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Dossier
#36
La villégiature balnéaire, une machine à rêves
RÉSUMÉ > Inventé à la fin du 19e siècle, le concept de « villégiature balnéaire » qui se développe progressivement le long des côtes françaises obéit à des codes stricts. Il s’agit de faire rêver le visiteur, en lui proposant une vision réenchantée du paysage naturel, à travers des aménagements particuliers. Villas, parcs arborés, promontoires construits transforment peu à peu la Côte d’Émeraude en une promenade aux fonctions sociales très affirmées et différenciées.

     La publication en 2001 de l’ouvrage de synthèse La Côte d’Émeraude, la villégiature balnéaire autour de Saint-Malo et Dinard, qui fait suite aux opérations d’inventaire menées de 1994 à 1998, pose tous les enjeux de ce vaste territoire littoral, de Cancale au cap Fréhel, et en analyse les composants, depuis le milieu du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle.

     L’examen des sites de mise en tourisme des stations de la Côte d’Émeraude permet d’appréhender leur image voulue aujourd’hui. Si chacun y présente naturellement ses atouts et son identité, ni le Comité régional du tourisme, ni les guides, ne se saisissent plus du « concept » inventé à la fin du 19e siècle, qui subsiste comme une composante du Parc naturel régional Rance-Côte d’Émeraude en préfiguration. Le territoire s’enracine dans l’intérieur des terres et les moyens de transport et de communication permettent aujourd’hui aux communes du littoral de s’exonérer de cette première forme de mise en réseau.

     Dinard et Saint-Malo restent les destinations touristiques majeures, bien que la part des résidences secondaires y soit minoritaire, comme à Cancale, autre pôle satellite de Saint-Malo. Saint-Servan, Paramé et Rothé- neuf, à l’origine de la villégiature balnéaire autour de Saint-Malo, sont aujourd’hui relégués au rang de quartiers, depuis leur rattachement en 1967.

     Définie par ses usages, l’histoire du littoral balnéaire est généralement organisée en trois temps qui en déterminent les principaux aménagements, celui des bains, celui des stations et celui des loisirs. Comme le montrent les vues anciennes, cet espace a été progressivement végétalisé et construit, depuis le milieu du 19e siècle, pour le plaisir de ses occupants.

     Plus qu’une succession de temps, qui en dateraient les composants et les rendraient définitivement « patrimoniaux », c’est le rêve comme point de non-retour qui crée les conditions de l’expérience attendue et la manière dont nous habitons encore aujourd’hui ces espaces en est toujours la démonstration.

     Cet espace qui nous absorbe est celui de l’intemporalité de nos rêves. Celui de la contemplation, qui sublime le paysage, celui de la sociabilité et du vivre ensemble, qui fabrique son habitabilité, enfin celui de l’évasion, d’un autre « être là », dans un autre rapport au temps. Le temps à la fois fini et infini du loisir, ce temps dont on peut faire ce que bon nous semble.  

     Depuis la pointe du Grouin jusqu’au cap Fréhel, la côte offre une grande variété de paysages et d’ambiances. Les grandes plages alternent avec de nombreuses criques parfois difficiles d’accès, avec les grèves des baies profondes de la Fresnaye et de l’Arguenon, fermées par les bouchots et les parcs à huîtres, ou encore du Havre de Rothéneuf, entièrement asséché à marée basse.

       À la fin du 18e siècle, cet espace de landes et de rochers est livré à la pâture et ponctué de nombreux postes d’observation et de surveillance. C’est même parfois un espace « interdit », pour des raisons défensives aux abords des villes (Saint-Malo). On y vit alors dans des villages et des hameaux protégés de la violence de la mer et du vent, abrités dans les estuaires (Saint-Lunaire, Saint-Briac) et à proximité des points de contact avec la mer : les ports, qui formaient parfois une entité indépendante (La Houle à Cancale, l’Isle à Saint-Cast, l’anse du prieuré à Dinard). Ce cœur historique, où s’installent les premiers arrivants qui viennent se mêler au site, est toujours aussi attractif. Mieux abrité et mieux exposé, il offre également un paysage plus animé grâce aux points de vue sur d’autres sites.

     À partir des années 1850, les nouveaux arrivants se positionnent eux aussi en observateurs, comme les artistes qui résident le plus souvent chez l’habitant à Cancale (Feyen-Perrin), à Saint-Enogat (Jules Verne) ou encore à Saint-Jacut (Vuillard).

     Dinard dispose de la configuration la plus appropriée à ces jeux visuels, depuis la pointe du Moulinet et de la Malouine. Celle de la Vicomté, face à Saint-Servan, offre une implantation entre mer et fleuve, également prisée à Saint-Briac sur le balcon d’Émeraude.

     Ceux qui ont besoin de s’y donner en représentation pendant leur séjour et d’y recevoir des hôtes, aristocrates puis élites de la finance et de l’industrie, font construire une villa sur des sites de promontoire et en enrichissent la composition de plantations, écrin végétal qui ne doit cependant pas masquer la vue sur la mer.

     Ces villas sont nombreuses à Dinard, à la pointe du Moulinet, avec la villa Saint-Germain (vers 1870), élevée pour le marquis de Mortemart ou encore la très anglaise villa La Garde (1897) du négociant Jacques Hennessy. À Saint-Enogat (Dinard), le château de la Goule-aux-Fées (1873) est construit pour l’agent de change parisien Philippe Hébert. À Cancale, c’est l’industriel rennais Fran- çois-Charles Oberthur qui fait construire une demeure (vers 1878), agrémentée d’un parc attribué aux frères Bühler, qu’il fait aussi travailler à Rennes pour son hôtel de la rue de Paris. À Saint-Briac, le château du Nessey est construit pour le comte de Villebresme, maire de la commune de 1892 à 1899.

     À Paramé, les villas Surcouf (détruite) et DuguayTrouin, produits de lancement pour la station balnéaire, sont construites en 1888 pour Antoine Périvier, rédacteur au Figaro. Comme une invitation au voyage, leur forme originale est inspirée du roman de Michelet La Mer (1861). À Saint-Lunaire, la villa À Dieu Vat (1907) préfigure les productions de style régionaliste de l’entre-deuxguerres, dont les plus connues sont celles d’Yves Hémar (1886-1955) à Saint-Lunaire (Le Revenant, 1928 et Kil Malieu, 1930) et à Saint-Briac (Roches Aigues, 1936). À Dinard encore, Michel Roux-Spitz (1888-1957) construit pour lui-même l’emblématique villa Greystone (1939), qui exprime son désir « de se fondre dans un paysage violent et tourmenté, traité à la manière de Vauban, comme un repaire de corsaire2  ». L’homme d’affaires François Pinault l’a récemment acquise et y a fait réaliser d’imposants travaux.  

     L’introduction de nombreuses espèces d’arbres : pins, chênes verts, acacias et espèces exotiques a profondément modifié le paysage d’origine dont on peut encore se faire une idée au cap Fréhel. Cette abondante végétation, qui contribue toujours au charme du site, trouve son origine dans les parcs à l’anglaise des grandes propriétés et dans les jardins arborés des luxueux lotissements aménagés sur les sites de promontoire (Dinard, Saint-Lunaire, Saint-Briac). Approprié par ces nouveaux occupants, le littoral devient un espace en perpétuelle construction, dessiné à partir de la plage. Le désir d’urbanité s’y exprime de différentes manières.

     Vers 1840, l’installation du consul anglais à Dinard, dans le quartier du Bec de la Vallée, site le mieux exposé et le plus abrité, face à Saint-Servan, crée une communauté de résidents, qui joue un rôle déterminant dans le développement urbain de Dinard. Premiers inventeurs et promoteurs du site, les Faber, aristocrates américains, y favorisent l’implantation d’une colonie britannique et la diffusion d’une culture déjà ancienne de la villégiature thermale et balnéaire. La villa Bric-à-Brac (vers 1860), parfaite illustration du modèle anglais d’intégration au site, est construite en front de mer, pour Lyona Faber.  

     Les équipements, destinés à accueillir les baigneurs puis les touristes sont l’établissement de bains et le casino, qui est d’abord un lieu de sociabilité comme le café, mais aussi les hôtels et les boutiques (Breton House à Dinard, Les Portiques à Saint-Cast). La création de réseaux (boulevard et avenues) est destinée à faciliter le lotissement des terrains disponibles, sur les promontoires (La Malouine à Dinard, La Garde à Saint-Cast ou encore la pointe du Décollé à Saint-Lunaire) et dans les mielles, agencés autour ou à proximité du Grand Hôtel et de la digue-promenade (Paramé, Saint-Lunaire, Saint-Cast). Les plages, rendues accessibles par le développement du chemin de fer et du tramway, sont peu à peu aménagées par des promoteurs qui cherchent à diversifier l’offre et à élargir la clientèle. Aux stations mondaines de Dinard et de Paramé, répondent des stations familiales (Rothéneuf, Lancieux). Plus que des pôles secondaires ou satellites, les différents sites balnéaires sont aménagés pour répondre aux attentes de tous, voyageurs et sédentaires.

     À Saint-Cast, le lotissement de La Garde est aménagé à partir de 1884 par le peintre Alfred Marinier. Les publicités dans lesquelles il propose à la vente terrains et villas sur plans sont relayées par les guides Alix, édités par son gendre. Ses associés possèdent également des terrains à Dinard, référence suggérée par la première appellation de l’actuelle rue Alix, le boulevard des Villas-de-la-Mer, nom du célèbre lotissement de Saint-Énogat réalisé par Albert Lacroix (éditeur de Victor Hugo). Construit en 1884, l’Hôtel de la Mer (actuelle résidence Ar Vro) y joue un rôle stratégique dans l’aménagement de la grande plage. Il comprenait alors café et salle de billard, mais plus exceptionnel : un atelier de peinture et de photographie.  

     Les sites de promontoire constituent des espaces appropriés par les élites autour de 1900. À la veille de la guerre de 1914-1918, le lotissement des Mielles (Saint-Lunaire), où se retrouvent des artistes parisiens, est lancé par les poètes Émile Bergerat, dit Caliban (1845-1923), et Jean Richepin (1849-1926). Des villas y sont construites pour eux-mêmes et pour le sculpteur Georges Gadret (1863-1939). Il constitue un exemple des lotissements de villégiature implantés en marge des stations mondaines, qu’on peut comparer à celui, détruit, des Villas de la Mer, à Saint-Énogat.

     Dans ces espaces résidentiels, la demeure de villégiature, temporaire par définition, n’est pas un objet en soi. Elle participe de l’ambiance et du caractère pittoresque du site, dont elle est une composante. Les formes évoluent au gré des modes. L’usage des codes de l’architecture traditionnelle (malouinières et maisons d’armateurs) y illustre une volonté forte d’intégration au site. Le recours à des modèles importés, dans lesquels se multiplient les éléments de décor stéréotypés, s’inscrit dans la tradition des fabriques de jardin et des hameaux, qui postulent un rapport distancié (artificiel) mais assorti au site (généralement un parc paysager). Le succès du régionalisme, qui propose une vision réconciliée du passé et de la modernité, constitue un frein à l’introduction des courants internationaux, dont les seuls témoins sur la Côte d’Émeraude sont les hôtels et les casinos. 

     Parallèlement au caractère factice des espaces aménagés pour le séjour, tout concourt à la réalité de l’émotion ressentie au contact de cette nature-là. Les activités récréatives, adaptées aux exigences des différentes clientèles, sont conçues pour mobiliser les sens et produire un dialogue entre le corps et l’esprit. Les excursions dans les paysages insolites et les ruines romantiques de l’arrièrepays constituent une forme d’expérience qui enracine le touriste dans l’histoire alors que la promenade au plus près de l’eau lui rappelle les dangers du rivage en l’exposant aux embruns et au vent.

     Les spectacles et les activités qui se déroulent en plein air offrent une autre forme de divertissement. Les régates et les courses hippiques, qui ont lieu sur les plages (comme c’est encore le cas à Lancieux), puis sur les hippodromes de Dinard et de Saint-Malo, constituent les temps forts de la saison. À ces traditions anciennes s’ajoute le spectacle de la modernité en mouvement : voltige aérienne ou courses cyclistes et automobiles. Les activités sportives introduites par les Anglais sont elles aussi d’abord pratiquées sur la plage avant de disposer d’équipements spécifiques. Des terrains de golf sont aménagés dans la proximité immédiate de grandes plages offrant des terrains disponibles, à Saint-Briac et à La Guimorais (Saint-Coulomb) vers 1890, puis à Pen Guen (Saint-Cast) vers 1925. Le minigolf, apparu tardivement en France au milieu du 20e siècle, constituera une alternative pour les plages situées dans des secteurs urbanisés à Saint-Lunaire, à Dinard (Saint-Enogat et la Vicomté) ou encore à Lancieux. Comme le montrent les affiches publicitaires des Compagnies de chemins de fer, la pratique sportive devient un argument de promotion de la station, dès les années 1910 (Saint-Malo) puis dans les années 1930 (Dinard et Saint-Cast). La plage, au centre d’un paysage littoral qui n’inspire plus aucune crainte, devient dès lors un espace de détente accessible à tous.  

     En 1886, l'écrivain Alfred Marinier s'émerveillait déjà devant les richesses du littoral : « Nous irons à pied le long des plages, sur les falaises, à marée haute, à leur pied à marée basse ; au plein de l’eau, du haut des promontoires de granit qui lancent dans la mer leurs hardies arêtes, nous verrons les vastes horizons, les écueils, les phares, les bouées qui flottent au gré des flots ; à basse mer, nous irons dans les falaises chercher les fentes, les grottes que le choc continuel des vagues, les vents, le soleil ont creusées dans les roches dures, nous irons aussi sur les plages mouillées jusqu’à ces rochers que l’eau couvrait tout à l’heure et qui, à sec maintenant, nous montreront les splendides échantillons de la flore et de la faune marines dont ils sont couverts. Et quand la tempête nous éloignera des côtes, nous parcourrons les belles routes ombragées de chênes […] Nous y verrons les villages […] Nous irons dans les bois, le long des rivières, nous visiterons les ruines des vieux édifices du Moyen Âge […] Puis, fatigués de nos longues promenades nous irons sur les plages élégantes et mondaines à Grandville, à Dinard, à Paramé ; nous y serons subitement […] transportés dans des centres animés, vivants, mondains […] ; là, nous nous laisserons envahir par cette bonne paresse qui nous saisit tous sur le sable des grèves en face de la mer, nous nous y oublierons de longues heures, heureux de vivre, oublieux des soucis, des ennuis, enivrés du grand air, de la grande vue . »

     L’actualité de cette longue citation, écrite il y a presque 130 ans, confirme la permanence de nos aspirations et de notre attachement profond à ce littoral de Bretagne. Que dire de plus aujourd’hui ? Si ce n’est que nous y avons une place et un rôle à jouer, tant dans sa conservation que dans ses aménagements pour en préserver l’identité tout en laissant place à la création, qui en garantit la vitalité.