<
>
Contributions
#25
Les enfants de Villejean réinventent la cité idéale
RÉSUMÉ > Les élèves de grande section de maternelle de l’école Jean- Moulin, à Villejean, ont reçu en juin des mains du Président de la République le prix de l’Audace artistique et culturelle 2013. Avec la complicité du plasticien Lucas Grandin, ils ont rêvé une cité idéale, qui permet d’entrevoir de jolies perspectives.

     Triptyque gagnant : l’école Jean-Moulin à Villejean, l’artiste plasticien Lucas Grandin et La Criée, sans qui rien ne serait arrivé ! Mention spéciale aux élèves des deux Grande Section mobilisés pour l’occasion.
    S’il vous arrive de croiser à Rennes quelques enfants qui vous racontent que le Président de la République luimême leur a tapé une bise, qu’il s’est un peu pris les pieds dans ses fiches et a cherché ses mots en se demandant si Douala était en Bretagne et Villejean en Afrique, croyezles. Les enfants ne vous racontent pas d’histoire. C’était le 12 juin 2013, à l’Elysée.
    Ils étaient huit à prendre le TGV avec leurs maîtresses et Lucas. Certains ont fondu en larmes quand il a fallu monter sur la scène parce que le tirage au sort n’avait injustement pas tiré leurs noms du chapeau. Il n’en fallait que deux, le protocole, c’est le protocole ! N’empêche, ils étaient au château, non, au Palais, oui, à l’Elysée, pour y recevoir des mains du Président – assisté pour l’occasion d’un Jamel Debbouze plus facétieux que jamais – le prix de l’Audace artistique et culturelle 20131. Lauréat, et sur quatre vingt dossiers ! En général venus de Zones d’éducation prioritaire. Les enfants de Jean-Moulin ont remporté la mise parce que leur imagination était enracinée dans leur quartier et s’était mise à dialoguer avec celle des enfants de Douala. Ma cité idéale, entre lumières et mouvements, voilà ce qu’ils ont conçu, imaginé, fait tourner, crisser, chanter les enfants de Villejean.

     Le projet avait le temps pour lui - quatre mois - et son budget (12 000€), négocié par La Criée, centre d’art contemporain2. Lucas Grandin a pu vivre à Villejean depuis février jusque cet aboutissement de l’été. Il était là les jeudi et vendredi, dans la classe de l’autre coté du couloir. Les enfants l’ont d’abord guidé dans le quartier, lequel ne ressemble à rien d’autre que Villejean vu par des enfants hauts comme trois pommes : des immeubles géants, des maisons hautes, imaginons-nous déambuler in Hong Kong !
    Et puis, petit à petit, présentant à Lucas leurs maisons, l’îlot de leur immeuble, ils ont distingué parmi les façades répétées les couleurs des rideaux : le rouge c’est chez Marouane, le jaune c’est Jonathan, ici c’est chez Youssouf. Tout d’un coup, les rideaux racontaient le dedans et le dehors, le privé et le reste. Lucas Grandin a fait le reste. Il l’a fait bouger avec des objets, il l’a mis en forme. C’est un artiste qui sculpte l’espace et notamment avec le son ! Dit comme cela, ça doit paraître bizarre, mais ça se fabrique les sons, ça se démonte et ça se remonte, ça vibre, tourne, crisse et déboule. Le son est le médium de Lucas Grandin. Il les « récupère », les trie, les rabote ou les raboute, il les agence dans leur physique avec force platines que les boîtes de conserve ralentissent ou bousculent.

     Au moment où on le rencontre, Lucas Grandin est souvent à quatre pattes car l’oeuvre finie fatigue un peu, les platines s’épuisent, les sons s’arrêtent et il fait tout pour que les courroies repartent, que le son muscle à nouveau les dessins marouflés des enfants. Ma cité idéale est en quatre dimensions : donc, le son, ensuite les dessins, l’espacement et les ombres portées. Bref comme dit Lucas Grandin, « une panoplie de techniques » que les enfants se sont petit à petit appropriée. Le jeudi et le vendredi, avec des feutres, de la colle et des rêves et les lundi et mardis, les maîtresses reprenaient des notions comme la « communauté de quartier, le vivre ensemble, le travail d’ombre » !
    Pour se résumer, on partirait de la Caverne de Platon, et, si vous suivez le raisonnement, on file par le dedans/ dehors, on raccroche au sous terre et au dans l’air et on en arriverait à ce que l’artiste nomme « un grand beau bordel » ! Entre temps des parents intrigués voyaient la porte de la classe d’en face ouverte, des fils électriques partout, inquiétants. Ce faisant, ils empruntaient à la bibliothèque des livres sur la ville ou sur l’idéal. On voit que le projet a fait bougé tout le monde et vous savez quoi ? à la toute fin des fins, quand les projecteurs ont éclairé de leurs faisceaux les dessins qui tournent, les boîtes qui brillent, les sons qui crachent, vous savez quoi : « ils ont été scotchés, les parents ! ».
    Ça se voit dans les couloirs quand les enfants hèlent Lucas - « ah ben t’es encore là, Lucas ? » - ou lorsque ce grand monsieur, un papa qui vient chercher son fils à midi, le salue de toute sa hauteur de papa très digne. Un long travail de présence qui aboutit, via le Prix, à un doublement de la subvention. Oui, l’école a été cet atelier audacieux et voilà la même somme à remettre. « Le prix, c’est le droit au travail !», dit Lucas Grandin dont les yeux pétillent. Il évoque les orgues végétaux de Nantes, les jardins suspendus de Douala, lui l’artiste sarthois se prépare à penser la surprise d’une oeuvre à venir, villejeannaise mais plutôt en extérieur.
    Au fait, dans ce dialogue d’image entre Douala et Villejean, comment l’idéal se distingue-t-il ? La consigne Cité idéale a glissé là-bas vers la maison idéale et ce faisant, les dessins faits par les enfants de Douala ne montrent des maisons que leur dedans : symbole de sécurité, de famille, de sens ! À Villejean, la cité idéale, ce sont plutôt des façades, des maisons nuages, bref de l’extérieur ! Par ici, le privé est protégé. Les rideaux font une frontière colorée !
    Au fait, si vous avez la chance d’écouter cette oeuvre avec ses profondeurs de champ et ses profondeurs de chant, écoutant bien, vous entendrez du Jean-Michel Jarre très écrabouillé et au contraire, très pur, magnifiquement intact, le chant des oiseaux. Ce disque-là tourne dans une platine fermée, à l’abri des poussières et des perturbations, rien ne pèse sur le vinyle. Ce sont les enfants qui l’ont exigé : « eh Lucas, une cité idéale, les oiseaux y chantent, non ? »
    Dont acte. La cité idéale écoute les enfants. Pour en revenir à l’Elysée, à ce moment extraordinaire, disons que pour les enfants, c’est différent. Ils n’en parlent pas comme nous en parlerions. À six ans, on perçoit l’extraordinaire de manière assez ordinaire. Sagement, quoi !