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Dossier
#32
Lorsque producteurs et consommateurs se « reconnectent »
RÉSUMÉ > Avec les marchés de plein-vent, les ventes à la ferme et les paniers paysans, les circuits courts alimentaires connaissent une seconde jeunesse, en reconnectant directement les producteurs aux consommateurs. Les chiffres l’attestent, la demande en ce domaine est supérieure à l’offre. Qu’en est-il dans le bassin rennais ? Trois spécialistes d’Agrocampus Ouest analysent pour Place Publique ce phénomène multiforme, qui dessine de nouvelles relations entre la fourche et la fourchette.

     Les circuits courts alimentaires sont à la mode, mais ils ne sont pas nouveaux ! Jadis principal moyen de commercialisation des produits agricoles, ils n’ont jamais totalement disparu. Coexistent aujourd’hui des modalités historiques – les marchés de plein-vent, par exemple – et une multitude de formes innovantes liant producteurs et consommateurs dans des réseaux territorialisés. La définition institutionnelle et académique de ces circuits courts ne fait guère consensus : se définissent-ils par la faible distance parcourue par les produits (les 80 km souvent retenus correspondant à la distance en deçà de laquelle la réglementation sanitaire est allégée pour les produits animaux) ? Ou par le faible nombre (zéro ou un) d’intermédiaires séparant le producteur du consommateur1 ?
    Pourtant, ces dernières années le phénomène progresse. Ces initiatives, aussi variées soient-elles, reposent sur un processus commun de « reconnexion » alimentaire. Celui-ci survient après une période de délitement des liens alimentaires durant les Trente Glorieuses et la décennie suivante. Les agriculteurs qui s’étaient lancés dans des productions dédiées à l’industrie s’étaient progressivement privés de toute visibilité sur la destinée finale de leur produit, le lieu de commercialisation et l’identité de leurs consommateurs, ces derniers n’ayant, en retour, que très peu d’informations sur les produits. Trop peu de consistance dans ce lien alimentaire prive d’un lien social pourtant nécessaire, et d’un sentiment d’appartenance à une communauté. Rien d’étonnant alors qu’un nombre croissant de producteurs et de consommateurs ait conjugué leurs efforts pour se rencontrer à nouveau et renouer avec ce lien alimentaire fondateur, entre eux et leur territoire.

     Les producteurs engagés dans ces circuits courts présentent, et c’est remarquable, des manières très variées de s’insérer dans ces modes de commercialisation. Leurs motivations sont aussi très diverses. Tous, néanmoins, partagent le souci d’une appropriation de la valeur ajoutée. Une enquête réalisée dans cinq Parcs naturels régionaux en 20092 a permis de distinguer quatre types de producteurs en circuits courts de proximité : le « passionné indépendant » motivé par son produit et son outil de travail, « l’alternatif militant » porteur d’un projet de vie collectif et engagé, critique de la société de consommation, « l’entrepreneur opportuniste » à la recherche de plus-value pour sa production, et « l’innovant adaptable » porteur d’un projet d’entreprise avec des produits diversifiés et originaux. Les pratiques environnementales sont très diverses, allant de l’indifférence à l’adoption des pratiques de l’agriculture biologique, jusqu’aux néo-ruraux porteurs d’un projet alternatif dès l’installation. Curieusement, ce qualificatif d’alternatif est rarement assumé par les producteurs, en dépit de l’effet de rupture que constitue la vente en circuits courts, tout au moins en Bretagne.

     De même, de nombreuses enquêtes montrent que les consommateurs des produits en circuits courts, malgré une très grande diversité de profils et de motivations, se retrouvent systématiquement autour de la notion de fraîcheur des produits, mais aussi et surtout autour d’un lien de confiance intense liant le consommateur au producteur retrouvé. Confiance basée sur le simple principe de la rencontre, ou de la possibilité de s’identifier mutuellement, et de s’identifier ensemble à un lieu partagé. Tous les observateurs s’accordent sur le fait que la demande est supérieure à l’offre. La recherche de sens dans la consommation alimentaire est attestée par les enquêtes plus récentes. Si le facteur déclencheur a pu être les peurs alimentaires du début des années 2000 ou le développement de l’obésité, nos études rejoignent les observations sur les pratiques actuelles de consommation qui accordent une importance accrue au sens. En revanche, le consentement à payer semble élevé, contrairement à ce qu’affirme une étude récente de TNS SOFRES pour le Salon de l’Industrie Agroalimentaire dans laquelle le développement des circuits courts serait à mettre en relation avec les pratiques de « débrouille » et de recherche du meilleur rapport qualité/prix.
    Peut-on parler alors de transition alimentaire, c’està- dire d’un changement de modèle à l’oeuvre ? Si, dans les années quatre-vingt-dix et au début des années 2000, les opinions circulant sur le sujet concluaient plutôt au statut de niche limitée à des groupuscules, la situation et la nature du débat évoluent aujourd’hui assez nettement L’exploration du cas rennais donne le sentiment d’être au milieu d’un gué. De nombreux arguments plaident en faveur d’une bifurcation territoriale vers un nouveau modèle alimentaire, comme en témoigne la thèse en cours de Marion Diaz dans le cadre du projet européen FarmPath. Toutefois, le processus de transition apparaît encore inachevé.
    Pour conclure à une transition, il faut d’abord qu’émergent puis s’alignent sous une direction commune une multitude d’initiatives innovantes et progressivement cohérentes à l’échelle d’un territoire. Il semble que ce soit le cas. Le projet SALT3 (« Systèmes Alimentaires Territorialisés ») procure ainsi des données sur l’évolution de nombreuses modalités de vente en circuits courts : la vente sur les marchés de plein-vent, les points de vente collectifs, la vente à la ferme, les paniers et AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), la restauration commerciale et les commerçants et enfin l’e-commerce. On mesure la rapidité du changement lorsque l’on sait qu’un recensement rapide en Bretagne en 2005 ne donnait que 21 dispositifs. Le nombre d’emplois induits par ces dispositifs sur le territoire de Rennes Métropole était estimé à 300 en 2009 et autour de 500 en 2014, chiffres à mettre en relation avec les 1 100 actifs agricoles recensés sur le même espace.
    Les marchés de plein-vent constituent dans les deux cas la modalité dominante, avec plus de 50 % des ventes et des emplois induits. Viennent ensuite les points de vente collectifs, la restauration collective et la vente à la ferme. Les paniers et AMAP – très médiatisés lorsque l’on parle des circuits courts – n’occupaient qu’une place négligeable en 2009 (entre 2 à 3 % des ventes). Cette dernière modalité connaît la plus forte croissance en nombre de dispositifs entre 2009 et 2014 (+94 %), sans doute grâce à la structuration du mouvement des AMAP au niveau régional. Le nombre de marchés de plein-vent augmente dans la même période de plus de 50 %. Mais ce qui frappe le plus, c’est le développement des marchés d’après-midi (multipliés par 4), témoin d’un changement des pratiques d’achat des consommateurs.
    Pour conclure à une transition, il faut ensuite que les institutions locales soient percutées et progressivement transformées pour s’adapter à l’existence de ces innovations. À Rennes, le Schéma de cohérence territoriale (SCOT) témoigne de la place accordée à l’agriculture locale, puisqu’il inclut de longue date la nécessité de préserver les terres agricoles immédiatement périurbaines, s’appuyant sur le modèle d’urbanisme dit de la « ville archipel », autrement dit des îles urbanisées dans un océan de verdure agricole. En 2010, un Programme local pour l’agriculture pour le Pays de Rennes a été élaboré en collaboration entre – notamment – le conseil d’agglomération et la chambre d’agriculture. L’intérêt et la légitimité des circuits courts y sont mentionnés. À la chambre d’agriculture, plusieurs postes sont aujourd’hui dédiés à ces formes de commercialisations relocalisées des produits agricoles : les programmes d’actions et de formation proposés ont largement intégré cette thématique. De son côté, la FRCIVAM (Fédération Régionale des Centres d’Initiatives pour Valoriser l’Agriculture et le Milieu Rural) a conquis une légitimité régionale et nationale quant à sa capacité d’expertise publique dans ce domaine : elle est par exemple actuellement financée à l’échelle régionale pour le pilotage de l’évolution de ces circuits courts.

     Il faut enfin, pour conclure à une transition territoriale, que les initiatives innovantes s’affichent en nombre suffisant pour conquérir un caractère dominant, représentatif d’une situation renouvelée. De ce point de vue, la transition semble seulement en cours. L’observatoire de l’agriculture du Pays de Rennes dont les travaux sont publiés par l’Agence d’urbanisme (Audiar), signale qu’en 2011, 10 % des exploitations de ce territoire étaient engagées dans les circuits courts. L’agglomération rennaise est bien en retard par rapport à la moyenne nationale, située plutôt autour de 20 % d’après le recensement général de l’agriculture de 2010. Pas moins de 200 dispositifs de circuits courts sont répertoriés dans le Pays de Rennes. C’est à la fois peu et déjà beaucoup.
    Au-delà du nombre, il nous semble également, toujours grâce aux analyses du projet FarmPath, que pour asseoir cette transition territoriale vers des systèmes alimentaires relocalisés, il faudrait que toute la chaîne alimentaire soit entrée en transition : producteurs et consommateurs bien sûr, mais également les intermédiaires que sont les industries de transformation (laiteries, abattoirs, meuneries, huileries, conserveries, etc.), ainsi que le secteur de la logistique et de la distribution. Sans une telle évolution, la transition du système alimentaire reste fragile, l’offre alimentaire trop peu structurée et organisée pour faire face à une demande croissante et aujourd’hui bien supérieure à l’offre. Cela suppose que les intermédiaires de la chaîne partagent une perspective commune avec les producteurs et les consommateurs. C’est là que l’on retrouve le processus de reconnexion, c’est-à-dire un lien d’interconnaissance directe, de confiance, de construction d’une relation économique maîtrisée de part et d’autre, et d’une certaine idée du « bon produit » (frais et sain, simple, local).

     Le projet de recherche Interval, porté par la FRCIVAM, s’intéresse justement au rôle des intermédiaires. Une plate-forme logistique dédiée à la valorisation des produits bios et locaux dans la restauration scolaire du département a vu le jour en Ille-et-Vilaine. Dans les environs, des abattoirs ou des laiteries sont entrées dans cette dynamique et d’autres acteurs (agro-industrie et supermarchés) s’interrogent. Par exemple, depuis peu, certaines coopératives brétilliennes se positionnent sur les marchés locaux dans le cadre de « Coop d’Ici », initiative accompagnée par la Chambre d’agriculture. Leur expertise dans le domaine logistique peut se révéler précieuse pour optimiser la circulation des produits locaux et répondre à une demande croissante qui demande à être structurée. Les grandes surfaces présentent, elles, des caractéristiques de commodités exigées par les consommateurs comme une condition sine qua non d’une consommation plus massive de produits locaux : dans ce cas, les enquêtes montrent que la demande en produits locaux à Rennes est assez massive. L’évolution de ces intermédiaires « classiques » devra pourtant se faire, sans quoi leur rendez-vous avec ce processus de reconnexion serait manqué. Un processus qui induit le rétablissement d’un rapport de confiance, de transparence et d’équité tant avec les producteurs qu’avec les consommateurs, en particulier lors de la fixation des prix.
     Ces évolutions ne sont bien entendu pas déconnectées du contexte national. Les données récentes montrent une progression significative de ces processus de reconnexion territoriale. En retour, un mouvement de résistance puissant et passablement violent a trouvé une expression récente : la loi d’avenir de l’agriculture votée récemment par le Parlement (sous la pression de la FNSEA4), comporte une nouvelle définition du « vrai » agriculteur, manière de barrer la route aux petites exploitations diversifiées orientées vers la vente directe et d’entraver de ce fait le processus de reconnexion. Ce dernier se fonde cependant sur des exploitations plus indépendantes que la moyenne à l’égard des aides publiques, ce qui leur confère une certaine autonomie de trajectoire. Le bras de fer entre deux modèles agricoles et alimentaires est engagé publiquement : signe qu’un processus de transition est incontestablement à l’oeuvre, et lutte pour son développement.