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Dossier
#05
« Je ne suis pas de passage. Je resterai ici »
RÉSUMÉ > Interview de Kim Kjaer, directeur à Saint-Malo de la société Deléage, une filiale du groupe danois Danfoss et numéro un français du plancher rayonnant électrique qui équipe plus du quart des logements neufs.

PLACE PUBLIQUE > Kim Kjaer, vous êtes Danois et vous dirigez à Saint-Malo la société Deléage, une filiale du groupe danois Danfoss. Vous êtes le numéro un français du plancher rayonnant électrique qui équipe plus du quart des logements neufs. Pourquoi êtes-vous venu en France? 

KIM KJAER >
J’ai appris le français à partir de 15 ans en 4e . Mes parents étaient des paysans dans le nord-ouest du Jutland et je ne sais d’où m’est venue cette passion pour la langue, le pays, les gens. Ma femme et mois, nous adorons la France. Nous passions toutes nos vacances du côté de Marseille. Nous pensions nous y établir depuis longtemps. 

PLACE PUBLIQUE > Depuis quand vivez-vous en France ?

KIM KJAER >
En 2003, j’ai quitté un premier travail. Et nous nous sommes dit : c’est maintenant où jamais. Et quand mon ancien président m’a proposé un poste à Saint-Malo, ma femme m’a demandé : « C’est où, dans le Sud ? » Alors, nous avons pris la voiture et nous sommes descendus par les Pays-Bas, la Belgique, la Normandie. Ma femme s’inquiétait: « Mais où m’emmènes-tu? » Et quatre jours après, c’est elle qui m’a forcé la main pour acheter une maison avant que nous repartions au Danemark.

PLACE PUBLIQUE > Qu’appréciez-vous le plus dans cette vie malouine ?

KIM KJAER >
Le pays, le climat… On ne sent pas l’hiver. C’est plus tempéré, moins humide qu’au Danemark, même si un Malouin me soutiendrait le contraire. Et aussi la cuisine, la table, la culture, l’histoire. C’est un pays de culture avec une langue beaucoup plus riche que le danois. En deux heures, vous êtes en Caen, à Lorient, ou à Nantes… Les gens sont charmants. Évidement, ils ont du tempérament ! Ils sont rebelles ! Les Danois sont plus grégaires : 95 % d’entre eux sont syndiqués. Le mélange des cultures est très intéressant. En tout cas, j’ai beaucoup de plaisir à diriger une entreprise française.

PLACE PUBLIQUE > Vous repartirez un jour au Danemark?

KIM KJAER >
Non. Je n’imagine pas un retour. Nous ne sommes pas de passage. J’ai une fille là-haut, mon frère, de la famille. Mais nous resterons en France. Nous sommes bien intégrés. Nous deviendrons français dans une génération, bretons dans trois, malouins dans sept, comme on dit. On vit bien ici et en plus tout est moins cher. Au Danemark, la TVA est à 25 % sur tous les produits !

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes aussi consul du Danemark. Sur quel territoire exercez-vous vos compétences ?

KIM KJAER >
Mon collègue de Brest et moi, nous nous partageons la Bretagne. J’ai l’Ille-et-Vilaine et je vais jusqu’aux Côtes-d’Armor. Enfin, je ne vais nulle part ! C’est le ressortissant danois en difficulté qui m’appelle et décide où je vais aller !

PLACE PUBLIQUE > Beaucoup de Danois passent leurs vacances ou sont établis en France ?

KIM KJAER >
Dans le Sud de la France, dans les Alpes-Maritimes, il y en a 30 000 à peu près. Ici, en Ille-et-Vilaine, on en compte une vingtaine qui sont installés en permanence et bien sûr des touristes, des gens qui m’appellent parce qu’ils rencontrent un problème de passeport, qu’ils perdent leur permis de conduire ou se font voler quelque chose.

PLACE PUBLIQUE > Vous intervenez aussi, à Saint-Malo, auprès de marins danois ?

KIM KJAER >
Autrefois, le consul intervenait auprès des marins, mais aujourd’hui, tout ça est électronique. Même les décès de citoyens danois ne passent plus par les consuls parce que vous avez la police, les sociétés d’assistance, les différents organismes de transports, etc. et… le téléphone portable ! Par contre, si un bateau avait un accident…

PLACE PUBLIQUE > Quand avez-vous adhéré au réseau « Si tous les ports du monde » ?

KIM KJAER >
Je n’ai pas adhéré dès le début, mais j’ai assez vite compris l’intérêt d’un travail en commun. Ça m’a permis de m’intégrer très rapidement dans le réseau industriel local, ce qui n’est pas anodin. C’est un réseau qui ne vit que si ses membres l’utilisent. J’ai pu voir son importance lors de l’incendie qui détruisit mon entreprise en août 2006: quinze jours plus tard, le travail redémarrait et nous avons battu cette année-là notre record de production. La mairie, mes collègues chefs d’entreprise, tout le monde a été formidable !

PLACE PUBLIQUE > Des accords sont-ils possibles avec d’autres entreprises membres du réseau?

KIM KJAER >
J’ai de très bons contacts, à Saint-Malo, avec Seifel, du groupe Sofisme, qui est spécialisée dans les réseaux d’énergie et de télécommunications, avec le groupe Beaumanoir. Le réseau nous a permis également de nouer de très bonnes relations avec le Conseil général. Et puis, l’important pour nous, c’est d’être dans un endroit où un réseau travaille pour attirer des jeunes.

PLACE PUBLIQUE > Vous intéressez-vous au Canada, qui est un pays de climat nordique comme le Danemark ?

KIM KJAER >
Je peux vous dire que j’ai parlé récemment du Réseau à mon alter ego américano-canadien. Il voulait absolument comprendre ce que c’était et ce qu’il faisait. Spontanément, j’aime travailler en commun. Un coup de téléphone et le Réseau est là, et l’on échange des idées. On peut aller très vite et parler très ouvertement sans crainte de se faire avoir.

PLACE PUBLIQUE > Le Réseau est très jeune. Il s’étoffe vraiment depuis trois ou quatre ans. Qu’en attendez-vous ?

KIM KJAER >
Si on s’attend à ce qu’un Réseau remplisse ses cales tout de suite, je crois que l’on veut trop et trop vite. C’est comme un enfant qui grandit tout doucement. Les membres du Réseau ne viennent pas tous du même horizon. Il y a des industriels, des artistes, des spécialistes du tourisme… Je crois que le Réseau a capté quelque chose d’essentiel mais qui prend du temps pour mûrir. Comme le dit souvent Loïc Frémont, tout démarre avec l’histoire et la culture, et je crois qu’il a raison.

PLACE PUBLIQUE > Vous pensez que la culture et l’histoire peuvent rassembler les hommes d’affaires ?

KIM KJAER >
Je pense que si les ports danois de Fredericia et de Sønderborg ont adhéré au réseau, c’est parce qu’ils se sentent en famille, que nous avons cette même colonne vertébrale de l’histoire et de la culture maritime Nous nous parlons plus facilement que si nous étions des villes comme les autres.

PLACE PUBLIQUE > Vous aviez entendu parler de Saint-Malo avant d’y venir ?

KIM KJAER >
Oui et du Mont Saint-Michel aussi, mais seulement sur un plan culturel et touristique. Je connaissais Chateaubriand, la duchesse Anne. On savait qu’on allait rouler à 110 sans les péages en rentrant en Bretagne. On connaissait tout ça.

PLACE PUBLIQUE > Au Danemark, Saint-Malo ça dit quelque chose ?

KIM KJAER >
Oui. Ça parle, c’est ce côté port et corsaire qui suit le même sel et la même iode que nous avons en mer du Nord.

PLACE PUBLIQUE > Et les Vikings ont traversé la Bretagne au 9e siècle…

KIM KJAER >
Quand je vous parlais d’histoire…

« La crise du pétrole de 1973 a réveillé le Danemark. Nous étions dépendants à 99 % de l’énergie importée. On a donc bâti un plan national de l’énergie, exploré les fonds de la Mer du Nord à la recherche de pétrole et de gaz, utilisé d’autres sources d’énergie, le vent, le soleil, la géothermie, la biomasse. Et on a fait beaucoup d’économies grâce à l’isolation et à la ventilation. On est allé vite parce que nous avons beaucoup de réseaux urbains centralisés qui chauffent un quartier, une petite ville. On n’avait pas à attendre des millions de décisions… Nous en sommes aujourd’hui, dans le logement, à une dépense 50 kW/h par an et par m2. En 2015 – 2020, ce sera plutôt 35. Avec des sources d’énergie considérablement diversifiées. Par exemple, l’éolien représente aujourd’hui 25 % de notre électricité et 18 % de notre énergie totale. En 2022, le ministère de l’Énergie préconise que les énergies durables atteignent 50 % de notre énergie totale. Et l’on parle de trouver encore 25 % grâce à des réseaux énergétiques intégrés et intelligents. L’exemple cité récemment est celui de deux voisins : l’un a dans son garage une voiture électrique chargée ; l’autre va mettre en route son sèche-linge. Eh bien! le sèche-linge va marcher grâce à l’électricité déjà stockée dans la voiture et quand il s’arrêtera, une autre source prendra le relais pour compléter la charge de la voiture. Mais on aura encore besoin de 25 % et, quand il n’y aura plus pétrole en Mer du Nord, vers 2022, on sera dépendant du gaz… L’indépendance énergétique n’est pas totale. Mais on y travaille. »

     « Vous avez tendance à dire : « Ah ! Ce qu’on est mauvais. Les Scandinaves ont tout compris. Faisons comme eux ! » Non, chaque pays est différent. Le Danemark, c’est la population de Paris, cinq millions et demi d’habitants, et les oiseaux s’arrêtent de chanter de la fin octobre jusqu’au mois de mars. Ici, les oiseaux chantent toute l’année. Il fait moins froid. Quand il est tombé quelques centimètres de neige ici, tout s’est arrêté. Au même moment, mon beau-père en avait 1,10 m à sa porte ! Mettons-nous autour de la table et partageons nos techniques. »

L’électricité: une bonne énergie pour le chauffage?

     « L’électricité n’a pas bonne presse pour le chauffage. Avec un kW rentré, elle ne donne qu’un kW en sortie alors qu’une pompe à chaleur en donne 4. Je ne prêche pas pour ma paroisse parce que je vends aussi des pompes à chaleur. Mais le débat doit être élargi. Pourquoi l’électricité serait une énergie propre et économique pour les voitures et une technique à éviter pour le logement ? On parle d’écologie et d’énergie éco-efficace. Pour nous, le kilowattheure le plus éco-efficace, c’est celui qu’on ne dépense pas. Partons tous d’un même bâtiment. La première économie, vous la ferez grâce à une meilleure isolation et à une très bonne ventilation. Le plancher rayonnant électrique, qu’on appelle aussi chauffage par le sol à basse température, revient entre 40 et 60 € le m2, et en fonctionnement normal à 4,50 € par m2 et par an. Une pompe à chaleur, avant crédit d’impôt, coûte de 12 000 € à plus de 20 000 € et n’est pas éternelle, pas plus qu’un panneau photovoltaïque. Quand on sait ce que les banques prêtent à un primo-accédant, j’ai bien peur que les énergies renouvelables ne soient pas aussi rentables pour lui qu’on veut bien le dire. Attention! Je ne dis pas qu’il ne faut pas bouger ! Le développement durable, on y va, on y est. Les énergies renouvelables, oui… mais ça dépend des cas. »

Les paradoxes du développement durable

     « Nous avons dû diminuer nos effectifs à deux reprises depuis fin 2008. Nous employons actuellement 62 personnes à Saint-Malo. Au salon Interclima, en février, les constructeurs de pompes à chaleur disaient subir depuis le début de l’année une demande en baisse. C’est paradoxal ! Il y a 200 000 maisons neuves chaque année, les réglementations et le Grenelle de l’environnement préconisent de s’équiper. Et la demande n’est pas là… C’est peut-être parce que les bonnes solutions ne sont pas assez favorisées. Je crois qu’on verra des maisons neuves ou rénovées avec des pompes à chaleurs, des ventilo-convecteurs, des planchers électriques ou tout autre système et que tout cela sera écologiquement durable. Les primo-accédants qui mettent 150 000 € dans une maison ne peuvent pas s’offrir des produits trop chers. Ils vont aujourd’hui en 2e, 3e ou 4e couronne des grandes villes et ce qu’ils épargnent en s’éloignant de plus en plus, ils le dépensent en transport pour aller au travail ou accéder aux services. Je pense donc qu’on emploiera des solutions diverses pour économiser l’énergie. Apprenons les uns et les autres et essayons de trouver les bonnes techniques pour bien préserver notre terre et nous permettre de continuer à vivre avec un bon confort et pas trop cher. »

Ne pas se parler produit de la non-qualité

     « Je crois qu’il y a dans l’acte de construire quelque chose qui le rend le dialogue très difficile. Dans l’industrie, après la Première Guerre mondiale, chacun s’est spécialisé dans son petit domaine. Pour faire une table, il fallait, pour plus d’efficacité, qu’un tel fasse les pieds, un autre le plateau, un autre l’assemblage. Cette manière de faire nous enlève le sens de la responsabilité de l’ensemble. C’est comme ça quelles que soient les technologies, quelles que soient les philosophies. Maintenant on voudrait que l’homme prenne la responsabilité de l’ensemble des process pour s’épanouir et se sentir bien dans nos usines, dans nos sociétés, tout en étant de plus en plus efficace. Dans le bâtiment, les corps de métier se succèdent et à chaque passage de relais, à chaque aller-retour il y a un risque de relâchement et de déresponsabilisation, même si les artisans et les corps de métier sont le plus souvent très qualifiés. Pour rénover une simple salle de bains, vous pouvez avoir à faire à sept corps de métiers différents. On ne nous a pas appris à parler ensemble et la concurrence existe. On ne peut pas se mettre forcément dans la même salle avec les gens du solaire, ceux de l’éolien, ceux du photovoltaïque, des planchers électriques, des pompes à chaleur et tout le reste et parler à la foule en prenant la responsabilité de l’ensemble de ses besoins. On ne sait pas faire ça, vous avez raison. Il y a quelques années, la nonqualité du bâtiment avait été évaluée à 10 % du coût total. Cela vient en partie de l’atomisation de nos métiers. »

     « La collaboration entre différents métiers, entre industriels, entre pays, l’écoute et la compréhension de ce que « l’autre » peut apporter, sont essentielles pour progresser. Le fait d’être liés par un réseau comme celui des Ports du monde nous permet de voir plus loin que nos seuls intérêts économiques, de travailler ensemble sur la base des mêmes valeurs et de trouver des accords durables ».