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Histoire & Patrimoine
#38
L’épopée des premiers abattoirs rennais
RÉSUMÉ > Après bien des rebondissements, le premier abattoir municipal rennais ouvrit ses portes en 1855, à l’emplacement de l’actuel immeuble New Way Mabilais, en bord de Vilaine. Il s’y est développé jusqu’à son transfert en 1968 route de Lorient. Les nuisances associées à cette activité avaient rendu impossible son maintien en centre-ville. L’histoire des abattoirs municipaux illustre la modernisation de la cité, dans un souci croissant d’hygiénisme et de contrôle sanitaire.

     Les férus du numérique qui fréquent désormais assidûment les locaux du New Way Mabilais, le siège branché de la French Tech Rennes, ignorent sans doute qu’au 19e siècle, cette adresse abritait une activité beaucoup moins séduisante.

     Il y a 160 ans, en effet, en mars 1855, c’est à cet emplacement exact que le premier abattoir municipal rennais ouvrait ses portes. Cet événement marquait le passage vers un contrôle sanitaire en rupture avec les pratiques ancestrales. Révélateur des réglementations qui s’imposèrent progressivement dans les villes de la seconde moitié du 19e siècle, il traduit les mutations d’une société vers la norme et le contrôle.

     Depuis le Moyen Âge, à Rennes, l’activité de boucherie était regroupée dans la rue du Champ Dolent, dans une zone circonscrite grossièrement entre la Vilaine, la place de Bretagne et le boulevard de la Liberté. Mais dès le début du 19e siècle, la municipalité tente de rationaliser la pratique des bouchers et des charcutiers dans la ville. En 1822, un médecin des épidémies met en garde le maire contre les risques sanitaires liés à l’exercice de la boucherie : « En passant sur le pont de Champ Dolent, j’ai été frappé de l’odeur infecte qu’exhalent les vases croupissantes du ruisseau de Brécé. Ces vases sont produites en grande partie par les amidonneries voisines et par le sang des animaux. L’odeur se propage fort loin et ses miasmes me semblent une cause capable, dans certaines dispositions atmosphériques, de développer les maladies les plus dangereuses », écrit-il dans son rapport.

     C’est alors que naît l’idée de regrouper les bouchers dans un abattoir municipal. Le 12 mai 1826, le conseil municipal adopte un projet en ce sens. Pour son emplacement, comme il ne peut acquérir un terrain près du Champ Dolent, la commission des hospices propose de céder à la ville une prairie près de l’hôpital des Incurables, ce qui permettrait d’éloigner l’établissement des habitations.

     L’architecte de la ville prend modèle sur les abattoirs de Paris. Les bouchers vont résister à ce projet en envoyant au Ministre de l’Intérieur un mémoire pour montrer son inutilité. Ils présentent la situation du Champ Dolent comme idéale : isolé, environné d’eaux courantes, avec des constructions conformes aux réglementations, et, argument suprême, « point d’insalubrité dans les odeurs qui sortent de la boucherie. Tout se réduit à une légère incommodité dont jusqu’ici aucun voisin ne s’est plaint. »  

     La réponse faite par le maire, en octobre 1826, donne une vision bien différente. C’est pour la ville « un foyer perpétuel d’émanations putrides et délétères », les tueries de porcs établies dans les quartiers « accoutument le peuple et surtout l’enfance, à un spectacle cruel et sanguinaire ». Il faut aussi « rendre possible, dans la partie de la ville actuellement occupée par les boucheries, l’exécution du plan de Robelin, tant pour l’alignement des rues que pour la construction des quais. »

     Une ordonnance royale du 9 janvier 1827 autorise l’établissement d’un abattoir « public et commun » à Rennes. Mais pour des raisons probablement financières, il est mis en sommeil. Il faut attendre 1842 pour qu’un nouveau rapport relatif à la construction d’un abattoir soit présenté, puis encore 8 ans pour le voir repris, avec quelques modifications, dans une étude de l’architecte de la ville.

     Reste à évaluer les besoins. On dénombre alors 43 charcutiers à Rennes qui abattent en moyenne 47 porcs par semaine, et 30 à 32 bouchers, mais seuls quelques-uns abattent eux-mêmes, les deux tiers se contentant d’acheter à la cheville pour revendre ensuite à la halle Sainte-Anne.

     Comme le terrain choisi plus de 15 ans plus tôt n’est plus isolé et que son prix a flambé, un autre emplacement est trouvé, dans le terrain de Gaillon, à proximité de la Vilaine. L’établissement est construit à l’angle du chemin (aujourd’hui rue) de la Mabilais et de la rue et pont de l’Abattoir (aujourd’hui Malakoff).  

     Son ouverture a lieu le 15 mars 1855. Elle entraîne un changement majeur dans les pratiques puisque l’abattoir a le monopole des abattages dans les limites de l’octroi et toutes les tueries particulières sont interdites. Son règlement ménage cependant certaines pratiques locales : les particuliers qui élèvent des porcs pour leur consommation domestique conservent le droit de les abattre chez eux.

     Sur les 14 échaudoirs de boucherie, un est mis à la disposition des bouchers forains et 4 échaudoirs sont destinés à l’abattage des porcs. Un fondoir pour les suifs et une triperie y sont annexés. Une grande attention est portée à la question sanitaire. Dès leur arrivée, les animaux sont examinés par un vétérinaire inspecteur des viandes. Tout animal reconnu malsain est exclu de l’abattoir, après avoir été marqué d’une estampille portant le mot « insalubre ». En cas de maladie contagieuse, l’animal est séquestré.

     L’abattoir est rapidement victime de son succès. En 1864 on doit agrandir la triperie en y ajoutant 3 fourneaux. En 1867, les charcutiers réclament plus de refuges pour leurs porcs car ils sont entassés les uns sur les autres et pendant les chaleurs d’été la mortalité est forte. Il faut aussi faire face à de nouvelles activités comme l’abattage des chevaux, autorisé en 1882. Cette même année, l’architecte Martenot reconnaît que les bâtiments sont en mauvais état et nécessitent une réfection d’ensemble, pour une dépense estimée à 30 000 francs.

     Au début des années 1890, les charcutiers demandent que des études soient faites en vue de développer l’abattage des porcs. Les bouchers y sont également trop à l’étroit. L’agrandissement est déclaré d’utilité publique par un décret du 13 mars 1893. Le projet est validé par le conseil municipal le 12 août 1898.  

     L’abattoir doit s’adapter à la croissance de la production porcine. En 1901, on installe un brûloir pour les soies et en 1905, un deuxième treuil est installé. Dans les années 1920, les demandes de locaux se multiplient, comme celles de la Société Ravilly. En 1923, on juge suffisant d’aménager un nouvel échaudoir et deux quais de débarquement. En 1927, la société G. Magan et Cie dépouille mécaniquement ses animaux à l’abattoir.

     Mais l’état général des bâtiments laisse toujours à désirer. Un rapport du directeur en juillet 1929 fait état d’un lieu inadapté à ses fonctions. Les locaux administratifs sont insuffisants et on y gèle en hiver. Il n’y a pas de laboratoire et, alors qu’on doit faire des autopsies de chiens enragés et des prélèvements de viandes infectieuses, il n’y a même pas un évier pour se laver les mains ! Animaux sains et malades sont logés ensemble, abattus dans les mêmes lieux et leurs dépouilles sont mélangées. Les locaux d’abattage et de préparation des viandes sont « des loges étroites et mal éclairées, dont le sol, constitué par des dalles mal jointes, mal nivelées, présente de place en place des dépressions ou, même après nettoyage, stagne et se corrompt un liquide putride, nauséabond, où grouillent et se nourrissent des multitudes de larves de toutes espèces de mouches. » Des plafonds « tombent sans arrêt sur la viande les excréments des rats qui ont élu domicile sur les  poutres, ou les asticots provenant de morceaux de viande qu’ils y ont entraînés comme réserve. » Les murs, où on accroche les quartiers de viande, sont recouverts « d’une couche épaisse et continue de sang coagulé et de débris organiques ou cultivent tous les microbes de la création qui passent abondamment de ces murs sur la viande livrée à la consommation. » Les triperies et boyauderies sont qualifiées de « locaux infects et immondes. »

     La question des rats est récurrente. « Dès la fermeture des portes, une multitude de rats plus ou moins galeux et fréquemment recouverts d’ulcères de nature indéterminée, descendent des plafonds, sortent des murs, du sol, des égouts, des cabinets, et après avoir passé sur les viandes tuberculeuses, fiévreuses, infectieuses, après avoir traîné leurs queues, trempé leurs pattes dans le pus et autre produits pathologiques, après s’être eux-mêmes infectés en mangeant des lésions tuberculeuses pour lesquelles ils semblent avoir une certaine prédilection, vont porter sur la viande réputée saine, les germes les plus dangereux. » Les archives conservent des courriers de plaintes de bouchers ou charcutiers dont la viande a été victime de la voracité des rongeurs. Ce n’est qu’en 1954 qu’on fait appel à une entreprise de dératisation !  

     Une campagne de modernisation a donc lieu dans les années 1930. On remplace alors les échaudoirs par de grandes halles d’abattages beaucoup plus faciles à nettoyer. L’installation de l’éclairage électrique, en remplacement du gaz, a lieu en 1931.

     Pendant la Seconde guerre mondiale, les Allemands occupent l’abattoir. La totalité des locaux d’hébergement est réservée aux animaux destinés aux troupes d’occupation. La formation qui fabrique des saucisses à l’usine Ravilly occupe la totalité de la porcherie. La boucherie civile ne dispose que du quart des espaces d’abattage.

     Preuve que rien n’avait vraiment changé depuis 10 ans, cette lettre envoyée par les autorités allemandes au maire le 21 juillet 1941 : « L’ensemble des installations de l’abattoir se trouve, au point de vue insalubrité, dans un état sans exemple. (…) Il est incompréhensible que l’abattoir qui, par sa nature, devrait être un des établissements les plus propres, soit tombé dans un état pareil. Du point de vue médical et hygiénique, on peut qualifier toute l’installation d’impossible. » Les Allemands posent un ultimatum : tous les travaux qu’ils demandent devront être achevés en trois semaines.

     L’abattoir est à nouveau en piètre état au sortir de la guerre. L’explosion du pont voisin lui a causé de gros dégâts. L’insuffisance du matériel crée des tensions entre les bouchers. En décembre 1947, une commission est mise en place, du fait de l’importance des problèmes qui se posent. Il y a urgence car les incidents se multiplient. En février 1948, une barre de levage se décroche et, en tombant avec le bœuf qui s’y trouvait suspendu, blesse un des tueurs.

     Les bâtiments, situés maintenant au cœur de la ville, causent une gêne importante aux riverains. Les pratiques peu scrupuleuses des bouchers aggravent la situation d’insalubrité : les égouts sont souvent totalement engorgés par les déchets en putréfaction.  

     Tout au long des années 1950, on continue à amé- nager des bureaux dans des espaces délaissés comme les greniers et à faire des réparations de fortune quand les bâtiments montrent des signes de faiblesse. Les circulations et le stationnement des camions deviennent problématiques. En 1957, on organise un centre de désinfection des véhicules transportant des animaux vivants.

    L'établissement emploie alors 19 personnes, dont 6 inspecteurs préposés au contrôle de la salubrité des viandes, 4 receveurs d’abattoir pour la perception des taxes, 2 personnes pour les pesées, 4 balayeurs et un chef d’équipe pour enlever les fumiers hors des étables et nettoyer les salles d’abattage et les cours ; une personne pour désinfecter les véhicules ayant servi au transport d’animaux vivants et une préposée à la fourrière municipale située dans les lieux.

     En 1951, le périmètre de l’abattoir est élargi aux communes de Montgermont, Saint-Grégoire, Cesson, Chantepie, Saint-Jacques, Vezin, Chartres et Moigné. Il doit donc désormais répondre aux besoins de 130 000 habitants. C’est pourquoi le conseil municipal donne son accord pour créer un nouvel abattoir. La ville acquiert dans la zone industrielle de la route de Lorient un terrain de 30 hectares. Le Maire Henri Fréville l’inscrit dans son programme de modernisation de la ville : « Je crois, pour ma part, qu’il ne faut pas hésiter à faire ces sacrifices ; nous en subirons tous les conséquences immédiates, mais c’est le début de l’accroissement de Rennes et il faut prendre ses responsabilités. (...) Nous supportons le fait que pendant 30 années on n’a pas prévu le renforcement des infrastructures de notre ville ; nous allons nous trouver, dans les années qui vont venir, dans l’impossibilité de continuer à construire, ou, si nous voulons le faire, il faudra prendre des mesures telles que ce sera des millions qu’il faudra voter, non pas en 30 ans, mais en 5 ou 6 ans. Nous sommes à un tournant, il faut être courageux, cela signifie présentement prendre des responsabilités qui vont peser sur tout le monde. »

     Le nouvel abattoir est ouvert le 4 avril 1968. Les halls d’abattage sont totalement mécanisés, avec une capacité double de celle de l’ancien. L’année suivante, les installations de l’ancien établissement sont ferraillées, et il ne subsiste plus aucun vestige de cette activité à cet emplacement. Le terrain ainsi libéré accueillera en effet quelques années plus tard le siège de France Télécom. Après une lourde réhabilitation, cet immeuble futuriste signé Louis Arretche connaît à présent une seconde jeunesse avec l’arrivée des équipes de la French Tech dédiées au numérique.