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Dossier
#21
RÉSUMÉ > La question de l’égalité redevient un sujet d’actualité dans le débat politique et éditorial. Un effet de la crise ? Un signe d’indignation collective ? Le fruit du travail de quelques intellectuels ? Toujours est-il qu’un des trois termes de la devise républicaine fait figure, deux cents ans après, d’un enjeu nouveau.

PLACE PUBLIQUE> La question de l’inégalité revient en force dans le débat intellectuel et politique. L’égalité serait-elle une passion française, comme le suggère, après tout, notre devise républicaine ?

FLORENT GUÉNARD > Française? Spécifiquement française? Je ne sais pas… Je ne suis pas sûr du tout que l’inégalité soit mieux tolérée ailleurs. Voyez la portée internationale du mouvement des Indignés… 

PLACE PUBLIQUE > Restons-en à la situation française. Qui est en pointe sur cette question: les intellectuels ou les politiques ?

FLORENT GUÉNARD >
Il y a en effet deux façons de voir les choses. La préoccupation sociale serait portée par les partis, les syndicats, des associations. Il y aurait une sorte de lame de fond égalitariste que des livres s’efforceraient de théoriser. Je ne suis pas complètement sûr de cela. Fautil pour autant inverser les choses? Au-delà de l’indignation spontanée se forgerait en ce moment une conscience éclairée des méfaits de l’inégalité qui, progressivement, se diffuserait dans l’ensemble du corps social… Je ne suis pas non plus vraiment convaincu…

PLACE PUBLIQUE > Pourquoi cette perplexité?

FLORENT GUÉNARD >
Parce que notre société nourrit un rapport ambigu aux inégalités. Elles indignent, mais elles fascinent aussi. Le salaire des footballeurs, tout le monde, ou presque, trouve cela normal. On remet peu en question la fortune de ceux qui ont réussi.

PLACE PUBLIQUE > Et pourtant, le vent tourne.

FLORENT GUÉNARD >
Oui, les références théoriques évoluent. Entre les années 1970 et les années 1990, la théorie politique, globalement, ne se préoccupait pas de la lutte contre l’inégalité. Elle s’efforçait simplement de distinguer entre des inégalités justes et injustes. C’est dans ce cadre que pense un philosophe comme John Rawls, dont le retentissement fut et est encore immense. Rawls se demande en effet ce qui fait qu’une inégalité peut être acceptée dans une société qui confère à tous l’égalité des droits et des libertés. Il répond à la question en disant qu’on peut accepter comme principe que les inégalités sont justes quand elles profitent aux plus défavorisés. Quant aux économistes libéraux, ils vantent les vertus du « ruissellement »: plus il y a de riches, plus les riches sont riches, et plus leur richesse bénéficiera à l’ensemble de la société grâce à leurs investissements et à leur consommation. La richesse répandrait ainsi ses bienfaits sur tous, y compris les plus pauvres.

PLACE PUBLIQUE > Et l’on s’efforcerait aujourd’hui de sortir de ce cadre de pensée?

FLORENT GUÉNARD >
Oui, il y a des tentatives pour changer de paradigme, pour retrouver des armes intellectuelles, pour passer du terrain économique au terrain politique. L’industrie du luxe donne du travail, c’est vrai. Mais quelles sont les conséquences de l’explosion des inégalités sur le vivre-ensemble? En quoi la richesse corrode-telle le lien social? Il ne s’agit plus de distinguer les bonnes et mauvaises inégalités, mais de poser que l’inégalité est en soi injuste. Aujourd’hui, les riches font sécession; ils vivent dans un autre monde.

PLACE PUBLIQUE > Un exemple?

FLORENT GUÉNARD >
Les paradis fiscaux. C’est votre banquier qui vous propose des moyens pour fuir l’impôt, mais il ne vous le propose que si vous êtes riche. Plus vous êtes riche, plus vous échappez à la loi commune. Nos institutions ne sont donc pas justes : elles ne donnent pas la même chose à chacun. Et nous atteignons aujourd’hui un degré d’inégalité qui menace nos institutions.

PLACE PUBLIQUE > Comment réagir ?

FLORENT GUÉNARD >
Eh bien, pour que nos institutions soient véritablement démocratiques, il faut sortir de l’idée que la démocratie se borne à l’élection, sortir aussi du sempiternel refrain sur la désaffection des citoyens à l’égard de la vie politique. Il me semble en effet que cette « désaffection » marque moins un désintérêt à l’égard de la chose publique, comme si seuls les intérêts privés comptaient aujourd’hui, que le sentiment d’être dépossédé de la part de souveraineté qui revient de droit à chaque citoyen dans une démocratie. Pour lutter contre ce sentiment, il faut sans doute tisser autrement nos institutions : redonner une centralité au Parlement, retrouver d’autres types de contre-pouvoirs… Mais tout n’est pas affaire d’institutions. La démocratie a besoin de démocrates pour vivre. Elle a besoin de vertu comme disait Rousseau, c’est-à-dire d’un sens profond du commun, qui ne va pas sans un désir profond d’égalité.

PLACE PUBLIQUE > La politique serait donc affaire de morale?

FLORENT GUÉNARD >
Oui, à condition de bien entendre ce qu’on appelle ici « morale »: elle est affaire de comportement, de valeurs, d’ethos. Et il ne s’agit nullement d’un sacrifice à l’égard de je ne sais quelle totalité politique. La vertu dont parle Rousseau n’est pas un renoncement : mon intérêt individuel bien compris va de pair avec l’intérêt collectif. En d’autres termes, nous avons besoin de passions, de désirs pour reconstruire la démocratie. Nous devons notamment, et je sais ce que la formule peut avoir de paradoxal, réapprendre à désirer l’égalité. Et pas seulement la concurrence, la distinction, la différenciation. Jadis, l’école était aussi le lieu de l’apprentissage de l’égalité. Où l’enseigne-t-on aujourd’hui ? Et surtout, comment à nouveau l’enseigner ?

PLACE PUBLIQUE > La crise économique et financière est-elle de nature à renforcer ce désir d’égalité?

FLORENT GUÉNARD >
Ce n’est pas du tout certain. La crise peut dicter des comportements de repli individuel ou collectif : puisque tout ceci me dépasse, il n’y a pas d’autre solution que le sauve qui peut, que le renoncement à tout destin partagé. Elle peut aussi entraîner des réactions populistes. Voyez comment on en est venu à parler des Grecs : « Ils sont fainéants ! Ils ne paient pas d’impôts ». Je vois là un retour à des passions nationalistes, pré-européennes, une logique de séparation, une délectation de l’entre soi…

PLACE PUBLIQUE > Et en même temps, on voit monter un mouvement comme celui des Indignés.


FLORENT GUÉNARD > Oui, les Indignés marquent une colère et expriment un désir, mais évidemment, on ne peut pas en rester à ce stade. L’enjeu est de réinventer la démocratie, de refaire société, pour reprendre les titres des forums organisés depuis trois ans par La République des idées. Car cette crise n’est pas simplement financière, économique; elle est proprement une crise de la décision, une crise de la responsabilité et donc une crise politique. Ceux qui l’ont déclenchée ont-ils été punis? Ceux qui ont inventé les subprimes en ont-ils supporté les conséquences ? Pourquoi, et ce n’est qu’un exemple, les États européens ne font-ils pas pression sur la Suisse pour supprimer les paradis fiscaux? Oh, je suppose qu’on m’objectera toutes sortes d’arguments techniques extrêmement sophistiqués. Mais le moment est passé d’écouter les experts. Il faut refaire de la politique. Et la politique, c’est simplifier les choses. Un programme politique, ce n’est pas un catalogue de mesures sur la quantification desquelles les experts vont se déchirer. Non, c’est un choix.

PLACE PUBLIQUE > Les intellectuels ont-ils encore un rôle à jouer dans la définition de ces choix?

FLORENT GUÉNARD >
Il y a beaucoup à dire sur le rôle social des intellectuels… L’intellectuel aujourd’hui a deux figures extrêmes: l’essayiste médiatique qui cherche avant tout à vendre ses livres ; l’universitaire happé dans une machine qui le fige dans sa spécialité. Et, bien qu’ils soient souvent de gauche ou peut-être même à cause de cela, les intellectuels ont été globalement déçus par les partis, et particulièrement par le Parti socialiste. Depuis des années, il semble avoir renoncé à une réflexion politique de long terme s’appuyant sur des travaux universitaires, même si, c’est vrai, Martine Aubry a fait quelques tentatives récentes pour renouer avec les milieux intellectuels.

PLACE PUBLIQUE > Pierre Rosanvallon, dont vous êtes proche, n’offre-t-il pas un contre-exemple? Avant d’entamer une carrière universitaire, il a été conseiller économique de la CFDT, conseiller politique d’Edmond Maire, rédacteur en chef de CFDT-Aujourd’hui

FLORENT GUÉNARD >
Oui, bien sûr, sans doute parce qu’il essaie de trouver une nouvelle manière d’intervenir socialement. Force est de constater en effet que ceux qu’on appelait jadis des intellectuels organiques n’existent plus, ne serait-ce qu’en raison du brouillage des cadres et des références de jadis. Force est également de constater que la sphère médiatique a aujourd’hui une part importante dans la manière dont les débats se tiennent, ou ne se tiennent pas. Et si on a beaucoup parlé, à juste titre, du dernier livre de Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, on l’a peu discuté. On a peu prolongé ses analyses, ou rebondi sur les perspectives qu’il dessine. Dans la société médiatique d’aujourd’hui, les livres ont tendance à ne plus faire vraiment débat, à se refermer sur eux-mêmes, à devenir une fin en soi. On en parle comme on traite des événements qui font l’actualité. Peut-être nous faut-il réapprendre également le débat d’idées. Ce qui doit nous pousser davantage encore à faire effort pour rendre socialement appropriable le travail intellectuel. Je trouve, par exemple, très intéressants les travaux de Thomas Piketty sur la réforme de l’impôt et leur réception. Et j’espère vraiment qu’ils inspireront des programmes et des décisions politiques. Peut-être est-ce là le nouveau rôle des intellectuels: faire en sorte que des idées s’imposent dans le débat, qu’elles y deviennent hégémoniques, en quelque sorte, je dirais presque « évidentes ». La discussion sur l’égalité en est un excellent exemple.