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Dossier
#39
La genèse d’EuroRennes : nouvelles méthodes pour un vieux projet
RÉSUMÉ > La conception d’EuroRennes est l’aboutissement d’un long processus qui remonte au début des années 80. Puisant aux meilleures sources, Marc Dumont revient sur la genèse du projet, les difficultés surmontées, l’adoption d’une démarche originale et partenariale entre des acteurs qui ne partageaient pas forcément la même vision au départ. L’ouverture de la gare au sud, point fort du projet actuel, a guidé toutes les réflexions depuis une trentaine d’années, ainsi que la création d’un pôle d’affaires au plus près des voies ferrées.

     Évoquer la genèse d’EuroRennes, du secteur gare et de ses quartiers proches en mutation est une gageure, tant les problématiques urbaines concernées sont nombreuses, superposées, inscrites à de multiples échelles et issues de différents héritages historiques. Comment ne pas évoquer l’action d’Henri Fréville autour du Champ de Mars, la rénovation du Colombier, ou encore l’extension vers le sud engagée au cours des Trente Glorieuses ? Il faudrait aussi rappeler ce que le « glissement de centralité » revendiqué par EuroRennes doit, un siècle en arrière, à l’énergique action d’un des premiers maires de la ville. Ange de Léon reste celui qui transforma complètement la basse ville et qui voulait déjà faire à cette époque du Champ de Mars le cœur de cette nouvelle cité, dans une perspective de développement vers le sud appuyée sur la création du boulevard Napoléon III (avenue Janvier) dont l’emprise restait sans équivalent dans la ville haute. Cet étonnant visionnaire déclarait d’ailleurs que « les gares sont des pôles de fixation d’activités, des pôles de développement urbain. Elles exigent des voies nouvelles, beaucoup d’espaces comme tout centre d’action, elles attirent vers elles la population et l’industrie. Sous l’influence de ces courbes, il est probable que Rennes tendra à se développer de ce côté ».  

     Évoquons le Projet urbain, d’abord, entré par la petite porte à la suite de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1977. Bien sûr, dès les années 1950, des opé- rations de transformation de la gare et de ses abords avaient déjà été discutées mais elles avaient achoppé sur l’impossible entente de leurs deux protagonistes, la Ville de Rennes et la SNCF. En 1979, à l’occasion de la mise en place d’un parcotrain, on parle de nouveau de l’inadéquation du bâtiment reconstruit après la guerre et – déjà ! – de saturation. Au moment où s’échafaudent les premières lois de décentralisation, les flux de voyageurs ont quasiment doublé sur 10 ans, illustrant la croissance démographique de l’Ille-et-Vilaine. Les usages du site restent très contraints : la gare ne s’ouvre encore que sur sa partie nord, les piétons venant du sud n’ont d’autre choix que d’emprunter pour y accéder la passerelle Quineleu. En mars 1981, un premier rapprochement entre la SNCF et la Ville de Rennes s’amorce : il est question de faire un hôtel à proximité de la gare, de mutations… Hélas, de nouveau faute d’entente, ces pistes se cantonneront à un maigre projet d’amélioration des installations ferroviaires de la 16e gare française, d’un bâtiment agrandi pour mieux y accueillir son 1,5 million de voyageurs annuels. Les échanges reprennent l’année suivante, sans plus de succès, autour de la question des haltes ferroviaires.  

     Tout évolue, au moment du second mandat d’Edmond Hervé dont l’urbanisme a constitué un des enjeux phare du programme électoral. Le programme de la municipalité élue en mars 1983, bien décidée à avancer sur la gare, prévoit d’importants aménagements en matière d’urbanisme et de voirie, en lien avec la perspective d’ouverture de la gare au sud. Au même moment l’État annonce qu’il va réaliser une ligne à grande vitesse jusqu’au Mans. S’ouvre une période d’intenses spéculations et jeux d’influences pour que celle-ci soit prolongée à moyen terme à Rennes, et que le TGV arrive donc en Bretagne. Pas question, pour la municipalité, de manquer les perspectives nouvelles ouvertes par l’achèvement de l’électrification et cette arrivée du TGV. À peine l’équipe aux commandes de l’urbanisme est-elle renouvelée que la Ville et la SNCF reprennent les discussions, lancent des études dès septembre 1983.

     Il faut s’ouvrir au sud ! Tout change alors d’échelle… Les deux protagonistes associent la Région, le Département, le Syndicat intercommunal des transports collectifs de l’agglomération rennaise (SITCAR), l’État, les Chambres de commerce et d’industrie et la SCETA (Société de contrôle et d’exploitation des transports auxiliaires, filiale de la SNCF). Tous aboutissent, fin décembre 1983, à une première synthèse qui sera présentée à Charles Fiterman, Ministre des transports. Y sont exposées clairement les hypothèses des techniciens de la Ville, de la SNCF, de l’Audiar et de la Semaeb, en faveur d’une nouvelle gare et d’un développement au sud. En janvier 1984, une enquête de fréquentation confirme l’intérêt de cette ouverture. Renouant avec sa tradition de maîtrise foncière, la ville de Rennes accélère les choses et met en place une zone d’aménagement différé (ZAD) qui sera créée par arrêté préfectoral le 1er octobre 1984 pour permettre de réaliser en première phase ce qu’on appelle déjà le « projet gare », de ménager des possibilités d’évolution et d’extension à l’avenir et d’éviter tout « dérapage » en matière de valeurs foncières et immobilières.

     Tout s’accélère : en juillet 1985 les candidatures d’architectes de la nouvelle gare sont examinées, la ZAC Gare est créée début décembre 1986 (confié à la Semaeb), l’Avant-Projet Sommaire présenté en octobre 1987. Puis, en juillet 1988, un protocole VilleSNCF est signé, pause provisoire dans leurs relations tumultueuses – la SNCF poursuivra en effet en 2004 la Ville au tribunal pour une question de révision du PLU qui n’aurait pas été favorable à certaines de ses emprises foncières (bâtiment Sernam)…

     Une fois le dossier de réalisation approuvé, fin janvier 1989, l’opération gérée par la Semaeb porte sur six hectares. Cette « ZAC gare » est une opération d’envergure avec un périmètre nettement plus restreint que ne le sera celui de la ZAC EuroRennes. Ils n’ont que peu en commun sinon ce « cas à part » qui leur échappe de la Prison des femmes, objet massif, solidement implanté dans le tissu urbain, verrouillant toute perspective d’ouverture en prolongement de l’avenue Janvier face aux atermoiements d’un État finalement inflexible quant à ses velléités d’un possible transfert. L’histoire de sa gestion par l’État et de ses rapports avec la Ville mériterait, à elle seule, un roman…  

     Entre-temps, quelques années auparavant, est apparu un nouvel élu à l’urbanisme, jeune et bouillonnant, qui fait de plus en plus parler de lui. Au sein des services de la Ville, s’appuyant sur une petite équipe réduite, pariant sur l’effet vertueux qu’il y aurait d’embarquer promoteurs et architectes-conseils en lien avec les services, Jean-Yves Chapuis lance avec Frédéric Rossignol, Alain Lorgeoux, Michel Paves, Claude Erhel et quelques autres la démarche dite de « Projet urbain ». Pour les appuyer dans l’élaboration de la nouvelle stratégie urbaine rennaise, un mandat est confié au bureau d’études Projetud, dont le directeur, Loïc Josse n’est pas un inconnu, ancien des services de la Ville où il est passé quelques années. Une effervescence de réunions, d’échanges, de débats municipaux conduit progressivement à l’esquisse des axes stratégiques de ce futur « Projet urbain » dont l’un d’eux est l’axe des gares et des nouvelles mobilités collectives émergeant en parallèle avec le tracé de la future ligne de métro, également à la même époque en discussion. Tout se recoupe, converge.

     À l’occasion d’un séminaire commun aux différents acteurs de l’urbanisme rennais, consacré à la future stratégie urbaine, la Semaeb ne retient plus les images, qui commencent à circuler. Oui, Rennes aura son nouveau « centre d’affaires ». Après les tâtonnements du début des années 1980, la bifurcation est remarquable : la gare se transforme en l’un des sites stratégiques du futur développement de la ville de Rennes – pas au-delà, d’ailleurs – et il est essentiel de s’en persuader au moment où toutes les autres villes se dotent de quartiers d’affaires. Des campagnes de marketing accompagneront la gare inaugurée en 1992. Le quartier d’affaires doit prolonger la trame du 18e du centre-ville, créer un nouvel axe au sud, valoriser les axes majeurs existants (dont l’axe Est/Ouest) et constituer une pièce unifiant nord et sud. Si dans sa partie nord la gare est appelée à devenir une place animée, une rue active pour les Rennais, un quartier de vie à part entière où se mêlent étroitement la vie du quotidien et le monde des affaires, au sud, la ZAC Féval-Beaumont doit garantir sans hiatus la transition entre le pôle tertiaire, le quartier Sud-Gare et le centre-ville.

     On attend aussi une fonction urbaine permettant de consolider le fameux « effet TGV ». Pour cela, il faut attirer des banques, des hôtels, implanter de l’offre culturelle et commerciale sans concurrencer le Colombier… 200 000 m² de programmation foncière sont annoncés, 75 000 m² d’ici 2010 et finalement seulement 45 000 m² de SHON seront effectivement libérées.

     Fort à propos, d’ailleurs, l’incendie du Parlement de Bretagne en 1994 permettra au pôle tertiaire d’être largement occupé par les services publics et d’éviter, dit-on, le fiasco d’un centre d’affaires aux locaux vacants. L’opération de requalification de la gare a il est vrai été jugée décevante tant sur le plan architectural (parti pris discuté de l’acier et du verre fumé) qu’urbanistique : la coupure nord-sud reste persistante et son franchissement, question déjà largement présente en 1990, reviendra en force dans le projet EuroRennes. Si le centre-ville s’est déplacé vers le sud, il n’a pour autant pas encore traversé les voies ferrées, et les investisseurs ne s’y sont pas non plus précipités, à l’exception quelques années plus tard (2000) des groupes Yves Rocher et Prévadiès, occasion trop unique pour ne pas être soigneusement préparée comme elle le fut avec le groupe Bouygues et l’architecte Christian Devillers.   

     Le projet des années 80-90 répondait aux exigences économiques d’un site tertiaire stratégique. Rien d’étonnant donc à ce que nombre de ces attentes se retrouvent une quinzaine d’années plus tard au cœur d’EuroRennes, avec deux enjeux nouveaux : produire de la mixité urbaine en articulant sur le site du tertiaire et de l’habitat, objectif prégnant pour EuroRennes qui comporte peu de surfaces commerciales et limite les risques liés aux investisseurs, puis adapter le site aux logiques multiscalaires de flux et de mobilités accueillies par la gare. Deux facteurs alors vont fortement jouer pour le basculement vers EuroRennes : la sortie d’une vision strictement rennaise du site et l’arrivée de la LGV. Cette relance s’est d’abord faite par le biais de l’opération Quineleu Gare Sud confiée à l’architecteurbaniste Choiseul, sous maîtrise d’ouvrage de la ville de Rennes. À ce moment-là, certains services de l’agglomération et de la ville préconisent une refonte complète de ce projet de ZAC, considérant comme décisif d’intégrer la gare dans une opération urbaine élargie, anticipant les différents enjeux économiques et urbains à venir. Pour la première fois, en 2005, leurs études parlent d’un futur « pôle d’échanges » dont ils préconisent l’intégration dans le calibrage de l’offre urbaine plutôt que d’en subir les effets. En parallèle, une étude portant sur un projet d’une ligne de transports en commun le long de « l’axe des gares » reliant la future ZAC Baud-Chardonnet au centreest de Rennes et éventuellement à la future ZAC de la Courrouze, va permettre à l’agglomération de renouer avec la SNCF et RFF après le contentieux de 2004.

     Le second facteur exacerbant les réflexions est, au même moment, l’arrivée encore officieuse de la LGV. On ne croit plus vraiment à l’effet TGV − et cela s’entend ! Mais l’annonce de la LGV en redouble pourtant les imaginaires et jouera par la suite un rôle d’accélérateur de l’opération urbaine. Impossible donc, pour les services métropolitains de poursuivre la stratégie urbaine « a minima » sur Quineleu. Après des pourparlers difficiles, la métropole convaincra la direction des services techniques de la ville d’intégrer la question du pôle d’échange multimodal. Le soutien de Daniel Delaveau, alors vice-président de Rennes Métropole en charge des transports, sera déterminant. Relayé par la direction des services techniques de la ville, le Maire décide de geler l’opération « Quineleu » et d’en déléguer la gestion du dossier à la métropole, mutualisant les services d’études et de l’opérationnel, et l’inscrivant comme troisième ZAC communautaire dont l’agglomération devient le maître d’ouvrage, après la Courrouze et Via Silva. Une légitimité de maîtrise d’ouvrage consacrée par la définition de ce secteur d’études comme site « d’intérêt public et communautaire » dans le SCOT en 2009.  

     Restait à travailler avec les acteurs ferroviaires. En parallèle, une expertise technique sera menée par le service des études urbaines de l’agglomération sous l’égide de Christian Le Petit et Valérie Lucas. Celle-ci va jouer un rôle crucial dans la genèse d’une base partenariale du projet. La rencontre successive des différents acteurs concernés n’intervient cependant pas en terrain neuf. Côté SNCF et RFF, on se posait déjà depuis longtemps la question de la saturation de la gare en étudiant la réalisation d’un cinquième quai, d’un quai spécifique pour les trains TER et d’un passage en gare sans arrêt à 90 km/h, tout cela regroupé sous le terme d’« enjeux capacitaires ». S’y ajoute désormais le nœud central des lignes 1 et 2 à venir du métro.

     Des réunions informelles avaient déjà eu lieu à ce sujet entre l’architecte de la SNCF Jean-Marie Dutilleul, le maire de Rennes (à l’époque Edmond Hervé) et la direction des services techniques. Le travail d’expertise de Rennes Métropole reprend donc ce fil, organisant des rencontres et donne le jour à l’expression d’objectifs partagés des partenaires ferroviaires autour de la dimension « capacitaire » du pôle d’échanges, de la (possible) seconde ligne de métro, de l’accroissement du trafic TER et du trafic de cars interurbains. Reprenant la piste de « l’axe des gares » du Projet urbain des années 1995, une première note de synthèse propose en novembre 2005 de construire un projet commun entre les acteurs du secteur des transports et de l’urbain en partant du prisme de la gare comme objet « catalyseur » des intérêts communs.  

     Ce qui plus tard sera appelé la solution du partenariat est donc née, réactivant ce faisant une ancienne commission mixte, instance de travail regroupant Rennes Métropole, la ville de Rennes, la SNCF et RFF. La voie est ouverte : une étude prospective de calibrage des possibles est confiée de manière commune au groupement Secchi-Vigano (retenu pour l’aménagement de la Courrouze). Il rend ses conclusions en 2009, mais sera cependant candidat malheureux au concours d’urbanisme qui suivra, remporté par le groupement FGP. Finalement, la grande originalité de cette méthode est, derrière l’énergique mais diplomatique manière de faire des services de l’agglomération, d’avoir réussi à dépasser de manière expérimentale la vision strictement rennaise pour établir entre tous les acteurs du projet émergent, une forme de convergence différenciée, c’est- à-dire un cadre de travail partagé plutôt que commun, permettant de poursuivre et composer des objectifs et intérêts fort différents, sous l’impulsion extérieure et communément vécue comme essentielle à ne pas manquer, de l’arrivée de la LGV.