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Dossier
#10
L’espace public face
au « tout pénal »
RÉSUMÉ > Ce qui est interdit et puni dans l’espace public a évolué, parfois subtilement. De même, l’on est passé de la mise en scène publique de la punition à sa mise à l’écart, et de la prison à toutes sortes de peines privatives de certaines libertés, aboutissant ainsi au « toutpénal » à mesure que les institutions de contrôle social perdaient de leur légitimité. Pour en sortir, deux recours : la prévention fondée sur des valeurs partagées par le plus grand nombre. et le droit qui nous préserve de la surveillance généralisée.

     L’espace public a toujours constitué un enjeu d’importance pour la politique criminelle, c’est- à-dire l’ensemble des procédés par lesquels le corps social organise les réponses au phénomène criminel. Si la sécurité des personnes et celle des biens que ces personnes transportent dans l’espace public se situent au cœur de cet enjeu, elles n’en sont pas la seule cible. Des interdits bien plus larges que les violences et les atteintes aux biens viennent limiter les usages de l’espace public. Ils concernent la salubrité, toutes les formes de circulation, individuelle et collective, les manières de s’y montrer, les usages du corps qui y sont tolérés, les expressions de toute nature qui peuvent y être imaginées, leurs formes et leurs contenus.

L’espace public visité par le droit pénal

     Les formes et manifestations du pouvoir dans l’espace public ont varié et avec elles les politiques criminelles qui y sont attachées.
     D’abord, les politiques criminelles ont fait évoluer la notion d’espace public. Ainsi, cet espace se rétracte lorsque des populations favorisées choisissent de s’isoler au nom de la sécurité. Le quartier résidentiel sécurisé diminue l’espace public. Mais il s’étend lorsque les parties communes des cités et immeubles populaires sont ouverts à l’action des forces de police ou quand les vidéos privées qui y sont filmées deviennent un matériau de police. L’espace public est l’objet de revendications voire d’affrontements lorsque les bords d’une rivière sont revendiqués comme espace public de loisir et de circulation tandis que les riverains s’y opposent. Et chacun revendique la protection du droit quand ce n’est pas la pénalisation du comportement de l’autre. Si l’espace public n’est pas à proprement parler une notion juridique, le lieu public est lui une notion directement prise en compte par le droit pénal et les politiques criminelles.
     Vagabonds, mendiants, prostituées et bandes de brigands ont depuis très longtemps, dès avant l’époque moderne, attiré sur eux l’attention de la police et suscité la réaction pénale. Ils continuent de le faire mais sous des formes et sur des fondements très différents pour certaines de ces cibles comme les mendiants et les prostituées. Mais qui aurait dit il y a trente ans qu’au nom du risque créé pour autrui, les fumeurs seraient chassés des lieux publics fermés et que l’espace public se décomposerait désormais pour eux entre « le dedans », extensif d’ailleurs car élargi aux quais de gare par exemple, et « le dehors » ?
     Depuis la révolution industrielle, la manifestation de rue est encadrée par le droit, y compris pénal, à partir d’une représentation de la révolte, de ses fondements, de ses objectifs qui n’a pas beaucoup évolué. Mais de plus en plus, le législateur est enclin à enserrer ces manifestations dans un carcan pénal qui permet de poursuivre non plus seulement les débordements, les atteintes aux biens et aux personnes qu’elles peuvent générer mais aussi les comportements menaçants qui annoncent, laissent présager, craindre de tels passages à l’acte. C’est ici comme ailleurs au nom du risque que des comportements sont pénalisés toujours plus en amont du dommage.
     À mesure que la diversité des valeurs s’est installée, que les mouvements migratoires se banalisent, l’accélération des mouvements de politique criminelle s’est marquée. Il y a un siècle seulement, le travestissement était pénalisé, en France, en dehors des périodes de carnaval ; en certains pays, il l’est encore et puni de mort. Chez nous, c’est le port, dans l’espace public, de certains vêtements qui masquent entièrement le corps, pratique revendiquée au nom de la pudeur, qui vient à être pénalisé.
     Bref, le droit pénal, les textes des incriminations, ce qui est interdit et puni dans l’espace public présentent des mouvements subtils qui les font osciller selon les cas entre ruptures et continuités.

L’espace public visité par les pratiques pénales

     Les pratiques témoignent également de mouvements tout aussi complexes. Deux siècles et demi à peine nous séparent du temps où, en place publique, la force du prince s’exhibait par l’administration des supplices et des châtiments corporels. La dernière exécution capitale en place publique eut lieu à Lille en 1938 et des témoins peuvent encore la raconter. Cette utilisation de l’espace public est devenue aberrante, même si, en 1945, avec les femmes accusées de « collaboration sentimentale », la sortie de guerre verra une ultime flambée de la tentation de mettre en scène publiquement la punition.
     Entre le temps des supplices qui renvoie à une société de souveraineté où tout crime est une offense au prince, et les débuts du 20e siècle, où la pénalité devient disciplinaire, la peine, et pour l’essentiel la peine de prison, doit être exécutée sous le regard des surveillants et non plus sous celui du public. La chaîne des forçats déportés et son déplacement jusqu’aux bateaux de la transportation doit être cachée. Peut-on dire pour autant que la société disciplinaire avec sa prison, soustraite au regard du public, a totalement recouvert les pratiques antérieures ? Il est bien difficile de le dire quand aux États-Unis on exhibe sur le bord de la route en tenue de bagnard, chaîne au pied, ceux qui ont été condamnés à des travaux d’intérêt public. Mais il est vrai que chez nous, de tels retours vers le carcan, l’exposition, ne sont pas d’actualité : si des peines comme le travail d’intérêt général peuvent à la marge s’exécuter dans l’espace public, c’est en toute discrétion. À moins de considérer que l’exposition à cette forme d’espace public que sont les médias ne soit la forme hypermoderne et socialisée, à défaut d’être judiciaire, d’une sanction publique.
     L’accès à l’espace public en revanche devient parfois objet de la pénalisation et objet de la peine. L’interdiction d’accès aux stades est une sanction et la violation de cette interdiction, une infraction. La technologie du bracelet électronique mobile décuple le phénomène quand elle interdit au condamné tel ou tel espace public ou sa fréquentation en tel temps, à telles heures et la violation de ces interdictions sera aussi sanctionnée. Il en est de même avec l’espace public virtuel, avec Internet. Les « piratages » (une métaphore qui rappelle l’espace public insécurisé que fut et qu’est de nouveau la mer) sont sanctionnés d’une privation d’accès à cet espace.
     La prison privait de libertés, de toutes les libertés, celle d’aller et venir dans l’espace public comme celui de s’enfermer chez soi. Les nouvelles peines découpent des privations de liberté plus précises. Ici, les stages de citoyenneté, de sensibilisation à la sécurité routière, aux dangers des stupéfiants obligent à rentrer en soi pour prendre, durant le stage, conscience des risques que des comportements menaçants peuvent engendrer pour soi ou pour autrui. Il ne s’agit plus de rééduquer en pesant sur les corps par la discipline de tous les instants mais de les « responsabiliser » par une prise de conscience très précise. De même la privation de liberté peut ne plus être totale mais ciblée sur le mauvais usage fait de l’espace public. Une responsabilisation de cet usage qui relève d’une logique comportementaliste se suffit lorsque le délinquant ne présente pas une dangerosité réelle mais qu’il adopte seulement des comportements inadaptés, excessifs notamment dans l’espace public.
     La matrice est ici l’espace public de la route avec ses infractions au code qui longtemps ne furent pensées que comme des actes isolés d’indiscipline sociale avant de l’être comme des prises de risques, pour beaucoup insupportables et appelant une réponse en terme de privation d’accès (sous certaines formes en tout cas) à l’espace public. La suspension et l’annulation du permis ont ainsi rejoint, au faîte des peines prononcées, la prison et l’amende.

Comment est advenu le « tout pénal » ?

     Cette logique du risque, du risque créé pour autrui, qui préside aux avancées contemporaines de la pénalisation, qui en est le moteur, a évidemment pour théâtre essentiel l’espace public où chacun est placé, sans que ce soit un choix, en présence d’autrui. Or il est un phénomène social qui incite puissamment à vouloir prévenir le dommage en pénalisant toujours plus en amont de ce dommage : ce sont les formes qu’a prises peu à peu l’anonymisation des relations dans les espaces publics. Les formes de contrôle social interne héritées de la société rurale comme celles nées à la fin du 19e siècle se sont épuisées en même temps.
     Depuis la révolution industrielle jusqu’à la seconde guerre mondiale, les formes du contrôle social s’étaient affinées et reconstruites par rapport à ce qu’elles étaient dans la société essentiellement rurale de la première moitié du 19e. D’une société rurale où le contrôle social vicinal (le regard des voisins), le contrôle social de la famille patriarcale, celui des corporations, celui de l’Église pesaient de tout leur poids, on était passé dans un autre monde, via une période d’intense désordre social au début de la révolution industrielle. L’évolution du nombre des personnes incarcérées constitue un indicateur certes rustique mais intéressant pour comprendre le passage à vide d’une période à l’autre. La peur des « classes dangereuses » ne tenait pas seulement à des motifs économiques et politiques mais bien plus encore au fait qu’elles ne s’inscrivaient plus dans des formes acceptées de contrôle social, dans une définition partagée des « bonnes moeurs » qui dépassait de beaucoup la seule question de la sexualité, même si elle l’incluait.
     À défaut d’institutions capables de contrôle social dans cette société nouvelle, la société urbaine et industrielle, à défaut aussi d’institutions acceptées et en situation de réguler les conflits interindividuels, la population carcérale aura crû de 1830 à 1855 atteignant le chiffre de 48 000 détenus en métropole, ce qui au regard de la population d’aujourd’hui représente 85 000 détenus quand nous en sommes à un peu plus de 60 000. Elle restera élevée jusqu’en 1885, puis diminuera jusqu’au plus bas étiage, celui de 1914 : 15 000 détenus en métropole pour 40 millions d’habitants soit 37,5 détenus pour 100 000 habitants (nous sommes à près de 100). Elle décroitra après chaque sortie des deux guerres (1950, 20 000 détenus) et ne cessera de remonter de 1975 à nos jours.
     Comment expliquer cela ? Disons que de 1870 à 1945, diverses institutions se seront peu à peu trouvées en situation de réguler, pour le pire et le meilleur, de très nombreuses formes de conflits interindividuels qui pouvaient prendre la forme d’atteintes aux personnes et aux biens. Qu’elles aient été construites par le pouvoir (l’école, l’armée de conscription), qu’elles aient été inspirées par l’éthos de la bourgeoisie (la famille restreinte, les valeurs de l’hygiénisme) ou par celui de la classe ouvrière contre le désordre et l’impuissance du lumpenprolétariat (les syndicats, les mutuelles, les associations), ou encore par la confrontation des classes (le droit du travail), qu’elles aient tenu enfin aux restes de la société rurale, tous ces dispositifs juridiques et institutionnels auront abouti sinon à une relative pacification du moins à recourir avec plus de discernement à l’arme pénale et à la peine de cette société disciplinaire : la prison.
     L’ensemble des ces institutions aura recréé, bien audelà de leurs seuls territoires, des formes de contrôle social qui se seront exercées y compris sur l’espace public. Non pas de manière absolue et c’est ainsi que les grands crimes du 19e et du début du 20e auront eu aussi leur contingent de crimes de la rue, mais au moins de manière relative et sans doute plus nettement sur les délits de moindre gravité. Une forme de « civilisation » des rapports urbains (l’évolution de l’usage du mot urbanité au 19e est à cet égard intéressante) au sens où Norbert Elias emploie le terme et où le juriste pourrait l’opposer à la « pénalisation ». Le maillage de ces formes de contrôle social devenu légitime, accepté, s’est étendu pour une part à l’espace public. Des usages de la rue, de la ville, du stade, des transports en commun, des traditions sur les limites du désordre de la fête ont été partagées par une bonne part de la population permettant ainsi que les menues violations de la loi soient pensées sur le mode d’un acte d’indiscipline sociale, d’incorrection voire d’incivilité ou d’atteinte à l’une des valeurs partagées d’un groupe social, et non pas sous l’angle de vue pénal, celui d’un risque, d’une menace, générant chez le quidam une peur et notamment celle d’intervenir.
     Le « tout pénal » que dessine l’augmentation de la population carcérale, même s’il n’est pas et de loin réductible de nos jours à l’usage de la prison, est d’abord le résultat de l’effondrement ou de la disparition, pour toutes sortes de causes distinctes, de ces institutions ou du moins de leur capacité à exercer un contrôle social accepté, légitime aux yeux du plus grand nombre.

     Du coup, l’espace public est un espace quasi vide de toute régulation citoyenne des conflits interindividuels. Ce n’est pas un hasard si dans le domaine des délits, la première source de la procédure n’est même plus la plainte mais l’infraction relevée par la police. Le développement des infractions formelles, en amont de tout dommage, au nom de la prévention de tous les risques, ajouté à la rétractation des régulations privées des conflits ne peut que générer ce « tout police » qui précède le « tout pénal ». Les infractions relevées par la police sur l’espace public font masse. L’usage de nouvelles technologies (radars, caméras de vidéosurveillance, et demain bien d’autres) peuvent sans doute accroître le phénomène. Ils peuvent aussi accroître la passivité des citoyens dans l’espace public. Il y a un lien entre le « je n’ai rien contre les caméras, je n’ai rien à me reprocher » et le « ce qui se passe sous mes yeux dans la rue ou le métro ne me concerne pas, je n’ai pas intervenir, d’ailleurs je ne sais pas et c’est le travail de la police ». C’est une même relation à l’espace public, à la relation sociale.
     Si l’espace public est l’espace même sur lequel la police relève d’elle-même les infractions, la pression managériale y est aussi pour quelque chose. Le fort accroissement ces dernières années des infractions d’usage de stupéfiants relevées par la police est, on le sait, en lien avec une injonction hiérarchique qui réclame des résultats statistiques. Or comment mieux faire monter le taux d’élucidation qu’en allant interpeller sur l’espace public des fumeurs de cannabis ? Il n’y a même pas ici la « déperdition » du contrôle d’alcoolémie au volant si on sait où aller chercher la population visée. C’est encore là un effet indirect de la logique du « tout à la police ». Il n’est pas étonnant que l’institution, destinataire de toutes les plaintes et signalements possibles parce que la société ne filtre plus comme autrefois (bien ou mal, encore une fois), souffre d’un sentiment interne d’inefficience et d’un jugement externe d’inefficacité.
     La surveillance qui investit l’espace public, à la jonction de ces mouvements de politique criminelle et des mutations accélérées de la société toute entière, impose sans doute un double effort si nous voulons éviter que l’espace public ne devienne un espace où ni la sureté ni la sécurité ne seront assurées.
     D’une part les discours, méthodes et formes de la prévention générale qui avaient été pensés dans la première moitié du 20e siècle ont besoin d’être intégralement rebâtis, notamment en direction de la prévention des infractions commises dans l’espace public. Il faudra bien que des discours et actions de prévention nouveaux soient fondés sur des valeurs partagées par le plus grand nombre. Ce qui exige autre chose que des politiques criminelles bricolées sur le coin de table d’un média.
     D’autre part les excès et dérives de la société de surveillance ne pourront être stoppés que par le droit. Tout comme le droit du travail vint contenir les excès de la société disciplinaire dans la sphère du travail, tout comme le droit pénitentiaire vient – enfin ! – contenir les dérives maintenant séculaires de la prison, il faudra bien que des résistances éclairent les pistes d’un droit qui nous préservera des développements utopiques, et délétères pour la société, d’une surveillance infinie. L’existence d’un espace public qui soit aussi espace de liberté, d’expression et de construction du lien social est à ce prix.