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Dossier
#12
RÉSUMÉ > Les Grands moulins de Rennes, l’un des fleurons du patrimoine local, sont toujours en activité. Ils sont le dernier bastion d’une industrie familiale locale longtemps tournée vers la Vilaine et ses affluents. Ils sont implantés, rue Duhamel, sur deux sites historiques, l’un dédié à la meunerie et l’autre, à la tannerie. Deux domaines d’activité qui ont largement contribué au développement économique de la ville. Petite histoire locale.

     Rennes s’est construite au confluent de la Vilaine et de l’Ille, peu profondes, impropres à la circulation fluviale, capricieuses et dangereuses. Les eaux de pluie provoquaient des crues dans la ville basse. « La pente naturelle des rues hautes de la ville favorise l’écoulement des eaux sales et des détritus dans la Vilaine alors qu’ils stagnent dans les rues sans pente de la ville basse », commente François-Xavier Merrien dans son ouvrage consacré à l’hygiène à Rennes au 19e siècle.
     C’est dans cette partie de la ville que dès le 15e siècle s’installent les tanneries, les teintureries, les ateliers des amidonniers et des foulonniers, et les boucheries et abattoirs « attirés par l’espace disponible et la proximité d’un cours d’eau indispensable à l’exercice de leurs professions ». Des activités polluantes et pestilentielles. « L’amidon est extrait du froment par fermentation au fond de tonneaux. L’eau dans laquelle le grain a fermenté est d’une puanteur extrême, et les amidonniers depuis des décennies ont pris l’habitude de se débarrasser des eaux usées dans les caniveaux des rues à toute heure », explique François-Xavier Merrien. Le tableau n’est guère plus réjouissant pour la tannerie: « Les peaux sont d’abord trempées pendant plusieurs mois dans un liquide composé de fleurs de genêts, de fiente de chien, de poulet et de pigeon »…

     Si au début du 19e siècle, les amidonniers disparaissent peu à peu, concurrencés par les fabriques d’autres villes, plus modernes, les tanneries se maintiennent. Elles emploient 200 ouvriers en 1858.
     À la Belle Époque, la commercialisation et la transformation des peaux reste une activité économique importante pour la ville, solidaire de son arrière-pays où l’élevage joue un rôle majeur, rappelle Éric Morin, ancien conservateur au musée de Bretagne, dans son ouvrage consacré au patrimoine industriel établi au fil de l’eau.
     Une vente publique de peaux se déroule le premier de chaque mois. En 1909, la production annuelle est estimée à Rennes à 150 000 gros cuirs. Ils sont principalement réservés aux commandes militaires, les particuliers leur préférant les cuirs lissés : « Après être trempés dans l’eau puis dans des bains de pelain (lait de chaux qui favorise le relâchement des poils), les peaux sont ébourrées, c’està- dire débarrassées de leur poil (la bourre). Le tannage rend les peaux imputrescibles. Il se fait à l’extrait de tanin mais le plus souvent de façon traditionnelle: à l’écorce de chêne. Ensuite les cuirs sont longuement travaillés pour être lissés. C’est alors seulement qu’ils sont séchés et battus pour être plus souples. » Des opérations souvent mécanisées au début du 20e siècle.

     Les tanneries continuent de s’implanter près d’une rivière: elles ont besoin d’eau et doivent évacuer leurs rejets. « Les tanneurs sont à la recherche de sites de moulins à eau: ils peuvent ainsi disposer d’une chute d’eau génératrice d’énergie ou utiliser des machines à vapeur déjà en place », explique Éric Morin. C’est le cas par exemple de la tannerie de la famille Le Bastard qui s’est développée au pont Saint-Martin, entre un moulin à blé et un moulin à tan ou celle de la famille Zwingelstein, qui rachète le moulin de Trublet, en 1896, situé aussi dans les faubourgs Saint-Martin, à deux pas aujourd’hui des jardins du même nom qui portent encore dans leur sol les séquelles de la pollution industrielle.
     Si la plupart des tanneries rennaises sont de petite taille, les plus importantes se spécialisent. Laurent Zwingelstein et ses fils, propriétaires de la tannerie de Trublet et d’une annexe à Saint-Cyr, produisent, en 1909, le tiers des gros cuirs fabriqués dans la ville. L’entreprise ferme définitivement en 1948. La tannerie Le Bastard produit des cuirs forts. « Après la première guerre mondiale, ses fils qui disposent d’une seconde usine dans le Loir-et-Cher, orientent l’établissement de Rennes vers la production de cuir à semelle. » Rue Vanneau, la famille Tessier travaille aussi dans ce domaine.

     Au 19, rue Duhamel était installée la tannerie Fouéré, toujours en activité après 1914. Édouard Logeais, propriétaire des Grands moulins de Rennes, rencontré à la fin des années 90, expliquait que cette tannerie occupait un bâtiment qui date de la Révolution et dont les pierres sont encore rongées par le salpêtre. Les ouvriers dessalaient les peaux dans la rivière. « On en comptait encore cinq à Rennes », précisait-il.
     Son père Édouard Logeais, premier du nom, rachetait en 1922 au 17 de la rue Duhamel, la minoterie de la veuve Bilard. Une histoire que connaît bien Frédérique Logeais, son fils, qui a repris l’activité des Grands moulins de Rennes en 1991. « À l’époque, on prenait femme près de chez soi. Mon grand-père avait rencontré la fille du tanneur et il l’a épousée. Il y a eu avec les générations descendantes, un regroupement immobilier dans le quartier. Les Grands moulins de Rennes sont aujourd’hui installés sur les deux sites historiques : celui des moulins de Saint-Hélier et celui de l’ancienne tannerie Fouéré. » À deux pas du Théâtre national de Bretagne, le dernier moulin de la ville emploie une quinzaine de personnes. « Le centre-ville n’est pas une gêne pour notre activité. Nos camions comme ceux de France 3, peuvent manoeuvrer facilement. »
     « Nous recevons du blé tendre pour le passer en mouture et obtenir deux produits de farine à vocation d’alimentation humaine, essentiellement pour la boulangerie artisanale, et un autre produit qui est l’écorce du blé, le son ou remoulage, pour l’alimentation animale. Notre travail de minotier consiste à séparer l’amande blanche qui donnera la farine d’avec l’enveloppe du blé qui est le son. Ce sont les deux grandes familles de produits que nous fabriquons. On peut extraire un peu de germe de blé, mais c’est anecdotique ». Les blés sont métropolitains et reconnus de qualité supérieure. « Ils sont issus de différents terroirs en fonction des récoltes, surtout des Pays de Loire et de la Beauce », la Bretagne produisant essentiellement des blés fourragers destinés à l’alimentation animale.

Au coeur de Rennes, 8 000 tonnes de blé triturées

     « Nous triturons 7 000 à 8 000 tonnes de blé par an et nous fournissons, deux à trois fois par mois, une centaine de boulangers dans un rayon de 150 km autour de Rennes ». Les Grands Moulins de Rennes ont intégré le groupement Banette qui dans le Grand Ouest compte trois acteurs principaux. Banette est une association de meuniers et de boulangers créé il y a une trentaine d’années pour faire face à la naissance de grands groupes industriels, mais aussi à la concurrence des produits de substitution, brioches industrielles ou céréales de petitdéjeuner.
     « Les meuniers régionaux se sont réunis pour faire ensemble ce qu’ils ne pouvaient pas faire tout seuls, c’està- dire sélectionner des blés et avoir un laboratoire de recherche. Quand ils ont eu une farine de qualité supérieure, ils se sont dit pourquoi ne pas faire du marketing pour que les clients en profitent. C’est de cette façon qu’est née l’idée de Banette, avec une volonté de défendre un savoir-faire de panification française mis à mal à l’époque où on se dirigeait plus vers un pain vite fait mal fait ». Les boulangers partenaires ont ainsi réintroduit le pétrissage modéré, le façonnage à la main, des temps de fermentation plus longs pour développer des arômes différents, naturels.
     « La caractéristique de ces quinze dernières années, c’est la concentration des moulins. Avec la hausse des matières premières, la tendance est à l’absorption de la meunerie familiale par les céréaliers, essentiellement les coopératives ». En France en 1960, on comptait 4 500 moulins en activité, ils sont aujourd’hui moins de 700 et « 20 % des moulins réalisent 80 % de la production! » La boulangerie artisanale, elle, représente autour de 65 % de la panification en France. « C’est une donnée singulière. Les boulangeries sont les rares commerces qu’on retrouve dans tous les villages de France. Il y a peu, on dénombrait encore 34 000 boulangeries en France », souligne Frédérique Logeais.

Une douzaine de moulins actifs dans le département

     C’est en Bretagne et plus particulièrement dans le Morbihan que le nombre de moulins, une quarantaine, est le plus important. « Les traditions y sont fortes. Le boulanger du Finistère, par exemple, n’a longtemps acheté sa farine qu’à un moulin finistérien. » En Ille-et- Vilaine, il n’existe plus qu’une douzaine de moulins en activité. Dans la communauté d’agglomération de Rennes, citons la minoterie Pivan installée au moulin de Champcors à Bruz, et la minoterie Desgués au moulin d’Acigné. Toutes deux triturent le blé. La minoterie Schmitt, à Saint-Grégoire, produit du sarrasin depuis 1923 dans son moulin de Charbonnière, construit au 15e siècle pour accueillir une tannerie.
     Les meuniers indépendants comme Frédéric Logeais des Grands moulins de Rennes font aujourd’hui figure d’irréductibles Gaulois. « Dans la meunerie familiale, nous sommes des passionnés. Des passionnés de la qualité, du blé, de la technique de fabrication du moulin et du pain. Le pain, la farine, le blé sont les rares aliments symboliques de l’alimentation française. C’est une particularité de notre économie », souligne Frédéric Logeais qui évoque la place du pain dans la culture française. « On dit: « Tu es mon copain », celui qui partage le pain, ou encore: « On a du pain sur la planche ». Du temps de mon grand-père, le souci était le blé. Celui de mon père, la farine et le mien, le pain. Le souci de mon grand-père était de trouver du bon blé, celui de mon père de faire de la bonne farine. Pour nous si la consommation de pain disparaît, on ne fabriquera plus de farine. »

La force motrice de la Vilaine insuffisante

     La meunerie évoque des images d’Épinal avec le meunier, son bonnet et son âne: « Je vous rassure, je n’ai plus d’âne. La Vilaine nous renvoie à l’idée qu’un moulin ne peut pas vivre sans eau alors qu’aujourd’hui, nous n’utilisons plus la force motrice de la Vilaine. Sa puissance théorique représenterait 10 % de l’énergie dont on a besoin. Pour nos machines qui se sont modernisées, nous avons besoin d’un courant alternatif continu. La rivière était une source d’énergie quand celle-ci était rare. Aujourd’hui, nous préférons produire plus en moins de temps, avec des machines différentes. » Même dans un contexte climatique où les énergies douces sont au coeur des réflexions, un nouveau recours à la force motrice de la Vilaine semble improbable. « Nous ne sommes pas certains que pour l’environnement ce soit une bonne chose. Il faudrait remettre en marche la roue, brasser plus d’eau donc oxygéner davantage la Vilaine et on ne connaît pas l’effet que cela aurait sur l’environnement. »

Les pieds dans le passé, la tête dans l’avenir

     Pour les curieux qui aimeraient visiter la minoterie, les portes ouvertes d’il y a vingt ans ne sont plus envisageables pour des raisons de sécurité. « On ne rentre plus chez nous comme dans… un moulin. Mon père organisait deux ou trois visites scolaires par an. Ce n’est plus le cas, car les normes pour recevoir du public sont de plus en plus strictes ».
     Si le métier et son environnement évoluent, la passion de Frédéric Logeais perdure: « Je suis très attaché au terme de meunier. On a dit souvent minoterie et minotier, une façon de dire que l’époque de la meule est révolue. Mais cette appellation n’a pas duré. Même si on y voit des connotations désuètes, quand on me demande ce que je fais, je réponds « meunier ». On me rétorque souvent: « Cela existe encore? » C’est pour moi un privilège d’être à la tête d’une entreprise qui défend un métier d’hier pour un monde de demain. Aujourd’hui, on parle d’informatique, d’internet, mais on a aussi besoin de racines. Cela ne veut pas dire que nous sommes encore à l’âge de pierre. Nos machines sont pilotées par ordinateur. Nous sommes, les pieds dans le passé et la tête dans l’avenir ».