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Dossier
#28
Ouest-France, un gros avaleur de papier
RÉSUMÉ > Le journal est un gros mangeur de papier. Rennes abritant le premier quotidien de France par le tirage, un petit tour du côté de Ouest-France s’impose pour prendre la mesure de cette « matière première » dont nous restons gourmands. Cela en dépit de la débâcle annoncée du « print », mot désignant dans la bouche des technophiles du numérique le bon vieux papier et sa belle encre.

     Face au gigantisme, l’avalanche de chiffres est de mise. Calmement, Émile Hédan, le directeur industriel de Ouest-France abat ses cartes. Le quotidien (900 000 exemplaires imprimés) avale 45 000 tonnes de papier par an sur ses cinq rotatives de Chantepie et ses deux autres de La Chevrolière, près de Nantes. Un quart de plus si l’on ajoute les autres titres du groupe – essentiellement des hebdomadaires. À noter que cette consommation est en baisse, après avoir connu un pic de 66 000 tonnes en 2007. Après quoi la crise s’étant installée, la publicité s’en est allée et la pagination en a été diminuée d’autant. Il suffit de regarder combien le cahier des petites annonces diffusé le samedi avec le quotidien a diminué d’épaisseur depuis la crise.

     45 000 tonnes, mais encore ? Disons 120 tonnes de papier par nuit, donc 120 bobines, puisqu’une bobine pèse une tonne. Si la bobine fait 140 cm de large et pèse 42 g par m2, chacune d’elle déroule une longueur de papier de… 17 km. Si l’on calcule bien, cela fait que Ouest-France dévide chaque jour une bande de papier de 2000 km (la distance Paris-Athènes) ou encore un ruban de 765 000 km par an (presque vingt fois le tour du monde). Le papier ne cessant de s’affiner, la longueur de la bobine a tendance à augmenter.

     D’où provient ce papier ? De plusieurs énormes usines, de vrais monstres capables de sortir des bandes de papier à 120 km/h. Ces usines sont situées dans un périmètre relativement rapproché : Grand-Couronne près de Rouen (Chapelle Darblay), Golbey dans les Vosges, Langerbrugge en Belgique, Aylsford en Angleterre, Perlen en Suisse… Caractéristique de ces sociétés, elles appartiennent presque toutes à des groupes finlandais ou norvégiens. Bien assis sur la tradition forestière, ces papetiers ont compris d’une part que l’exploitation de la fibre de bois était furieusement énergivore. D’autre part que diminuer les coûts de transports et l’empreinte carbone impliquait de rapprocher les centres de production de ses clients, les journaux. C’est pourquoi les gros papetiers sont désormais implantés au centre de l’Europe, en Belgique, en Allemagne ou en France.
    On peut se demander pourquoi Ouest-France multiplie le nombre de ses fournisseurs de papier. « Cela permet de faire jouer la concurrence et surtout, en nous évitant d’être dépendants d’un seul producteur, nous devenons moins fragiles en termes d’approvisionnement », explique Émile Hédan en ajoutant : « Il est important aussi que nous ayons plusieurs types de papier sur nos machines. Pour les rotatives sur lesquelles quatre à six bobines roulent en même temps, cela fonctionne mieux si elles roulent avec des papiers différents. » Dans la liste des pourvoyeurs du quotidien régional, on n’aurait garde d’oublier « le » fournisseur historique auquel Ouest-France achète encore un quart de son tonnage papier, à savoir la SPPP, la Société professionnelle des papiers de presse. Elle fut créée après-guerre à une époque où les journaux manquaient cruellement de papier. C’est une sorte de centrale d’achat commune à toute la presse française. Jadis elle en était le fournisseur unique. Les temps ont évidemment changé, chacun faisant désormais son marché de son côté.

     Le coût du papier obéit à la loi de l’offre et de la demande, « avec parfois un jeu de poker menteur qu’il y a intérêt à maîtriser », indique Émile Hédan qui tous les six mois négocie sa commande avec les différents papetiers. Actuellement la tonne tourne autour de 500 à 530 €. Précisons que ces prix sont toujours franco de port. Ces dernières années, la tendance est plutôt à la baisse, les machines papetières étant de plus en plus performantes. Dans les journaux, on garde un mauvais souvenir du début des années 2000 où la tonne atteignait les 600 €.
    Le critère pour l’achat du papier n’est pas seulement celui du coût, il est aussi celui de la qualité. Qu’est ce qu’un « bon » papier journal ? « Un papier qui a une bonne imprimabilité, une parfaite « roulabilité » en machine. Il faut surtout qu’à grande vitesse il ne casse pas. Et aussi qu’il se tienne bien. Qu’il soit homogène en épaisseur et en comportement sachant qu’un mauvais papier ne va pas droit et se balade sur la machine ». Si la casse est toujours au rendez-vous et s’il arrive que des papiers ne tiennent pas la machine, globalement la qualité du papier s’est améliorée ces dernières années. Le papier de presse est devenu un produit uniforme.

     Et surtout, grande révolution, ce papier n’est plus produit à partir du bois des forêts. Il est re-cy-clé. « Aujourd’hui 95 % des papiers de presse sont issus du recyclage », à Ouest-France comme ailleurs. On est loin des premiers essais dictés par le souci écologique qui donnaient un papier terne et mal désencré. « En 10 ou 15 ans, les progrès et l’évolution dans ce domaine ont été considérables », reconnaît le directeur industriel de Ouest-France. Aujourd’hui des papetiers comme UPM (Grand-Couronne) ou Stora Enso (Langerbrugge) produisent un papier à 100 % recyclé. Ce virage industriel représente un énorme bénéfice environnemental. Mais pas seulement. Il a aussi permis d’abaisser le coût de la tonne grâce à un processus technique plus performant mais également grâce à la proximité les usines, désormais affranchies de leur implantation près des forêts. Reste qu’il faut acheminer le papier jusqu’aux rotatives de l’usine de Chantepie. Longtemps le fer fut roi. Grâce au rail qui arrive au pied de l’entreprise, un train quotidien peut livrer sa cargaison d’une centaine de bobines. Sauf que ce n’est plus vraiment le cas, le train peu souple et aux tarifs excessifs est progressivement délaissé au profit des camions globalement moins onéreux. Il faut constater qu’en dépit des belles paroles officielles, une vraie politique de fret ferroviaire se fait toujours attendre.

La « gâche » retourne chez le papetier

     Dans l’autre sens, il est à noter que de grosses quantités du papier quittent régulièrement l’usine de Chantepie en direction des récupérateurs puis des papetiers. Il s’agit de ce que l’on appelle « la gâche » c’est-à-dire le papier mal imprimé lors du démarrage de chaque impression, le temps que la machine soit parfaitement réglée. Si l’on ajoute à cela les exemplaires invendus du journal, ce sont 8 000 tonnes par an qui ressortent de Chantepie pour être recyclées soit en ouate de cellulose (pour l’isolation) soit en papier journal. Mais le cycle n’est pas infini. Au bout de six ou sept recyclages le papier est épuisé, ses fibres rapetissent et il ne peut plus être utilisé.

     Revenons aux bobines débarquant à Chantepie où leur manipulation et leur gestion sont confiées à une équipe de cinq ou six salariés. Elles sont aussitôt stockées dans un immense hangar, véritable « cathédrale » où elles sont alignées en colonnes constituées de l’empilement de quatre bobines, atteignant près de six mètres de hauteur. Impressionnant, le stockage correspond à un mois de parution du journal (au total quelque 3 000 bobines). Un mois ! Cette précaution appartient à l’histoire de Ouest-France. D’une ampleur sans doute unique dans la presse française, ce stockage est lié à la hantise des dirigeants de l’entreprise qu’une rupture d’approvisionnement – pour cause de guerre ou de grève des transports – empêche un jour le journal de paraître.
    Après un repos de quelques semaines, les bobines circulent dans l’usine. Notamment en direction d’une vaste salle d’attente où elles se réchauffent un peu durant les deux ou trois jours précédant leur passage aux rotatives, car le froid peut faire casser le papier. Jusqu’à présent, les bobines sont maniées par des chariots élévateurs, mais la tendance est à la robotisation de ce processus. Ainsi à l’usine Ouest-France de Nantes-La Chevrolière ce sont déjà des robots qui manipulent le papier depuis la sortie du camion jusqu’aux rotatives.

     Arrive le grand jour – ou plutôt la grande nuit – pour les bobines. Au ras du sol, elles sont doucement acheminées par un rail jusqu’au sous-sol des rotatives, ces étonnantes machines hautes de 11 mètres et longues de 40. Là, les bobines sont arrimées et vont bientôt se transformer en un journal imprimé de millions de caractères. Pour cela elles se déroulent à une vitesse folle (10 000 exemplaires par heure et par machine) à l’intérieur de multiples cylindres bardés de plaques offset sous la commande de rotativistes ajustant sans cesse le processus devant des tableaux de commande très sophistiqués.
    Comme un acte de foi dans l’avenir du papier, Ouest- France a pris la décision rare de moderniser son parc de rotatives. On est en train d’installer à Chantepie deux nouvelles machines dans lesquelles le journal a investi 35 millions d’euros. Ces rotatives, plus performantes et plus automatisées que les anciennes datant de 1980, les remplaceront petit à petit. Elles permettront d’assurer des gains de productivité (et de personnel), bien utiles dans un contexte où la presse écrite semble malgré tout promise à des jours difficiles.