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Dossier
#32
RÉSUMÉ > Pour faire ses courses alimentaires au Blosne ou à Maurepas, il y a les supermarchés, bien sûr. Mais aussi les petits commerces de proximité. Boulangeries, boucheries, épiceries… Installées au coeur de ces quartiers populaires rennais, ces boutiques à forte identité ne désemplissent pas. Elles en disent beaucoup sur les rapports entre les habitants et l’alimentation, sur fonds de mixité culturelle et religieuse.

     À Maurepas et au Blosne – comme à Villejean ou aux Champs Manceaux – le modèle est toujours le même : un petit centre commercial datant des années soixante où se déploient autour d'une place ou d’un parking, un supermarché, une pharmacie, un cordonnier… et des commerces de bouche. Boulangerie, boucherie et épicerie : tel est le triptyque immuable de ces lieux de vie. Situés au coeur de ces quartiers populaires, ils composent avec une réalité sociale complexe.

     Catherine Vauchel et son mari ont quitté leur boulangerie de la rue de Châteaugiron pour celle du centre commercial Italie il y a quatre ans. Pourquoi ce pari de s’installer dans un quartier populaire ? « Et pourquoi pas ? », rétorque avec malice la propriétaire. « C’est notre troisième affaire, ce n’est pas plus difficile ici qu’ailleurs. Nous n’avons aucun regret », assure-t-elle. À voir l’affluence continue au comptoir, on comprend. Ici, tout est fabriqué sur place. Farines, pommes et galettes viennent de Bretagne, le reste de grossistes régionaux. Près de la caisse, un garçonnet et sa soeur tergiversent, l’air grave, devant l’étal de bonbons. La scène fait sourire deux femmes dans la file, l’une voilée, l’autre pas. De l’Afrique à l’Asie, le quartier abrite nombre de cultures et de religions. Mais toutes semblent se retrouver sans distinction à la boulangerie. « Peu importe les communautés, le pain, tout le monde en mange. J’ai des clients qui achètent du pain turc à la boucherie d’à côté et qui prennent une baguette en plus ici », explique la boulangère. Toujours le sourire aux lèvres, Catherine Vauchel n’est pas du style à concevoir cette mixité comme une difficulté. « Les gens se sont adaptés à nous, et nous à eux. On évite de mettre de l’alcool dans les pâtisseries et on a remplacé la gélatine de porc par de la gélatine de poisson. Mais ce sont des détails. On vend les mêmes produits que dans notre ancienne boulangerie. Oui, on propose toujours des sandwichs jambon-beurre », détaille-t-elle, en réponse à notre question. Et la crainte de certains habitants d’une montée du communautarisme ? « Je ne suis pas inquiète », assure la commerçante. « Certains clients nous ont dit qu’ils ne viendraient plus car ils sont effrayés par les groupes d’hommes qui se réunissent parfois sur le trottoir. Mais on les voit quand même revenir. Tant que ce ne sont que des paroles… »

     Un sujet dont nous aurions aimé discuter avec le boulanger du Gros-Chêne, à Maurepas, dont la boutique s’affiche halal. Mais celui-ci nous oppose un refus poli. « Je suis débordé, je n’ai plus de vendeuse, je ne peux vraiment pas vous parler », s’excuse-t-il en enfournant ses baguettes, tandis qu’une cliente patiente au comptoir. À quelques rues de là, Catherine se félicite d’avoir repris la boulangerie du Gast il y a six ans. Ici aussi, tout est préparé sur place. La farine est achetée à des meuniers près de Rennes – « on n’a aucun mal à se fournir localement » – le reste à de grossistes bretons. Elle non plus ne note pas de difficultés liées à la mixité ethnique des lieux. Pain, viennoiseries, gâteaux… La gourmandise n’a pas de frontières. « Certains clients nous achètent de la levure boulangère pour fabriquer leur propre pain. Ça, on l’a découvert ici. Les anciens propriétaires proposaient ce service, on a continué », détaille la boulangère. Elle note en revanche que le pouvoir d’achat a baissé. « On l’a ressenti surtout cette année ». Mais la grande affaire, ici, c’est la reconstruction du centre commercial avec l’arrivée du métro en 2019. « On doit emménager dans notre nouvelle cellule en septembre 2016. C’est une bonne nouvelle car ce centre se fait vieux. On a vu beaucoup de commerces fermer depuis notre arrivée. Le métro et les nouveaux logements vont redynamiser les lieux ».

     Installée au Gast depuis une décennie, la boucherie de Serge Tuffin ne déménagera pas en 2016. « Je serai presque à la retraite, je ne vais pas réinvestir », argue-t-il. Dans sa boutique, bavettes et paupiettes côtoient la salade piémontaise et le cassoulet. Ici, on aime la tradition et la gastronomie française. La viande vient de l’Ouest, de la Normandie au Poitou-Charentes. Ses clients ? Des habitants du quartier, notamment des zones pavillonnaires des alentours. « Les gens mangent de moins en moins de viande mais on s’en sort quand même », assure le boucher, « ils achètent surtout pour le week-end ». En milieu de journée, on croise surtout des retraités. Quant aux habitants des tours HLM voisines, « certains viennent, ceux qui ont du travail ». « Ils achètent surtout du boeuf. Les Africains prennent du plat de côte, ils l’arrangent à leur façon », détaille l’artisan. La boucherie française serait-elle en perte de vitesse dans ces quartiers populaires ? Dans les 5 zones urbaines sensibles de Rennes, la moitié des boucheries sont aujourd’hui halal. « C’est dommage, cette disparition. Qu’il y en ait quelques-unes, oui. Mais là, il y en a beaucoup quand même », constate Serge Tuffin. Au sud de Maurepas, ce ne sont pas moins de deux boucheries halal qui se partagent la clientèle du Gros-Chêne. La boutique Istanbul s’y est installée en 2009, Kardesler Market en 2011. Situé face au Super U, ce dernier dit ne pas craindre la concurrence du supermarché. « On vend de la viande fraîche, découpée ici. Pas du sous-vide », s’enorgueillit Elhossane Elghemamy, responsable du rayon boucherie. L’origine du produit est affichée dès la porte d’entrée : l’abattoir 100 % halal Sovialim de Montmorillon, dans la Vienne. « Les animaux viennent d’un rayon de 150 kilomètres autour de l’abattoir. La viande est française, le boeuf est de race limousine. C’est un peu plus cher mais la qualité est meilleure », assure le boucher, qui fustige les échoppes vendant de la viande polonaise ou roumaine. Il exerce ce métier depuis 13 ans. « Il y a des abattoirs halal dans la région, mais c’est plus cher et moins bon ».

     Nous le rencontrons deux semaines avant l’Aïd-El- Kebir, la plus importante fête musulmane, celle du sacrifice du mouton. Ici aussi, la crise joue les troublefête. La bête entière est vendue 160 €. « On a des commandes, mais c’est calme », note le boucher. Même son de cloche chez Istanbul. « L’Aïd tombe après la rentrée et en même temps que les impôts. Les gens dépensent moins », explique Christophe Ozdemir. Nous le rencontrons dans sa deuxième boucherie, celle du centre commercial Italie reprise l’an dernier à un boucher traditionnel (voir encadré). Lui aussi déplore le peu de choix proposé par les abattoirs halal locaux. Il achète sa viande en région parisienne et sa volaille en Belgique ou ailleurs en Europe. Du matin au soir, son commerce ne désemplit pas.Son argument de vente ? Les prix bas. Outre l’absence de porc, la différence la plus notable avec une boucherie classique vient de la taille des portions. Escalopes et steaks sont imposants. Les clients profitent des remises offertes sur des lots de 3 ou 5 kg. « Les Français mangent moins de viande. Chez nous, on en consomme beaucoup et il faut qu’il y en ait dans l’assiette ! », plaisante le boucher turc. Il déplore la mauvaise image qui colle parfois à la boucherie halal. « Ce qui change, c’est la façon de tuer la bête. Mais la viande est la même, on la découpe de la même manière que dans les boucheries françaises. Et comme on saigne l’animal, la viande est plus tendre », assure-t-il. Le fait qu’il ait succédé à une boucherie traditionnelle gêne-t-il certains ? « On n’a jamais reçu de menaces ou de paroles désagréables », explique le commerçant.

L’épicerie, « manger comme au pays »

     Ces boucheries ne s’en sortiraient sans doute pas aussi bien sans leurs rayons épicerie. La star des étals ? Les produits turcs – biscuits, boissons, épices – appréciés bien au-delà de cette communauté. Mais aussi les farines de manioc, de mil, le gombo… Des produits venus d’Afrique et introuvables en supermarché. « On vient acheter la nourriture du pays. Je passais par ici, je suis venu prendre ce qui manquait à la maison », explique ce client congolais, croisé dans la petite épicerie africaine du centre commercial Torigné, au Blosne. Dans son sac : du poisson surgelé, du piment et du manioc. « Pour le reste, on va au supermarché ». Des boutiques qui offrent aussi un supplément d’âme unique : emballer ses courses dans les mêmes sacs plastiques qu’en Afrique, discuter en lingala ou en turc avec le marchand. Un marché porteur, au vu des kilomètres parcourus par les clients. Ceux de l’épicerie africaine viennent du Blosne ou de Noyal-sur-Vilaine. Les boucheries du Gros-Chêne, elles, attirent jusqu’à Saint-Brieuc et Saint-Malo. « Les gens viennent faire leurs courses du mois », détaille le boucher de Kardesler Market. Preuve du succès des affaires, le patron d’Istanbul prévoit déjà une troisième ouverture à Rennes.