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Contributions
#20
Des prisonniers enfin à visage découvert
RÉSUMÉ > C’est l’histoire d’un combat que raconte ici Catherine Rechard. Celui de la liberté pour tout être humain de disposer de son image. Réalisatrice du très beau documentaire « Le Déménagement » sur le passage de la prison Jacques Cartier à celle de Vezin, elle s’est heurtée à la Direction de l’administration pénitentiaire qui n’autorisait la diffusion du film à la télévision qu’à la seule condition que les visages des détenus soient floutés. La justice a donné tort à l’administration.

Article 41 de la loi n°2009-1436 du 24/11/2009 pénitentiaire

     Les personnes détenues doivent consentir par écrit à la diffusion ou à l’utilisation de leur image ou de leur voix lorsque cette diffusion ou cette utilisation est de nature à permettre leur identification. L’administration pénitentiaire peut s’opposer à la diffusion ou à l’utilisation de l’image ou de la voix d’une personne condamnée, dès lors que cette diffusion ou cette utilisation est de nature à permettre son identification et que cette restriction s’avère nécessaire à la sauvegarde de l’ordre public, à la prévention des infractions, à la protection des droits des victimes ou de ceux des tiers ainsi qu’à la réinsertion de la personne concernée.
     Le film documentaire Le déménagement a été réalisé en 2010 autour du passage de la vieille maison d’arrêt de Rennes au nouveau centre pénitentiaire de Rennes-Vezin récemment construit. Produit par Candela Productions, ce film est issu d’un projet culturel en deux volets, dont le premier consistait en un atelier de programmation de films documentaires à l’intérieur même de la prison.

 

     Le projet est né des précédents travaux que j’avais réalisés en prison, dans ces établissements anciens où s’impose la question du lien entre modernisation des locaux et amélioration des conditions de détention. En réponse aux émois de l’opinion sur l’état des prisons françaises, les nouvelles constructions affichent des valeurs positives, au risque de réduire l’incarcération aux conditions matérielles. Elles donnent pour une avancée l’arrivée des douches en cellule, quand il s’agit en réalité d’un ajustement sur la vie au dehors.
     Les nouvelles constructions poursuivent – avec les moyens d’aujourd’hui – dans la voie des améliorations hygiénistes du 19e siècle qui plaçaient déjà l’encellulement individuel et l’amélioration du confort de la cellule au rang des préoccupations. Le «confort» des prisons neuves ne pallie en rien la souffrance de l’enfermement et nombreux sont les détenus qui affirment préférer les inconvénients d’un établissement vétuste aux contraintes d’un bâtiment neuf.

     Après un an et demi de démarches et d’échanges avec l’administration pénitentiaire, le projet a pu se mettre en place à la maison d’arrêt Jacques Cartier, dans le cadre de l’action culturelle en prison. Il a été encadré par une convention signée entre Candela Productions et le directeur de l’administration pénitentiaire, du type de celles qui accompagnent traditionnellement les projets culturels en prison. Ces conventions prévoient que les personnes qui interviennent dans le film doivent autoriser la diffusion de leur image et que le montage final sera soumis à autorisation de diffusion de la direction de l’administration pénitentiaire.
     L’atelier de programmation de films documentaires – premier volet du projet – s’est déroulé dans la maison d’arrêt plusieurs semaines avant le tournage.
     Son objectif était de susciter une réflexion sur l’architecture, de familiariser les participants au cinéma documentaire: sa fabrication, la particularité du regard du documentariste, l’implication des personnages. C’est dans cet esprit qu’il a été porté par Comptoir du doc à l’initiative d’Ariel Nathan1 et animé par la réalisatrice rennaise Bénédicte Pagnot.
     Cette sensibilisation au cinéma documentaire a joué un rôle déterminant sur la façon dont le tournage a été accueilli dans l’établissement et la façon de se comporter des personnes face à la caméra. Quatre des participants à l’atelier ont ainsi participé au tournage du film documentaire qui a suivi.

     Le tournage s’est déroulé sur deux périodes: en février/ mars à la maison d’arrêt Jacques Cartier et en juin/juillet au centre pénitentiaire de Rennes-Vezin, en lien avec le direction de l’établissement, avec une grande liberté d’accès aux lieux et aux personnes.
     Les détenus qui s’expriment dans le film ont fait le choix d’apparaître à visage découvert, sensibles à l’ambition du film de tisser entre la prison et l’extérieur, un lien qui conduise les spectateurs vers une perception plus sensible et éclairée de la prison.
     Convaincus de l’opportunité d’offrir à leurs concitoyens une autre image des prisonniers, loin de celle habituellement relayée par les médias, ils ont pris le temps de la réflexion, avant d’apporter un « consentement éclairé » et d’autoriser par écrit, la diffusion de leur image y compris à la télévision.

     En accord avec les termes de la convention, à l’issue de ce travail nous avons adressé une demande d’autorisation de diffusion à la Direction de l’administration pénitentiaire. L’autorisation qui nous est parvenue en réponse, exigeait le floutage des visages des détenus pour les diffusions télévisuelles, ce qui revenait à empêcher la diffusion télé.
     La gestion de l’image des personnes détenues a toujours constitué une question sensible pour la direction de l’administration pénitentiaire qui lui a apporté des réponses plus ou moins strictes selon les époques. Trois ans auparavant, mon précédent film documentaire Une prison dans la ville, réalisé à la maison d’arrêt de Cherbourg dans les mêmes conditions, avait obtenu de la DAP, l’autorisation de diffusion demandée.

     Face à la détermination de l’administration pénitentiaire et du précédent garde des Sceaux à empêcher la diffusion télévisuelle de ce film, nous avons été particulièrement soutenus et épaulés par la Scam (Société civile des auteurs multimédias), par des collectifs et associations régulièrement confrontés aux abus de pouvoir de l’administration pénitentiaire. Des associations qui militent pour les droits des détenus, des professionnels de l’image (documentaristes, producteurs, journalistes2) rejoints par des parlementaires ont participé à nos côtés à une réflexion sur la question du respect du droit à l’image en prison et demandé la diffusion du déménagement.
     Plusieurs parlementaires ont interpellé le garde des Sceaux – à l’époque Michel Mercier – au sujet du droit à l’image des personnes détenues, sans jamais obtenir de réponse motivée. Les nombreuses projections publiques et rencontres qui ont eu lieu – notamment en Bretagne – ont contribué à poser publiquement le débat. Le site Internet du film : www.ledemenagement-lefilm.coma rapidement relayé une lettre ouverte demandant la diffusion du film et le respect du droit à l’image des détenus. Elle a recueilli les soutiens de personnes de tous horizons, concernées par les questions judiciaires, sociales ou culturelles. Le site continue de donner des informations sur le sujet.
     Toutes nos tentatives de recours amiables étant restées vaines, nous avons fait appel à Etienne Noël, avocat spécialiste du droit pénitentiaire qui a déposé un recours en excès de pouvoir au Tribunal administratif de Paris.
     Mettant en évidence une interprétation abusive de l’article 41 de la loi pénitentiaire par l’administration, il a fait valoir à la fois le droit des détenus à montrer leur visage s’ils le souhaitent et celui des réalisateurs qui travaillent en prison de pouvoir respecter la volonté des personnes qu’ils filment.

     Le 13 juillet dernier, le Tribunal administratif de Paris a annulé la demande de la DAP, que soient floutés les visages des détenus pour la diffusion télé du déménagement. Le tribunal confirme ainsi que l’on ne peut arbitrairement ôter aux détenus le droit disposer de leur image. Une décision qui réaffirme que les personnes détenues sont des sujets de droit et que se substituer ainsi à leur volonté constitue un abus de pouvoir.
     Pour autant, malgré ce jugement, l’accès du public aux visages des personnes détenues ne sera pas facilité, la première des difficultés restant pour les auteurs, artistes, journalistes d’obtenir accès aux établissements pénitentiaires et aux personnes. La DAP continue de délivrer – pour les reportages, comme pour les films documentaires – des autorisations de tournage soumises à l’engagement de rendre les détenus anonymes, en dépit de leur volonté.
     L’administration pénitentiaire entend faire passer pour le droit, ce règlement interne qui déresponsabilise et infantilise les prisonniers. Pour le contrôleur général des lieux de privation de liberté Jean-Marie Delarue qui avait interpellé le Csa sur ce sujet : « pouvoir exercer son droit à l’image, c’est reprendre possession de soi et quelque part, participer à un premier acte de réinsertion. »

Des individus pensants, dotés d’un visage

     Les détenus disparaissent totalement aux yeux de la société durant le temps de leur incarcération, doublement absents de la conscience des citoyens, à la fois dissimulés derrière les murs et privés d’image à l’extérieur. Cette dissimulation entretient les fantasmes liés à l’univers carcéral : monde clos, peuplé d’êtres inquiétants. Car à quoi peut ressembler le visage de ceux qui sont maintenus hors de nos regards, ceux sur lesquels prospèrent les fantasmes sécuritaires ?
     Le déménagement atteste au contraire que les prisonniers derrière les murs, ne sont pas les monstres que l’on veut nous laisser imaginer, mais des individus pensants, dotés d’un visage et qui nous ressemblent trait pour trait.
     Voir les visages de ces condamnés – tellement semblables aux nôtres – rend plus floue la frontière entre la prétendue normalité du spectateur et la supposée anormalité du délinquant.

     Un projet de film documentaire est né de ces mésaventures qui illustrent la façon dont est traitée en France la question de la représentation des personnes détenues – ou plutôt de leur « non-représentation » – dans la société. Il tentera de cerner les enjeux de cette obligation d’anonymat et ses conséquences à long terme.
     Ce sont des questions qui ramènent immanquablement à la problématique de la sortie de prison. Car, réussite ou échec, ce qui se joue à la sortie est intimement lié au regard que porte la société sur les personnes qui sortent de prison, rendant la libération quelque fois aussi difficile que l’arrivée en prison.