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Histoire & Patrimoine
#04
Emmanuel Le Ray, l’image du rationalisme républicain
RÉSUMÉ > Fils d’architecte, Emmanuel Le Ray appartient à la grande bourgeoisie rennaise, industrielle et artistique. Par son séjour aux Beaux-Arts de Paris, il acquiert une maîtrise de l’architecture, rare à la fin du 19e siècle, en province. Sa carrière tire parti de ce double atout, joignant une position sociale enviable à une production diversifiée. Lorsque Jean Janvier devient maire en 1908, Le Ray accomplit, dans la pierre, la volonté politique de l’élu républicain. L’accord idéologique entre les deux hommes marque l’entrée de Rennes dans la modernité du 20e siècle.

     Tout Rennais, sensible à l’histoire, à la forme, à la couleur et à la texture de la ville, connaît peu ou prou le nom d’Emmanuel Le Ray et peut lui associer une ou plusieurs constructions. Ses origines, son caractère, sa formation, son œuvre, son rang, ses fonctions, son rayonnement, tout concourt en effet à faire de cet architecte une personnalité hors du commun. Et il est vrai qu’il le fut.      
     Mais il convient de saisir que, masqué par la statue du commandeur, c’est, en fait, un siècle entier, le 19e , qui s’avance, avec ses lourdeurs (le formalisme, l’esprit de clocher), ses permanences (le jeu entre Paris et province, la force des réseaux), ses flamboyances (les percées technologiques, l’installation de la République), ses misères (les guerres, les crises économiques, les heurts sociaux), ses préoccupations (l’hygiène, la raison, l’éclectisme), et qui pénètre dans la cité lui ouvrant, en grand, les portes de la modernité.     
     Au cours de cette aventure, les architectes doivent batailler près de cent ans pour faire reconnaître leur statut, menacé par l’expansion des ingénieurs. Quand en revanche, ils tiennent, comme Le Ray, le haut du pavé, au moment où la Troisième République produit son énorme effort pour l’équipement du pays, alors ils ont le premier rôle et ils gardent, jusqu’à l’entre-deux-guerres, l’occasion de marquer en profondeur, et pour longtemps, le paysage urbain français. Rennes est le prototype même de cet effort auquel cet homme a contribué, jusqu’au bout de ses forces.  

     Tout commence par le réseau. Emmanuel est le fils de Louis Le Ray, lui-même architecte actif jusqu’à la fin des années 1870, et dont on a conservé quelques immeubles de style néo-Renaissance, autour de la rue de Nemours, où cette famille de onze enfants avait élu domicile. Quatre filles du couple font des beaux partis, épousant deux médecins, Charles Oberthür, cohéritier des célèbres imprimeries, avec lequel Emmanuel entretient de bons rapports, et Frédéric Jobbé-Duval, autre architecte, dont il est beaucoup moins proche, car les deux hommes ne partagent pas les mêmes opinions (son beau-frère est royaliste) et ils se font même concurrence. On voit néanmoins tout de suite qu’on touche là à la grande notabilité rennaise, de tradition catholique, conservatrice mais attachée à la République.
     De fait, le jeune Emmanuel entre, en 1882, à l’école des Beaux-Arts de Paris, où il fréquente l’atelier André et dont il sort confirmé, en 1890. S’il n’est pas le seul maître d’oeuvre local à être sorti du saint des saints (Laloy, Regnault, les frères Mellet sont aussi passés par les Beaux- Arts), du moins est-il le premier à obtenir le diplôme de la section architecturale de l’école, pourtant créé en 1867.
     On a oublié, à présent, l’importance que revêt l’école des Beaux-Arts dans le système artistique et institutionnel français. Il faut rappeler qu’elle est, à cette époque-là, à son zénith. On y travaille ferme, on y acquiert une main sûre, comme le montrent les admirables lavis produits pour chacune des oeuvres signées par Le Ray, on y étudie les classiques, on y apprécie la matière, on y apprend en définitive à construire, même si la sensibilité à l’esthétique et le penchant pour l’ornement assurent le primat de la plastique sur le parti. Autant de traits qui s’appliquent, plus tard, avec des nuances, au talent de Le Ray. On y acquiert aussi des relations, parmi les élèves qui se pressent du monde entier pour suivre les cours. C’est ainsi que le Rennais conserve, pendant toute sa carrière, des liens amicaux et professionnels ténus avec son condisciple, Lucien Weissenburger, un des maîtres à venir de l’école de Nancy.

     Muni de ce viatique, Le Ray est nommé, dès son installation en 1892, professeur d’architecture à l’école des Beaux-Arts de Rennes où il affirme son goût fonctionnel, en insistant sur l’importance de la géométrie et du dessin, pour la maîtrise de la logique constructive, ce qui lui vaut de faire partie du corps enseignant de l’école régionale d’architecture, dès sa création en 1905.
     Appuyé par son oncle, Vincent Morcel, successeur de Le Bastard à la mairie de Rennes, il est ensuite nommé, sans coup férir, architecte de la ville, en 1894, une fonction essentielle pendant ces années-là et qu’il va tenir sans faiblesse – car son caractère trempé lui vaut une réputation difficile – pendant trente-huit ans, jusqu’en 1932.
     Pédagogue, ponte régional, chef d’un service municipal d’architecture restructuré sous sa houlette, auteur d’oeuvres privées et publiques en nombre équivalent (36, pour les premières, et 34, pour les secondes) : on saisit d’emblée toute l’envergure du personnage, travailleur acharné, expert respecté, auquel l’élection de Jean Janvier, à la mairie de Rennes, en 1908, fournit l’occasion d’atteindre sa pleine mesure.
      C’est alors que, tout d’un coup, s’installe une espèce d’alchimie, entre un édile, fourmillant d’idées, et un architecte, capable de les réaliser. Pour réussir un projet volontariste d’équipements sociaux, comme l’est celui de Janvier, quand il accède au pouvoir, il faut une alliance équilibrée entre un maître d’ouvrage résolu et un maître d’oeuvre accompli, dont l’exemple le plus connu est, à la même période, celui d’Édouard Herriot et de Tony Garnier, à Lyon. Les relations entre Janvier et Le Ray sont souvent tendues, l’ancien entrepreneur bousculant un architecte essoufflé par le rythme imposé, ce dont atteste leur correspondance. Mais, fondé sur une estime et un respect réciproques, le résultat est atteint qui propulse la ville dans une ère nouvelle.

     De la commande privée, honorée par Le Ray, on a, de nos jours, une vision tronquée, car elle est dispersée dans la ville et certaines oeuvres ont disparu. Elle montre pourtant comment l’architecte intègre l’esthétique pavillonnaire à la demeure citadine (hôtels Oberthür et Poivrel), à la maison privée (propriété de l’architecte, rue de Viarmes), au bâtiment collectif (immeuble Delisle, trônant à l’articulation de la Vilaine canalisée et de la place de Bretagne), étendant même sa palette jusqu’au logement social (HBM du Foyer rennais, rue de Nantes). Avec l’industrie (Ouest-Garage, avenue du Sergent Maginot, démoli), avant-guerre, et surtout le commerce de gros, après-guerre, Le Ray participe aux grands programmes de la modernité : il édifie les Magasins modernes (actuel Virgin Megastore), les Nouvelles Galeries (aujourd’hui Galeries Lafayette), la Chambre de commerce, les deux derniers cosignés par son successeur, Yves Lemoine.
     Mais c’est dans la commande publique que Le Ray imprime sa marque, maniant série et oeuvre d’exception avec le même bonheur. Ses crèches pour les faubourgs ouvriers (de Brest, Nantes, Saint-Malo, Saint-Hélier), ses écoles (groupe de la Liberté, école de médecine et de pharmacie), ses bains-douches (rue Thiers, démolis) ont le même charme et la même rigueur que ses icônes : la maison du peuple, les halles centrales, la piscine Saint-Georges, oeuvre remarquable par son ampleur, sa complexité technique, son programme décoratif. Toutes se signalent par la polychromie des matériaux locaux assemblés avec maestria sur des façades subtiles (schiste violet, granit bleu ou gris, moellon brun de Tremblay, brique rouge et jaune, enduit tyrolien beige).
     Enfin, s’il est chargé d’achever le dispendieux palais du commerce, c’est à l’hôtel de ville, fort délabré, que Le Ray donne, en artiste, un aménagement rénové et, en patriote, l’extraordinaire panthéon rennais, cette « salle du souvenir », comme il aurait préféré lui-même l’appeler, où les noms des soldats morts en 1914-1918 reposent dans une impressionnante semi-pénombre de bronze, de staff et de marbre.
     On a parfois reproché à Tony Garnier d’avoir été hardi dans ses opinions, mais postclassique dans ses réalisations. Le Ray n’a, lui, jamais théorisé, mais il a su adapter sa culture des Beaux-Arts aux enjeux de son temps. Il comprend le passage inévitable du monument au logement et, très au fait des tendances contemporaines, il fait entrer l’avant-garde à Rennes au moyen d’un rationalisme bien tempéré.