<
>
Histoire & Patrimoine
#29
Edgar Le Bastard, la République affirmée
RÉSUMÉ > Edgar Le Bastard (1836-1892) est sans nul doute l’un des maires qui a le plus contribué à modifier la physionomie de Rennes. Personnage charismatique, il joue un rôle majeur sur les plans urbains, économiques et culturels dans la cité bretonne. Durant les douze ans de son mandat, à partir de 1880, il met l’accent sur l’hygiène et la salubrité. Le Palais du commerce, place de la République, apparaît comme l’oeuvre majeure de son activité prolifique.

     « C’était une intelligence hors pair, un caractère de la plus grande loyauté ; dévoué à ses amis, il était sans pitié pour ceux qui le trompaient1 ». Cet extrait des mémoires du secrétaire de mairie Edmond Vadot indique, en laissant deviner les oppositions qu’il a rencontrées, la grande admiration qu’il vouait à Edgar Le Bastard, personnage associé à l’enracinement de la République à Rennes, dont il est aussi le grand modernisateur au 19e siècle.

     Fils de négociant, Edgar Le Bastard est né le 21 janvier 1836 à Tinchebray (Orne). Au décès de son père, il s’installe à Rennes, la ville natale de sa mère, où il entame des études de droit. Après avoir travaillé un temps comme avoué, il prend ensuite la direction de la tannerie de son oncle avec son frère à partir de 1865 au 4 ruelle Saint-Martin. Cette entreprise prolifique qu’il va amplement développer lui permet de se constituer une grande fortune et un confortable réseau.
    Élu président de la Chambre de commerce, il prend part à toutes les décisions majeures sur le plan économique dans le département2. Sa position va lui permettre de se lancer en politique. Élu conseiller général du canton nord-est en 1877, il obtient la mairie de Rennes en 1880. Il échoue toutefois aux élections législatives et trouvera une aura nationale dans le fauteuil de sénateur de janvier 1879 à 1888. À cette époque, il possède le Petit Rennais, journal fondé en 1883, totalement acquis à ses idées progressistes. Au cours de ses mandats, Le Bastard se détache progressivement des républicains opportunistes et opte pour le radicalisme. Afin d’asseoir un plus large électorat, il s’ouvre aux ouvriers qui constitueront une partie indéfectible de son électorat en dépit de ses changements d’étiquette. En effet, président de la ligue des patriotes de Rennes, il espère ensuite trouver en la personne du général Boulanger (un Rennais de naissance) l’homme qui pourra appliquer les réformes sociales qui tardent à être mises en oeuvre dans le régime parlementaire. Les années 1880 sont alors marquées par de violents affrontements politiques avec les opportunistes, qui vont s’accroître lorsque Le Bastard adhère au boulangisme. Deux préfets à poigne sont nommés pour tenter de briser le commandeur de Rennes, sans y parvenir.

     Doté d’une forte personnalité, intelligent et énergique, il gère la mairie d’une main de fer et y développe le clientélisme. Il insuffle à Rennes un changement politique, moral et intellectuel, mais il va surtout engager un projet urbain dynamique dont les maîtres mots sont l’hygiène et la salubrité. Les conservateurs vont le qualifier d’« Haussmann rennais » en raison non seulement de l’ampleur des réalisations, mais aussi de leur coût important. Le Bastard a une vision de la cité sur le long terme. Il souhaite le développement du chemin de fer, essentiel selon lui pour l’activité économique, car le canal de l’Ille n’a pas été à la hauteur des espérances. Le Bastard ambitionne également faire de Rennes une capitale intellectuelle et artistique. Abonné au théâtre, il promeut les spectacles et intervient pour que l’école municipale des Beaux-arts acquière une dimension régionale en 1881.
    Militant des lois scolaires, il oeuvre dans le département pour une école gratuite et laïque qui mette en avant les valeurs républicaines. À Rennes, il propose dès 1880 la création de deux écoles de garçons et trois de filles et augmente la part du budget municipal alloué à l’enseignement primaire. Sous son mandat, l’École normale d’instituteurs rue de Saint-Malo (actuellement École supérieure du professorat et de l’éducation, anciennement IUFM) est agrandie et l’École normale d’institutrices boulevard de la Duchesse Anne est érigée (elle abrite aujourd’hui Sciences Po Rennes). En parallèle, il s’oppose aux écoles congrégationnistes, montrant son anticléricalisme. Il demeure toutefois tolérant puisqu’il n’empêche pas les processions.
    Dans les années 1880, la population augmente de manière significative à Rennes. En conséquence, le réseau urbain est réaménagé par la création, l’élargissement et le prolongement de nouvelles voies (rues de la Motte-Picquet et Saint-Hélier), places (Hoche), ou encore le développement de trottoirs et de caniveaux. Sous son mandat s’accroissent ou émergent les quartiers bourgeois de la Palestine-Sévigné, de la route de Paris, Laennec et Oberthur. À destination des ouvriers, il met en place une commission des logements insalubres en 1881 afin d’appliquer des mesures hygiénistes. La marge de manoeuvre de cette assemblée est toutefois trop faible pour pouvoir être efficace.

     Les travaux les plus significatifs de ses mandats se portent dans le domaine de la salubrité. Le premier est la concrétisation du projet de captation des eaux de la Minette et de Loisance, initiée par son prédécesseur Pierre Martin, qui prévoit la construction d’un immense aqueduc (42 km de canalisation sur 32 m de dénivelé) apportant l’eau jusqu’à Rennes. Le 14 juillet 1882, deux ans après l’instauration de la fête nationale, il inaugure l’adduction d’eau place de la Mairie en frappant un rocher artificiel d’où vient s’élever un jet d’eau, devant une foule réjouie3. Par ce geste symbolique, le maire veut montrer que l’eau ne sera plus une denrée rare et chère, puisque chaque personne pourra se servir à volonté aux 50 bornes-fontaines mises à disposition gratuitement dans les quartiers qui en ont le plus besoin. Deux réservoirs aménagés aux Gallets complètent le dispositif en 1880 et 1888.
    En parallèle, Le Bastard souhaite développer un important réseau d’égouts pour rejeter l’eau une fois consommée. Les rares égouts existant sont trop anciens, étroits et insuffisants : 27 km de réseau sont alors construits de 1881 à 1890. Son installation se heurte durement à de nombreux propriétaires qui s’insurgent contre l’obligation qui leur est faite de se raccorder au réseau. La Justice leur donnera tort.

     La partie la plus visible de son engagement est la construction de monuments, destinés à embellir la ville. Ainsi, le lycée de l’avenue de la gare (actuel Lycée Émile-Zola), de château est devenu palais en 1887. Près de lui, un autre palais pour les Sciences est terminé en 1888 et vient ponctuer la ligne des quais. Il abrite aujourd’hui la faculté dentaire, place Pasteur. Le Bastard hérite également d’un projet un peu encombrant auquel il n’est pas forcément favorable ; l’église Saint-Aubin, dont la construction est décidée en 1873 place Sainte- Anne. En dépit de ses réticences, il y voit sans doute une oeuvre d’embellissement et les travaux vont se poursuivre activement. Il met cependant plus d’ardeur dans le grand projet de Palais des Postes et Télégraphes au niveau de la cale du Pré botté, dont l’utilité n’est plus justifiée. Un premier projet est engagé en 1881 par l’architecte de la ville Jean-Baptiste Martenot, mais la première pierre ne sera posée qu’en 1886 après un accord conclu avec les Postes et Télégraphes qui s’y installent en 1890, un an avant l’école des Beaux-arts4. En dépit des nombreuses initiatives engagées pour faire aboutir rapidement le projet, l’édifice ne sera achevé qu’en 1929. Cette oeuvre éclectique apparaît comme le symbole de la politique de Le Bastard : hardie, mais aussi coûteuse car elle laisse les caisses municipales vides.
    En 1895, en hommage à la dimension de ce maire réformateur, une statue est élevée au-devant du Palais du commerce (autre nom du palais des Postes), son projet le plus majestueux. Elle regarde la place de la mairie où il a travaillé sans relâche jusqu’à y laisser sa santé. Edgar le Bastard s’éteint en cours de mandat, presque aveugle à 56 ans, le 28 juin 1892, laissant une ville plus assainie et transformée.