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Dossier
#36
Les forts de Vauban, éléments essentiels
du paysage malouin
RÉSUMÉ > La Baie de Saint-Malo abrite de nombreux ouvrages de défense militaire visant à protéger l’accès au port et à le défendre des assaillants anglais. Si la plupart ont été édifiés par Vauban, l’ingénieur militaire de Louis XIV, certains sont encore plus anciens. Pour la plupart endommagés lors des bombardements de 1944, ils font désormais l’objet d’une patiente restauration par des passionnés, comme le fort de la Conchée ou le Petit-Bé.

     Avec la rade de Brest, la baie de Saint-Malo est une partie du littoral français où la trace de Vauban est sans doute la plus forte. Mais cette empreinte militaire sur le site se superpose bien souvent à des réalisations parfois bien plus anciennes. Ainsi la presqu’île d’Alet, site de l’agglomération antique des environs, est défendue par une enceinte dès le troisième siècle. La célèbre triple tour Solidor s’élève quant à elle à la pointe d’un ancien castellum. Au Moyen Âge, Saint-Malo se dote d’une première enceinte dont les contours suivent celui du rocher insulaire sur lequel elle s’implante, ce qui le rendra imprenable, un siège ne pouvant réussir pendant une seule marée de six heures. À l’ouest de Saint-Malo, entre le mouillage de La Fresnaye et le cap Fréhel, le fort La Latte a pour origine la forteresse de la Roche-Gouyon, commencée avant le milieu du 14e siècle par le seigneur de Matignon. À l’embouchure de l’Arguenon, un château de pierre est élevé dès avant le dernier tiers du 13e siècle sur le site du Guildo mais celui-ci est démoli pendant les guerres de Succession de Bretagne puis reconstruit à partir du dernier quart du 14e siècle. Cependant, ce dernier ouvrage est abandonné après les guerres de la Ligue.

     À l’est de Saint-Malo, l’existence d’un ouvrage sur l’emplacement de l’actuelle île du fort du Guesclin, est attestée depuis le second quart du 11e siècle. Les du Guesclin occupent le site jusqu’à leur transfert, dans le second quart du 13e siècle, non loin dans les terres, au Plessis-Bertrand. L’ancienne forteresse démantelée pendant la Guerre de Sept Ans est remplacée par un ouvrage plus moderne. D’autre part, des batteries ont existé sur la pointe de Dinard face à Saint-Malo.

     Vauban ne crée donc pas tout à fait ex-nihilo la fortification dans la baie de Saint-Malo. Le site est rattaché par les spécialistes à la catégorie des places remaniées par le grand ingénieur militaire de Louis XIV. Depuis le Moyen Âge, les stratèges avaient su tirer parti des effets conjugués de la mer sur les reliefs. Il est certain qu’à proximité même de Saint-Malo, les îlots des Bés et de l’Islet avaient reçu, avant la première visite de Vauban en 1686, quelques ouvrages ou batteries provisoires.

     Le château lui-même est flanqué de quatre énormes tours d’angle qui n’ont de la tour médiévale que le souvenir de la forme. Ces tours aux murs épais de sept mètres – presque aussi larges que leur hauteur dévalorisée depuis la fin du 19e siècle par un regrettable comblement de leurs douves – sont déjà au début du 16e siècle des plateformes d’artillerie avant la lettre. Le remarquable bastion à pointe effilée de La Galère réunit les deux tours orientales vers l’isthme d’accès du Sillon de ce puissant château voulu par Anne de Bretagne sous la dénomination de Quic-en-Groigne gravée sur la tour du nord-ouest.

     Le Ravelin de la Grande Porte, l’Éperon, les plateformes de Saint-François, des Moulins Collin, le Cavalier des Champs-Vauverts étaient autant d’ouvrages témoignant que Saint-Malo n’était plus tout à fait, sur le plan défensif, celui du Moyen Âge. La cité malouine avait le privilège de se garder elle-même et même si ce privilège obère alors son budget, elle n’est pas prête pour autant à y renoncer, question de prestige et de fierté pour une ancienne « république ». Cependant, si ces réalisations ne paraissent plus guère suffisantes aux yeux de Vauban, ce dernier déplore surtout de constater le mauvais entretien de la place.  

     La fortification bastionnée, on le sait, est plus ancienne même que Vauban lui-même qui a théorisé, pour les places de terre, des systèmes où celle-ci est employée de façon particulièrement complexe selon des plans étoilés qui forcent l’admiration par leur conception. Les places de montagnes et de mer qui forment un grand linéaire sur les frontières du « pré carré » obéissent également à des adaptations inévitables.

     Vauban revient donc à Saint-Malo en mars-avril 1689, au moment de la déclaration de guerre de la Ligue d’Augsbourg. Entre ces deux dates, les stratèges soulignent l’intérêt du site portuaire de Saint-Malo, entre Brest et Cherbourg pour y créer un nouvel arsenal sur la Manche. L’engagement modéré des corsaires malouins dans la guerre précédente de Hollande attend un encouragement : en 1669, le roi Louis XIV ordonne la fondation d’un collège de marine « pour l’instruction et la multiplication des matelots, pilotes, canonniers et autres gens propres pour la manœuvre et la conduite des vaisseaux ».

     Vauban propose de fortifier les mouillages de la rade par des batteries de côtes et des forts à la mer ; de fermer le havre de marée par une digue à écluses reliant la ville de Saint-Malo à la paroisse de Saint-Servan dont il projette de faire une seconde ville plus étendue que la première et défendue du côté des terres par une enceinte bastionnée et d’aménager enfin un immense bassin de marée capable d’accueillir 300 vaisseaux.  

     L’année 1689 voit le transfert de Brest à Saint Malo de l’ingénieur Siméon Garengeau, qui fait commencer aussitôt les premiers chantiers. Le repli en 1692 d’une vingtaine de vaisseaux dont plusieurs de premier rang confirme l’intérêt stratégique du site, mais également les intérêts divergents des Malouins. La confirmation récente des ancestraux droits seigneuriaux de l’évêque et des chanoines co-seigneurs sur le site portuaire empêche la mainmise de la justice du roi, à moins d’exiler le siège épiscopal, ce que personne n’osera appliquer. Après les bombardements anglo-hollandais répétitifs de 1693 et 1695, les tensions se manifestent plus ouvertement avec le milieu marchand. Vauban fait l’objet d’une cabale en règle. Les mémoires échangés exacerbent les rivalités. Finalement, l’évêque Sébastien du Guémadeuc obtient de Louis XIV de surseoir à l’exécution de la fermeture du port et du transfert de la ville. Jusqu’à sa mort en 1707, Vauban attribua à son projet la vertu de porter un grand coup à l’ennemi héréditaire qui ne devait revenir sur les côtes malouines que 51 ans après. Garengeau, témoin de la polémique, se contente de mettre la dernière main aux ouvrages à la mer et de les entretenir. Il met en chantier quatre extensions urbaines qui dotent Saint-Malo de ses nouvelles portes et d’une nouvelle enceinte, mais sans jamais parvenir à relancer le projet de bassin à flot, ni celui de ville nouvelle à Saint-Servan qui, en raison du coût du terrain intra-muros se densifie, mais sans cohérence. Garengeau donne les plans des hôpitaux, des nouvelles églises, de maisons particulières, des quais et des digues et meurt en 1741, à l’âge de 94 ans, après avoir achevé la transformation du paysage urbain et portuaire de la place marchande et corsaire.

     Si l’histoire de l’édification des forts de mer commence à être mieux connue au travers de publications récentes comme celles sur celui de la Conchée ou le fort National, celle de leur devenir tout au long des 18e et 19e siècles l’est beaucoup moins, comme en témoignent encore les gros canons de 1862 laissés dans les souterrains de La Conchée.  

     Après la démilitarisation dans le dernier quart du 19e siècle, vint le temps des protections officielles par les Monuments historiques : le fort National, dès 1906-1913 ; le Petit Bé, en 1921, Harbour, en 1934, la Conchée, en 1984. La Seconde guerre mondiale marque l’inscription du site malouin dans les forteresses du « Mur de l’Atlantique », avec la création de la « citadelle de Saint-Malo Dinard » dont le PC est fixé dans le fort de la Cité d’Alet, ouvrage bastionné du troisième quart du 18e siècle, entiè- rement modernisé et agrandi par l’organisation Todt, aujourd’hui siège d’un mémorial 39-45. L’île de Cézembre, au large, dotée de blockhaus de défense antiaérienne fera l’objet d’une résistance acharnée lors des combats de la libération (6 août – 2 septembre 1944) avec bombardements intenses au napalm. Les places fortes du « Mur de l’Atlantique » avaient en effet ordre de se battre jusqu’au dernier homme et jusqu’à la dernière pierre. Le port de Saint-Malo est alors un enjeu stratégique puisqu’il sert de base de ravitaillement des îles anglo-normandes, seule partie occupée du territoire de la couronne britannique. La cité historique de Saint-Malo paye ainsi un lourd tribut à ces combats par une destruction à 80 % ; mais l’artillerie épargne la célèbre enceinte des remparts qui permit d’en restituer au moins la silhouette, à défaut d’une reconstitution « à l’identique », plus affirmée. Le fort National dans lequel 380 Malouins de 18 à 60 ans avaient été internés comme otages dès le commencement des incendies de la cité historique est lui-même bombardé : 18 y moururent, 11 furent blessés ; le petit corps de caserne incendié ne fut restauré que vers 1970.  

     Après la démilitarisation et la mise en vente par les Domaines au lendemain de la Première Guerre Mondiale, le statut juridique de ces fortifications a changé. La commune de Saint-Malo doit racheter l’enceinte des remparts dont elle avait été expropriée pendant la Révolution, ainsi que le château et les Bés. Un particulier de Rennes acquiert le fort National. La tour Solidor reste à l’État comme ancienne dépendance d’un arsenal. En 1947, l’architecte en chef des Monuments historiques Raymond Cornon acquiert La Conchée puis transmet le fort en 1984 à un autre particulier qui en obtient le classement sur la liste des Monuments historiques. Toutefois, le mauvais état du « chef-d’œuvre » de Vauban qui a été fortement endommagé 40 ans plus tôt, force ce dernier à le revendre

     Cette annonce attire l’attention d’Alain Rondeau, journaliste spécialisé dans la navigation de plaisance qui convainc une vingtaine d’associés d’en faire l’acquisition en 1989. La première opération consiste à la mise en place d’un débarcadère utilisable par mer peu agitée, une estacade antérieure ayant déjà été emportée. La Direction Régionale des Affaires culturelles de Bretagne et le département d’Ille-et-Vilaine apportent leur soutien financier au bout de quelques années. La Commission supérieure des Monuments historiques préconise d’assurer en priorité l’étanchéité de la terrasse supérieure du fort. La charpente des logis est déposée par hélicoptère depuis la pointe de la Varde. Les logis sont achevés en 1998 et le pavement de pierres de taille de la plateforme restitué en 2004, l’étanchéité assurée et le système d’écoulement des eaux. Le fort est désormais armé pour résister aux assauts des lames qui se heurtent contre ses maçonneries depuis plus de trois siècles.  

     Si le fort National ne fait plus l’objet désormais que de travaux d’entretien, le Petit Bé, quoique moins endommagé que les précédents, est lui aussi restauré mais sans valorisation adaptée. Après avoir longtemps œuvré au premier, Alain-Étienne Marcel, obtient en 2000 un bail de location emphytéotique du Petit Bé afin d’en assurer à la fois la remise en état et la valorisation patrimoniale. L’idée est, comme pour La Conchée, d’en restituer autant que possible l’état d’origine. En 2009, la porte principale a retrouvé son fronton. Comme à La Conchée, il faut y faire monter des tonnes de matériaux ; mais alors que le premier de ces ouvrages est soutenu par une vingtaine de copropriétaires qui ont prouvé que le partenariat permettait de venir à bout de travaux d’un autre temps, Alain-Étienne Marcel œuvre avec quelques amis qui acceptent de prêter main-forte à ce passionné qui y consacre son temps et son énergie (lire son portrait pages suivantes).

     La présence de l’architecture militaire et la trace de Vauban sont si fortes dans le paysage du littoral malouin qu’il aurait été impensable que des passionnés secondés par des services publics du patrimoine ne puissent ainsi attirer leur attention sur la nécessité d’une sauvegarde, en dépit des moyens que celle-ci suppose et exige. Elle ne peut d’ailleurs s’inscrire que dans la durée parfois difficilement conciliable avec l’immédiateté de l’époque. Après avoir pansé les plaies de 1944, d’autres chantiers se sont ouverts, élargissant ainsi la prise en compte du patrimoine aux ouvrages militaires et à la singularité du site maritime malouin à laquelle ils contribuent.