<
>
Dossier
#27
Histoire : misère, pauvreté et assistance à Rennes avant l’ère industrielle
RÉSUMÉ > Quelle place occupaient les plus pauvres à Rennes au 18e et au début du 19e siècle ? Quelle était la géographie de l’errance et de l’assistance avant la révolution industrielle ? Dans cet article, l’historienne Sophie Reculin dresse la typologie d’une population marquée par les difficultés économiques, entre « pauvres honteux », mendiants et vagabonds. Elle établit également la cartographie des quartiers les plus pauvres. Une approche historique qui reflète des permanences et des continuités.

     Les populations pauvres des 18e et 19e siècles ont produit peu d'écrits pour témoigner de la difficulté de leur quotidien. C'est au détour des archives des pouvoirs publics, à l'occasion d'une arrestation, d'un décès ou d'un interrogatoire, que l'on approche les plus démunis. La misère qui survient à la suite d'une augmentation des prix du pain, d'un accident ou d'une maladie, conduit ces derniers à mendier pour subsister ou à faire appel aux institutions de secours de la ville: la marmite des pauvres, l'hôtel-Dieu Saint-Yves et l'hôpital général au 18e siècle, le bureau de bienfaisance au début du 19e siècle.
    À la fin du 17e siècle, Rennes est une ville moyenne d'environ 37 000 habitants, mais cumule toutes les fonctions d'une grande cité: le pouvoir religieux (l'évêché), administratif (l'intendance) et judiciaire (le Parlement). Nombre de petits métiers sont entretenus par une puissante élite robine. En l'absence de grands travaux, et face au déclin de l'industrie textile, la présence des familles parlementaires est vitale pour l'économie rennaise. L'incendie de décembre 1720 qui ravage les quartiers centraux jette sur le pavé près de 8000 sinistrés. Si les citoyens les plus aisés trouvent refuge dans les couvents, dans des propriétés périurbaines ou chez des proches, les plus modestes sont obligés de construire à la hâte des baraques irrégulières sur les espaces vides. Durant près de trente ans, la ville se transforme en immense chantier, où les paysans et les petits métiers peuvent facilement trouver du travail. Mais l'importance de la demande entraîne une forte diminution des salaires des ouvriers entre 1720 et 1740 et la ruine de plusieurs entrepreneurs.

     La reconstruction achevée, la ville se repose de nouveau sur ses activités tertiaires. Les initiatives industrielles à leur apogée dans les années 1750-1760 : manufactures de faïence, de cotonnades et de chapeaux, sont de courte durée et ne font vivre qu'1/ 7ème de la population1. À la différence de Nantes qui doit son essor au commerce maritime, le rayonnement économique de Rennes se limite à un rayon d'à peine 35 kilomètres2.
    La perte du statut de capitale provinciale sous la Révolution accélère le déclin économique et démographique de Rennes. À la fin du Directoire, la ville a perdu près de 5 000 habitants. En 1805, le sénateur Cornudet dresse un tableau alarmant du chef-lieu de l'Ille-et-Vilaine : « les femmes et les enfants mendient avec autant d'hardiesse qu'en Italie. C'est une lèpre que l'ancienne magistrature entretenait fastueusement et qui se perpétuera jusqu'à ce que des moyens de travail soient organisés ». La situation s'aggrave sous la Monarchie de Juillet. L'auxiliaire breton se lamente en juillet 1833 devant le « spectacle d'une enfance oisive et souvent vicieuse, courant le jour nos marchés et nos promenades publiques, se blottissant le soir dans nos escaliers, nos caves pour y chercher asile, y commettre quelque larcin, s'y livrer à des vices plus repoussants encore.3 »

« Pauvres honteux », mendiants et vagabonds

     Une enquête menée par l'intendant en 1788 dénombre 1 490 foyers pauvres à Rennes, pour une population d'environ 35 000 habitants4. Au 18e et au début du 19e siècle, le pauvre est celui qui risque à tout moment de tomber dans la misère, qui vit au jour le jour de son travail pour assurer sa subsistance. Le seuil de pauvreté est atteint lorsque le revenu journalier disponible est égal aux dépenses de pain, qui est à la base de l'alimentation quotidienne. À Rennes, les plus modestes consomment du pain de seigle mélangé à du froment humecté d'un bouillon de légumes (choux et oignons), d'un peu de beurre, et de cidre. L'insuffisance des corps gras dans le régime alimentaire des plus pauvres entraîne des maladies digestives qui peuvent être fatales5.
    Le pauvre qui ne peut plus subvenir à ses besoins, tombe dans l'indigence. À Rennes, les indigents représentent près de 28 % de la population fiscale au 18e siècle6. Les jeunes enfants, les femmes célibataires ou veuves, les infirmes, les malades, et les vieillards sont les catégories les plus exposées à la misère. Depuis le 16e siècle, on distingue parmi les indigents : le pauvre honteux, le mendiant et le vagabond. Les pauvres honteux ne parviennent plus à assurer leur subsistance car ils ne sont plus en état de travailler, mais n'osent pas mendier. Ces malheureux « silencieux » constituent la majorité des pauvres. Les mendiants, qui demandent l'aumône dans les lieux publics ou en faisant du porte-à-porte, appartiennent à une seconde catégorie d'indigents. Pierre Douabé est un mendiant. C'est un ancien soldat de 50 ans qui travaillait comme terrassier, qu'une « espèce de lèpre aux jambes » a contraint à séjourner régulièrement à l'hôtel-Dieu de Rennes. À sa sortie, il commence à demander l'aumône car il a perdu son travail7.
    Lorsqu'un mendiant décide de quitter sa ville d'origine pour errer sur les chemins en quête de moyens de subsistance, il devient un vagabond. La mort des parents, une dette, une faillite, le placement en apprentissage d'un orphelin chez un tuteur, sont souvent à l'origine du vagabondage. On trouve parmi les gens "sans feu ni lieu" nombre de travailleurs ambulants (colporteurs, tailleurs, compagnons, manoeuvriers), d'ouvriers du textile, de journaliers agricoles, de matelots et de soldats ayant obtenu un congé ou déserté. Joseph Daumergue est un vagabond. Au lendemain de l'incendie de 1720, après avoir quitté Paris dans l'espoir d'être employé comme maçon à Rennes, il n'a d'autre ressource que de mendier sur son chemin8.

     Depuis la seconde moitié du 17e siècle, marquée par la multiplication des crises de subsistances, les mendiants et les vagabonds sont assimilés aux « mauvais pauvres ». Les faux infirmes, les pauvres qui volent pour subsister et les filles débauchées constituent désormais pour les autorités une menace contre l'ordre public.
    Un arrêt du parlement de Bretagne du 29 mars 1759 observe qu'à Rennes la prostitution est devenue un fléau : « Toutes les nuits, des bandes de ces malheureuses occupent dans les carrefours et dans les différentes rues de la ville des postes assignés où elles attirent et assemblent les passants de tous âges ; le scandale est si général que d'honnêtes personnes n'osent presque sortir de leur maison. On entend journellement des cris de force, des hurlements, des batteries et des querelles9. » Les femmes qui se prostituent sont le plus souvent des mères célibataires, des veuves ou des filles séduites, âgées de 20 à 25 ans, qui exercent des petits métiers (fileuses le plus souvent, servantes, journalières, blanchisseuses). Un grand nombre de filles de joie sont originaires de Nantes, de Quimper, de Brest, de la Normandie ou du Maine. Olive Collet, âgée de 38 ans, originaire de Dinan, pensait travailler plus facilement à Rennes comme filandière. N'ayant trouvé aucun travail, elle décide de se prostituer. La prostitution est devenue un moyen de subsistance, pratiqué hors les murs (autour de la place Sainte-Anne, dans la rue Haute et le faubourg l'Évêque) et dans la ville basse (la rue de la Parcheminerie, la rue Vasselot, et le long d'un axe qui va du Champ Dolent à la rue Saint-Thomas)10.

     La géographie de la prostitution recoupe celle du crime et des quartiers pauvres. Les foyers criminogènes se situent en effet dans la ville basse et les faubourgs: la rue Haute et le faubourg l'Évêque, où les cabarets sont nombreux. La basse ville inondable est le domaine des petits artisans et des métiers salissants (bouchers, poissonniers, teinturiers). Après l'incendie de 1720, l'opposition entre le Nord et le Sud de la ville s'est accentuée, car la reconstruction a négligé la rive gauche11. Les beaux quartiers rectilignes où se dresse la nouvelle place du palais qui accueille la statue de Louis XIV et la place de l'hôtel de ville construit par Jacques V Gabriel, contrastent avec les quartiers insalubres aux rues sinueuses et étroites du sud de la Vilaine. 60 % des familles qui résident dans la basse ville vivent entassées dans une pièce unique, le plus souvent dans des maisons de bois et de torchis d'un étage au sol en terre battue12. Un lit, une table, une armoire, quelques chaises, quelques hardes, des instruments de cuisine, constituent les seuls biens du ménage. Hors les murs, les citoyens les plus pauvres habitent la rue Haute et les espaces situés le long ou à proximité des murailles (place des Lices, porte Blanche, douves de la Visitation, porte de Toussaints) occupés depuis l'incendie par des baraques construites avec les matériaux des décombres. Néanmoins, les faubourgs et la basse ville ne concentrent pas la totalité des populations les plus modestes. Dans la ville haute, nombre de petits métiers dépendant des couches aisées (domestiques, porte-chaises, perruquiers) louent un galetas situé en fond de cour ou sous les toits.

Des structures de l'assistance insuffisantes

     Depuis la seconde moitié du 17e siècle, le pouvoir central a mis en place des institutions hospitalières destinées à la répression des mendiants et des vagabonds. Les autorités locales distinguent désormais la bonne charité, destinée à soulager les « pauvres honteux », figures du Christ souffrant, et l'aumône qui encourage l'oisiveté des pauvres valides13.
    La forme la plus courante de la charité durant l'ère préindustrielle reste l'aumône manuelle en argent (quelques pièces) ou en nature (un morceau de pain, un peu de lait). Depuis 1673, les Filles de la Charité, installées rue du Griffon, distribuent des repas gratuits sommaires accompagnés d'exhortations religieuses aux pauvres honteux. En période de crise et durant la mauvaise saison, les ateliers de charité, encouragés par le pouvoir central depuis la fin du 18e siècle, fournissent du travail aux plus démunis : l'entretien des pavés, des trottoirs et de l'éclairage. Les structures hospitalières, où les hommes et les femmes sont séparés, sont plus sélectives. Pour y entrer, il faut être originaire de la ville ou y résider depuis plusieurs années, mais le nombre de places est limité.

     À la fin du 18e siècle, l'hôtel-Dieu Saint-Yves, administré par les religieuses de la Miséricorde de Jésus, reçoit en moyenne 1 250 patients pauvres ou de condition très modeste chaque année. C'est un centre de soin destiné à accueillir les malades de tous âges – à l'exclusion des contagieux et des incurables et les enfants trouvés15. Toutefois, les capacités d'accueil de l'hôtel-Dieu sont restreintes. Outre la cuisine, l'apothicairerie, l'appartement du chapelain et le bureau principal, trois ou quatre salles sont destinées aux pensionnaires. Blessés, malades et convalescents sont entassés dans de vastes dortoirs ; les enfants trouvés sont installés sous les toits où ils meurent de chaud en été et de froid en hiver. La vie des patients est rythmée par les visites du personnel médical, les soins, et les repas. Les pensionnaires consomment une grande quantité de pain de seigle, de la viande trois fois par semaine, du cidre et du beurre.

Le grand « renfermement » des pauvres17

     En 1662, une déclaration royale impose dans les principales villes du royaume la création d'un hôpital général. C'est à la fois une institution d'assistance, plus spacieuse que l'hôtel-Dieu, et une maison de rééducation par le travail et la prière. L'hôpital général de Rennes administré par les religieuses de Saint-Thomas de Villeneuve, s'est établi en 1678 au faubourg de la Croix-Rocheron18. Les « mauvais pauvres » (mendiants valides, vagabonds et prostituées) sont enfermés dans la tour de Toussaints et nourris au pain et à l'eau. Ils sont séparés des « pauvres honteux » (pauvres valides se portant volontaires pour travailler, invalides, orphelins de plus de dix ans, vieillards) qui représentent 90 % des 645 hospitalisés en 1731 19. Les pauvres volontaires y travaillent en moyenne 11 heures par jour dans le silence. La parole n'est autorisée que pendant la prière et la récréation.
    À partir des années 1760, les dépôts de mendicité prennent le relais des hôpitaux généraux dans la répression des pauvres valides. L'institution, contrôlée par l'intendant, est destinée à l'enfermement de tous les indésirables : les fous, les délinquants et les filles débauchées. À Rennes, le premier dépôt installé dans la rue Hue en 1767, surchargé, est transféré en 1771 dans la rue Saint-Hélier. Les détenus, surveillés par un corps de garde, vivent dans une grande promiscuité. Ils sont entassés dans des chambres sans chauffage, se partagent à trois des lits de paille. Dans l'infirmerie, les malades sont mélangés. Un vaste baquet est disposé au pied du lit pour recueillir les excréments. Outre des conditions d'hygiène déplorables, les détenus sont mal nourris. Un pain d'orge et une mauvaise soupe composée d'eau, de beurre et de déchets de légumes, constituent l'alimentation quotidienne des prisonniers. La journée est rythmée par le travail des détenus, une activité textile faiblement rémunérée. Au début du 19e siècle, le dépôt de mendicité de Rennes change de physionomie. La maison qui a ouvert ses portes en 1810 n'est plus clôturée. Les travailleurs les plus méritants sont même autorisés à sortir en ville le dimanche en compagnie d'un surveillant. Mais l'institution, critiquée pour son inefficacité – on accuse les travailleurs méritants de fréquenter assidûment les cabarets – ferme en 1818 20.

     En définitive, la politique d'enfermement des pauvres est un échec, même si elle est mieux acceptée à Rennes que dans les communes de Basse-Bretagne qui restent attachées à la charité privée. Au 19e siècle, les autorités urbaines reviennent à une assistance plus traditionnelle par la fondation des bureaux de bienfaisance. L'institution distribue sous forme de bons : du pain, du bois, des médicaments et des vêtements à tous les indigents. Mais la mise en place du bureau entraîne une diminution des aumônes manuelles. Ainsi, la charité privée décline au profit de l'assistance publique.
    La pauvreté à Rennes n'a pas beaucoup évolué entre les années 1780 et la première moitié du 19e siècle. Les populations les plus fragiles restent les vieillards, les femmes seules, les orphelins, et les petits métiers. Mais les structures de l'assistance se sont transformées. La bienfaisance (vertu qui porte à secourir son prochain sans référence religieuse) prend le pas sur la charité chrétienne.
    Si de nos jours, la pauvreté n'a plus le même visage, une certaine continuité dans la géographie des quartiers pauvres ressort des statistiques de l'Insee. En 2008, les ménages les plus aisés privilégient encore le nord de la Vilaine ; les plus modestes habitent les quartiers périphériques et le sud qui concentre également les activités industrielles.