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Dossier
#27
RÉSUMÉ > Comment s’organise l’errance sur l’espace public rennais ? Quels sont les lieux de vie, de subsistance, de socialisation ? éducateur spécialisé, Bertrand Poënces accompagne au quotidien les jeunes marginaux dans le centre-ville rennais. Il livre ici des clés de lecture essentielles pour comprendre certains aspects d’un mode de vie qui surprend et dérange.

     La présence de personnes à la rue n’est pas une réalité nouvelle à Rennes. Comme pour la majorité des villes de cette importance, le centre et sa périphérie immédiate sont les plus fréquentés. C’est là que se situent les espaces de regroupements, les lieux de manche. Il en est de même pour les lieux de « résidences nocturnes » que sont les squats, les porches ou les parkings. La municipalité et le tissu associatif cherchent depuis de nombreuses années à comprendre et à résoudre cette problématique. Des initiatives existent dans presque tous les domaines répondant globalement à la plupart des difficultés rencontrées par les personnes se trouvant à la rue. Ce n’est pas pour autant qu’elles conviennent à toutes les personnes, notamment aux plus jeunes et surtout à celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette catégorisation de « jeune à la rue ». Les premières structures oeuvrant dans le domaine ont vu le jour dans le courant des années 1990, d’autres sont venues compléter l’offre au début des années 2000. L’ensemble de ces structures fait de l’accueil généraliste et c’est ainsi que peuvent s’y retrouver sans distinction des jeunes d’à peine 18 ans (les mineurs sont accompagnés par les services de l’Aide Sociale à l’Enfance), des personnes avec déjà plusieurs années de rue, des réfugiés, des demandeurs d’asile, des hommes, des femmes, des familles…
    Si je me réfère à mes débuts de pratique professionnelle en centre ville de Rennes, je peux considérer que les espaces de regroupements des personnes à la rue ont peu évolué sur une dizaine d’années. à l’époque cinq lieux majeurs focalisaient l’attention autour de la « zone rennaise » : la gare, « le Charleston » à l’entrée du mail F. Mitterrand, le Colombier, les Prairies Saint-Martin et la Place Sainte-Anne. Tous ces espaces fortement identifiés sont situés dans le centre de Rennes dans un rayon de deux kilomètres autour de la place de la Mairie. Aujourd’hui seuls deux d’entre eux sont toujours d’actualité : Sainte-Anne et le secteur Colombier, et dans une moindre mesure les Prairies, la « zone » s’étant par ailleurs éclatée sur l’ensemble du centre ville, voire de la ville. Pour désigner ces espaces appropriés ou au moins occupés par les personnes à la rue, je les cataloguerai en trois domaines : les lieux de résidences nocturnes ou les squats, les lieux de manche et les espaces de regroupements. Ces divers espaces sont toujours sensiblement les mêmes depuis plusieurs années mais en même temps en constante évolution.

     Les squats sont par définition des locaux occupés illégalement par des personnes en vue d’y établir résidence. Je ne parlerai pas ici des squats alternatifs établis autour de projets communautaires, artistiques ou politiques. Ces types de squats ont des leaders, des règles de vie qui implique une volonté de partager quelque chose de commun. Il y a autour de ces lieux une dynamique positive, une démarche militante d’autant plus qu’elle s’inscrit dans une logique de face-à-face par rapport à certaines formes d’autorité de la société.
    En opposition à ces lieux organisés, les squats qui concernent les jeunes que nous accompagnons sont des lieux ouverts avec la seule volonté de se mettre à l’abri, dans une démarche d’opportunité, de survie. Le plus fréquemment les espaces sont peu salubres voire totalement insalubres et ne disposent que très rarement d’eau et d’électricité. Ce sont souvent des bâtiments vétustes, délabrés, en attente de destruction ou que les jeunes ont démuré. Il n’y a ici que peu de règles de vie commune. La promiscuité, les vols, la violence sont monnaie courante. Les consommations d’alcool et de drogues sont souvent fortes et il n’est pas rare d’y trouver bouteilles vides et seringues usagées en quantité. Les seules règles d’hygiène consistent souvent à se servir d’une pièce comme toilettes ; celle-ci sera condamnée quand la situation deviendra intenable. La présence de chiens et les aboiements ne contribuent pas à la tranquillité ni à la salubrité des lieux et est souvent la cause du repérage par les voisins d’une occupation illégale et de l’arrivée des forces de l’ordre.
    Il y a les squats dits fermés. Il peut s’agir de maisons en voie ou en cours de démolition, de hangars désaffectés, de caves, de parkings, de locaux techniques qui vont faire l’affaire quelques jours, quelques semaines pour se mettre à l’abri. Il y a également les squats ouverts quand le jeune trouve refuge sous un porche, une porte cochère, l’entrée d’un distributeur automatique de billets, un parking souterrain, un ancien garage inoccupé. C’est actuellement « le choix » majoritaire que font la plupart des jeunes que nous suivons. Certains autres « préfèrent » une certaine liberté en faisant le choix de la tente, du campement. Cela résulte plus du fait que les hébergements en dur sont des plus difficiles à trouver et surtout à garder. Pour ces derniers, il faut bien souvent monter la tente chaque soir et démonter chaque matin au risque de voir son bien disparaitre ou être détruit.

     Certains de ces lieux peuvent être occupés ainsi sur plusieurs années entre expulsions, murages et réouvertures. Cela a été le cas du squat au Charleston ou encore des prairies Saint-Martin. Certains espaces sont occupés par une seule personne (ce qui est rare) ou par des groupes qui se font et se défont au gré des rencontres et des circonstances. En tout état de cause, ils sont le plus souvent dans des états catastrophiques et se détériorent au fil des semaines. De plus, comme ces jeunes sont dans la plus complète illégalité, ils sont toujours en risque d’expulsion, de verbalisation.
    Aujourd’hui, il n’y a plus sur Rennes de grands squats comme il pouvait y en avoir à la fin des années 1990. A l’époque, certains soirs d’hiver plus d’une trentaine de personnes, jeunes ou moins jeunes, pouvaient ainsi trouver refuge dans les parkings souterrains du Colombier. Il en était de même sur l’esplanade sud de la gare. Dans les prairies Saint-Martin de nombreux campements, des jardins à l’abandon ou des maisons désaffectées étaient occupés par une « faune des plus bigarrées », celles-ci ont toutes été rasées.
    Actuellement, même si nous sommes toujours autorisés à visiter les squats par leurs occupants, la parole est moins libre pour divulguer les lieux de repli. Chacun cache avec suspicion sa petite résidence, aussi misérable qu’elle soit, et il y a peu de gros squats, visibles et connus de tous. Chacun se préserve, a peur de se retrouver dehors, de se faire prendre la place ; l’essentiel étant de ne pas se faire repérer que ce soit par les voisins, la police ou les personnes dans la même situation. La solidarité ne fait pas forcément force de loi et chacun se doit d’être méfiant avec tous. Les jeunes avec sac à dos sont en général ceux qui n’ont pas de squat fermé et ils sont donc condamnés à porter sur leur dos l’intégralité de leurs richesses au gré de leurs déambulations.

     Traditionnellement, les lieux de manche se situent en centre ville ; même si nous avons vu l’émergence de la manche dans les quartiers et les communes de la périphérie rennaise. Il est en effet plus pertinent de demander quelques pièces, de la nourriture ou du tabac dans les espaces fréquentés par le public, sur les voies de circulation piétonne. Plusieurs types de manche peuvent être à l’oeuvre suivant les lieux ou les personnes : en stationnement avec ou sans support attractif (vente d’objet, musique...), assis, debout, à la rencontre... Ces espaces ont très peu évolué sur les dernières années et se situent sur un axe qui va de la place Sainte-Anne jusqu’au centre commercial Colombier ainsi qu’autour de la gare. Les commerces privilégiés sont ceux où la clientèle utilise de la monnaie comme les boulangeries et les bureaux de tabac. Nous retrouvons également les « mancheurs » autour des centres commerciaux, au pied des distributeurs bancaires.
    La manche est certes et d’abord une activité de subsistance pour des personnes sans ou à faibles ressources comme les jeunes de moins de 25 ans qui ne perçoivent pas les minima sociaux. C’est aussi un temps qui borne la journée ; certains n’hésitent pas à dire qu’ils vont au boulot, qu’ils sont au bureau quand ils font la manche. La manche c’est aussi un outil fort de lien social qui rattache le jeune au monde réel, à la norme, à la société. La manche ce n’est pas le seul fait de mendier une pièce ou de la nourriture ; c’est aussi la construction de liens que recherchent ces jeunes à la rue. Des amitiés peuvent même se lier. J’ai le cas d’une jeune femme qui est une habituée d’un espace de manche et qui lors d’un départ de quelques jours a causé de l’inquiétude à certains habitants habitués à la voir et à lui donner. Cette construction de liens peut se faire dans les deux sens pour des habitants qui se retrouvent seuls et sans réseau dans leur logement et qui n’ont que cet espace de la rue et ces jeunes pour entrer en relation avec autrui. La manche est une activité qui peut être aisée pour certains jeunes ; pour d’autres, c’est une véritable corvée, une contrainte tant il est difficile pour eux de se « rabaisser » à demander l’aumône.

     Comme tout groupe social les jeunes à la rue ont le souhait de pouvoir se retrouver, de se réunir ; mais contrairement à beaucoup d’entre nous, ils n’ont pas la possibilité de se rencontrer dans un espace privé personnel. Ils se regroupent donc sur leurs espaces de vie que sont les espaces publics. Ces derniers deviennent alors en partie privatisés par ces jeunes ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes de cohabitation. Comme pour les lieux de manche, ces espaces se trouvent très majoritairement sur le centre et sont souvent identiques les uns aux autres. La place de la République, celle de la Mairie et la gare ont longtemps faits partie de ces lieux. Mais pour des raisons diverses, ce n'est plus le cas aujourd’hui. Deux places sont en revanche très clairement identifiées par la zone elle-même mais aussi par la population et les politiques : il s’agit de la place Sainte-Anne et du secteur du Colombier et place Charles De Gaulle. Ces différents espaces sont souvent le théâtre d’attroupements cosmopolites de jeunes parfois bruyants avec leurs chiens. Ces lieux sont à la fois des lieux de fixation mais aussi des endroits où chacun sait pouvoir y retrouver des amis ou des connaissances, même après plusieurs mois d’absence sur Rennes. On y retrouve également souvent ceux qui ont accédé au logement mais qui n’ont pas d’autres réseaux sociaux que les personnes à la rue et qui viennent donc là rejoindre les amis, les connaissances. Ce sont aussi des lieux où tout nouvel arrivant pourra avoir des informations sur les circuits rennais de quelque ordre que ce soit (social, squats, addictions ...).
    L’ensemble de ces espaces d’appropriation que sont les squats, les lieux de manche ou les lieux de regroupements de ces jeunes à la rue ne sont pas exclusivement des lieux de relégation, de désocialisation, même s’ils donnent à voir le plus souvent une image négative, notamment au regard des normes socialement admises. En effet, sur ces espaces peuvent se dérouler des interactions favorables à une certaine forme de construction, de « socialisation marginalisée » voire de reconstruction pour ces jeunes qui ont eu dans leur très grande majorité des parcours de vie difficiles, des enfances, des adolescences meurtries. Car, il ne faut pas l’oublier ni se leurrer. Si ces jeunes sont à la rue, c’est le plus souvent par défaut, la fuite d’un environnement défavorable et maltraitant, un choix « contraint » par les aléas d’une vie déjà sacrément difficile et compliquée. C’est ce qui peut permettre à certains d’entre eux de se redresser, de relever la tête.