chômage, départs de jeunes, excédent de décès sur les naissances et même disparition de fermes… Un Mené menacé mais un Mené qui ne voulait pas mourir. Nous créons alors un Comité d’expansion qui fut le premier comité de pays à voir le jour en France. Certains disent qu’à ce titre, on est entré dans les livres d’histoire! En tous cas, on s’active: l’une de nos premières victoires fut l’arrivée de l’usine de Kermené, du groupe Leclerc, dont le rôle moteur s’est accru d’année en année, et avec lequel nous continuons de travailler encore beaucoup. Par la suite, avec des hauts et des bas, la création d’un Plan d’aménagement rural a contribué à fédérer les initiatives qui n’ont cessé de se succéder: progressivement, l’espoir est revenu dans cet irréductible bout de terre des Côtes-d’Armor. On est sorti de l’anonymat et de l’oubli !

PLACE PUBLIQUE > C’est donc dans ces années là que vous vous installez à Saint-Gilles ?

PAUL HOUÉE >
En grande partie, puisque je deviens adjoint et maire de la commune, de 1973 à 1992! Néanmoins, je travaille et je réside aussi à Rennes où j’occupe la chaire de sociologie rurale à l’Inra. J’établis alors de nombreux contacts avec des amis rennais. C’est comme cela, presque par hasard, que je fais la connaissance d’Edmond Hervé et que prend corps un projet d’un jumelage entre nos deux villes.

PLACE PUBLIQUE > Mais pourquoi donc un tel jumelage entre une petite commune rurale des Côtes-d’Armor et la grande capitale régionale? Coup de pub? Folklore?

PAUL HOUÉE >
Loin de tout cela ! En 1978, le maire de Rennes, à peine avais-je fait sa connaissance, invite une délégation de notre village à rendre visite « aux cousins de Rennes ». À partir de cette première réception à la mairie qui a fortement impressionné “les ploucs” que nous étions, se sont succédé plusieurs séries de manifestations : échanges scolaires, jumelages entre notre club d’anciens et le « club de la route de Lorient », participation à des fêtes de quartiers ainsi qu’à la constitution de l’écomusée de la Bintinais, construction de liens commerciaux, invitation faite aux Rennais de séjourner chez nous, chez l’habitant. C’était un rapprochement entre ceux qui produisent – les paysans – et ceux qui consomment – les citadins. C’est même un architecte rennais qui nous a aidé à concevoir notre mairie! Ainsi, d’année en année, se sont tissés des liens interpersonnels et toutes sortes de relations entre les habitants de nos deux territoires. Nous avons découvert toutes les potentialités que le territoire rennais pouvait nous offrir, tant sur le plan économique que sur le plan culturel. Somme toute, nous avons appris à marcher ensemble et l’important était finalement ce que nous nous disions en cours de route… Évidemment, au bout de trente cinq ans, ces relations se sont effritées, mais le souvenir de ces rencontres reste encore très fort. On en parle toujours à Saint-Gilles.

PLACE PUBLIQUE > Précisément, quelle perception les habitants de Saint-Gilles ont-ils eue de ces contacts avec Rennes ?

PAUL HOUÉE >
Avant tout, le sentiment très fort d’être reconnus! Nullement intimidés et tout-à-fait décomplexés par rapport aux « cousins » de la ville, nos concitoyens ont découvert à Rennes d’autres modes de vie et d’autres manières d’être. Pour autant, ils n’ont pas cherché à copier ou à imiter ; ils ont tout simplement constaté et admis qu’on pouvait vivre de façon différente ici et là. C’est ce qu’ils pensent encore de nos jours, même si on constate de plus en plus de rapprochements entre les comportements urbains et ruraux.

PLACE PUBLIQUE > Depuis cette époque, et à l‘heure actuelle, qu’attendez-vous de la métropole?

PAUL HOUÉE >
Il ne faut pas se cacher: il y a souvent, ici ou là, un sentiment de peur vis-à-vis de la grande ville: « ils vont tout nous prendre! », entend-on parfois. Certains se disent même « qu’en dehors de la ville, il n’y a point de salut ! » et l’envie de la rejoindre est souvent très fort. Mais, dans l’ensemble, bon nombre d’entre nous sont bien conscients que les vocations et les rôles des territoires en question sont bien différents; chacun doit rester à sa place et l’un ne doit pas prétendre faire le travail de l’autre! Il doit s’instaurer une sorte de subsidiarité entre les fonctions des territoires, tandis que des politiques de coopération et de solidarité entre eux s’imposent. Plus on veut faire quelque chose par soi-même, plus on a besoin des autres! La Bretagne a besoin de Rennes, comme Rennes a besoin de la Bretagne. Je pense que Rennes doit être excellente dans son domaine de production de fonctions supérieures. Mais je pense aussi que Rennes doit décentraliser ses « intelligences ».

PLACE PUBLIQUE > Dans cet esprit, qu’est-ce que Rennes vous a apporté, et continue de vous apporter ?

PAUL HOUÉE >
De façon générale, le monde rural a besoin de pôles urbains. Pour nous, de façon proche, c’est Lamballe, Loudéac… En tous cas, vouloir instaurer une coupure entre le monde rural et le monde urbain est une démarche un peu simpliste : la ville aide au développement rural et apporte une valeur ajoutée à ce qui s’y fait… Par rapport à ces pôles urbains, la fonction d’une ville comme Rennes est plus particulière: Rennes, grâce à ses réseaux, c’est une possibilité de nous insérer dans le grand large et d’entrer en contact avec des territoires plus lointains : ainsi, dans le Mené, nous travaillons en étroite relation avec des industriels allemands pour construire notre usine de production d’électricité. (voir plus loin) Rennes, c’est aussi un lieu incontestable de création de savoirs dont nous bénéficions tous les jours : nous utilisons les compétences des jeunes formés à Rennes, que ce soit pour monter nos projets, ou pour animer bon nombre de nos initiatives; les labos de l’Inra nous sont utiles en permanence… Enfin, nous savons que, dans bien des domaines, l’économie du futur, et notamment les connaissances dont aura besoin la société, se forgent dans la capitale bretonne. C’est à nous de tout mettre en oeuvre pour que les contacts se développent et que, grâce à eux, les conditions de notre essor économique et social soient rendues possibles.

PLACE PUBLIQUE > Justement, peut-on dire qu’il existe encore des perspectives d’essor pour les territoires ruraux, alors même que tout conduit à penser que seules les villes sont désormais productrices de développement ?

PAUL HOUÉE >
Les statistiques établies en Bretagne montrent clairement que la quasi-totalité des territoires ruraux a connu une croissance positive de sa population au cours des dix dernières années. Qui aurait parié sur ce retournement, il y a encore une décennie? De nombreux territoires ruraux, englobant les centres qui les animent, ont démontré leur renaissance démographique, leur vitalité sociale et culturelle, en combinant de manière féconde et durable les fonctions productives, résidentielles et environnementales qui répondent aux attentes contemporaines. Ces territoires ne sont pas des espaces résiduels luttant contre l’invasion d’une métropole, mais l’autre face d’un développement de toute la société régionale… Ce sont des réservoirs d’énergie, des tremplins pour exister dans la mondialisation. Leur avenir se trouve dans leur capacité d’ouverture. Et dans leur capacité à multiplier les projets, à partir des initiatives partagées de leurs habitants.

PLACE PUBLIQUE > Comment l’essor du Mené s’est-il opéré, à l’ombre des villes ?

PAUL HOUÉE >
Notre essor s’est réalisé de façon irrégulière, depuis ces fameuses années 60 jusqu’à nos jours, où les projets bouillonnent et se développent. Qu’il s’agisse des activités liées au tourisme, à l’agro-alimentaire, à l’artisanat, au bâtiment, à la culture… Il ne faut pas pour autant idéaliser le monde rural! À l’évidence, ce qui nous a toujours préoccupé, c’est de concilier deux pôles: d’une part, un besoin d’intériorité et d’identité reconnue et enracinée au sein d’une terre qui a son histoire ; d’autre part, un besoin d’ouverture et de partenariat avec plus grand que soi : c’est nécessaire pour être reconnu et se faire connaître, comme cela a été le cas avec Rennes et, à un moindre degré avec Saint-Brieuc…

PLACE PUBLIQUE > Selon vous, cette collaboration entre territoires est donc une nécessité?

PAUL HOUÉE >
C’est incontestable ! Aujourd’hui, il faut croiser les territoires des champs et les territoires des villes. L’élargissement et l’intensification de ces réseaux sont l’une des grandes mutations de notre temps. Les territoires d’appartenance ont besoin de réseaux de référence pour se renouveler. Comme les réseaux de relations ont besoin des territoires pour s’enraciner et durer.

PLACE PUBLIQUE > C’est une évolution dans la philosophie de développement rural.

PAUL HOUÉE >
La valorisation des territoires par la mobilisation de leurs acteurs et par la participation de tous reste une constante. Mais on note quelques grandes lignes d’évolution: d’un côté, la nécessité d’une ouverture accrue sur le monde; d’un autre, l’inévitable passage de politiques d’équipement rural à des politiques plus globales de développement : si l’essor agricole occupe toujours une place majeure chez nous, l’essor d’activités nouvelles s’impose; dans le même temps, en suivant les mouvements de décentralisation, on a vu l’État réduire ses interventions avant que les collectivités locales, surtout notre Communauté de communes, prennent une importance croissante dans la coordination des opérations. Simultanément, la vie associative a pris de l’ampleur: on compte maintenant près de 250 associations dans le Mené, pour 6 500 habitants !

PLACE PUBLIQUE > À l’issue de ce parcours, vous voilà maintenant définitivement installé à Saint-Gilles.

PAUL HOUÉE >
Quasiment. Après avoir été membre du Conseil économique et social régional, où je me suis particulièrement engagé sur la problématique des « pays » et sur leur découpage, j’ai occupé encore pendant quelque temps des fonctions de conseil autour de notre évêque de Saint-Brieuc; j’y ai eu la charge de réfléchir aux nouveaux découpages des paroisses et à la mise en place d’une nouvelle pastorale…

PLACE PUBLIQUE > Et maintenant, la retraite?

PAUL HOUÉE >
Pas complètement ! De nos jours, je participe toujours à ce nouveau grand pari du Mené qui s’articule notamment autour d’un projet majeur: la réussite de Géotexia qui nous donne beaucoup d’espoir. L’idée a germé dès 1995: il s’agit, à partir d’une collecte des déchets industriels et agricoles, d’opérer d’importantes transformations pour produire, d’une part, des fertilisants agricoles, d’autre part, de l’énergie électrique. Cette initiative est due avant tout à un groupe d’une trentaine d’agriculteurs locaux réunis au sein d’une Cuma: avec les problèmes posés par les excédents de lisiers, ils ont monté des solutions! La création de cette unité industrielle s’est effectuée après de nombreuses visites de sites à l’étranger. Géotexia est désormais considéré comme exemplaire au point qu’elle attire des visiteurs de l’Europe entière. Pensez donc! Arriver à produire 13 500 kWh à partir de déchets! De quoi satisfaire les besoins de 5 000 habitants… Pour mener à bien cette aventure, nous bénéficions de l’apport précieux d’une société allemande et de l’aide de la Caisse des dépôts. Cette usine, c’est finalement le mariage de la solidarité locale et de la haute technologie!

PLACE PUBLIQUE > Après tant d’années, vous êtes donc toujours confiant dans l’essor du Mené.

PAUL HOUÉE >
Pas de déprime chez nous ! D’autant que dans cette nouvelle phase de l’essor du Mené nos projets sont nombreux: par exemple, cette unité de méthanisation dont on vient de parler s’inscrit dans une perspective plus large, celle de la « Route des énergies » que nous avons créée depuis quelques années et qui doit, à plus ou moins long terme, nous procurer une indépendance énergétique: elle comprend, sur notre territoire, le développement de plusieurs chaudières à bois, le montage de nombreuses éoliennes, la création d’un parc photovoltaïque, la production de bio-carburants à partir de la pressurisation de graines de colza… L’idée est que l’essor de tant de sources d’énergies durables et diverses devrait faciliter l’implantation d’activités nouvelles, qu’elles naissent d’initiatives locales ou qu’elles viennent d’ailleurs. Parce que, paraphrasant l’adage célèbre, nous pensons désormais de plus en plus qu’il faut penser global pour agir global !