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Dossier
#26
Comment encourager l’engagement dans les quartiers ?
RÉSUMÉ > Confrontée au quotidien dans les quartiers à la montée du désintérêt pour la politique, l’Association rennaise des centres sociaux vient de lancer un programme dans la durée pour relancer la participation citoyenne des habitants. Sans démagogie ni angélisme. Un enjeu essentiel qui interroge le « vivre ensemble » dans un contexte difficile.

     La scène se déroule en mars 2012. Venu au siège de l’Association rennaise des centres sociaux (ARCS) pour faire des photocopies dans le cadre de ses demandes d’aides financières, un homme en colère s’indigne. Au chômage depuis plusieurs années, il n’a plus les moyens de payer les soins dentaires de sa fille. « Madame, je suis désolé de vous le dire, je sais que c’est pas bien, mais je vais voter Marine, moi ! Je n’ai plus rien à perdre. S’il n’y plus que ça à faire pour que les choses changent, eh bien, je le ferai ! ». Que faire de cette indignation ?
    Quelques semaines plus tard, à l’occasion du pot de l’assemblée générale de l’Association, un petit groupe d’habitants des quartiers rennais échange autour d’un verre à l’écart des salariés et des bénévoles depuis longtemps investis dans les centres sociaux. On surprend des bribes de conversation. « De toute façon, moi je n’irai pas voter. Tout ça c’est du bla-bla.», lâche l’un d’eux. « Les politiques, ils ne peuvent rien pour nous. Ils ne font aucune proposition concrète, alors que les problèmes s’accumulent. Notre société ne tourne pas rond », ajoute un autre. Que faire de cette résignation ?
    Comment les plus pauvres et les plus isolés, habitants des quartiers rennais, dont nous accompagnons les parcours et la vie quotidienne au sein des centres sociaux, peuvent-ils avoir des chances de participer au gouvernement de la cité ? Le sentiment d’en être exclu favorise le désintérêt politique, voire le rejet de l’autre. Y contribuer redonne de la valeur au vécu de chacun et développe la capacité d’agir sur ses conditions de vie.
    C’est pourquoi l’Association Rennaise des Centres Sociaux (ARCS) s’engage à réaliser, dans son propre fonctionnement, ce qu’il faudrait vivre dans la grande association que constitue notre société. Nous avons une carte à jouer pour ne pas réduire la liberté de parole et de débat à un vote épisodique. Nous devons construire ensemble ces formes de démocratie quotidienne, car le modèle associatif traditionnel n’est pas exempt de défauts. Il s’appuie encore sur les bases d’un fonctionnement démocratique d’hier, et aujourd’hui remis en question.

     L’élection « présidentielle », au sein de notre petite association, comme à l’échelle de la République, a toujours attribué le pouvoir à celui qui doit savoir, à une personne « qualifiée », plus rarement à celles et ceux qui cherchent à comprendre, issus directement du terrain. C’est pourquoi, une co-présidence est en cours d’expérimentation au sein de l’ARCS. Elle se compose d’un administrateur issu du collège d’habitants accompagné et investi dans le Centre Social de Cleunay, d’une ancienne administratrice issue du collège d’habitants du Centre Social de Villejean et aujourd’hui reconnue comme membre « qualifiée » pour son parcours d’engagement, et d’un membre « qualifié » en lien avec son parcours professionnel et ses compétences dans le domaine de la communication et du travail en réseau.
    Cette nouvelle façon de faire vise à favoriser l’accès aux espaces de pouvoir de celles et ceux qui en sont habituellement les plus éloignés. Elle remet en cause l’une des premières formes de reconnaissance des hiérarchies dans notre société : celle du diplôme. « Nous estimons qu’il n’y a pas un savoir. Chaque adulte est porteur, par son expérience et son histoire, de connaissances, de compétences et de savoir-faire»1. Fait notable, les professionnels des centres sociaux accompagnent des personnes qui, demain, pourront assumer la fonction de leur employeur, car les administrateurs de l’ARCS, habitants des quartiers, recrutent les salariés. La majorité des membres du jury de recrutement de la Direction Générale était des administrateurs issus du collège d’habitants, et non pas le Directeur de la CAF ou le Directeur Général des Services de la Ville.

     Au sein de l’ARCS, et depuis sa création il y a dix ans, on ne désigne pas un chef qui décide et pour longtemps, mais des « porte-paroles » ayant des mandats limités à 3 ans et non renouvelables au-delà de 9 ans. Censés être à l’écoute et relayer la diversité des points de vue, c’est un défi permanent pour chacun. Comment ne pas reproduire le modèle « pyramidal », s’enfermer dans le statut de « l’élu » qui recherche son pouvoir ? Car il peut aussi s’agir de cela : accéder au pouvoir, quand on n’en a que trop rarement eu et au sein d’une organisation démocratique traditionnelle, peut s’avérer périlleux. Rien n’est parfait, d’où l’intérêt d’expérimenter des systèmes mixtes où l’on conserve ce qui fonctionne et où l’on modifie, à petits pas, ce qui ne convient pas. On comprend bien que les élus de la Ville de Rennes et les représentants de la CAF revoient leur participation au Conseil d’Administration des associations, au bénéfice de leur autonomie.
    On comprend aussi que les élus ne souhaitent pas limiter leurs échanges à la seule négociation des enveloppes budgétaires, qui pourrait réduire les associations à des prestataires de services. Mais comment établir un dialogue régulier entre habitants élus associatifs et élus locaux ? Comment créer une alliance d’action, sans qu’on puisse reprocher une affiliation partisane ? Les habitants, administrateurs de l’ARCS, sont de plus en plus impliqués dans les Comités de Pilotage des projets et des équipements publics, notamment au niveau des Espaces Sociaux Communs2. Il s’agit pour les représentants d’habitants de l’ARCS d’être reconnus au sein des espaces de négociation et de confrontation des orientations politiques.

La place de ceux qui n’en n’ont pas

     Un même constat revient sans cesse : l’absence des « premiers concernés » dans les espaces de décision. Personne – ou si peu ! – … d’origine étrangère, en situation d’isolement, de fragilité psychologique, en situation d’illettrisme, de handicap physique, de parent en situation de monoparentalité, etc. On touche ici à l’origine de l’Association, créée en 2003 sous l’impulsion de la Caisse d’Allocations Familiales et de la Ville de Rennes : la place des habitants « concernés » dans la construction des projets sociaux et la gouvernance de l’Association3 … et au-delà. Nombreuses sont les initiatives pour aller au plus près de celles et ceux que l’on ne connaît pas (café-facteur, animation de squares, intervention en pied d’immeuble, etc.), pour faciliter l’accès aux espaces d’échanges (mode de garde proposé aux parents durant les collectifs d’animation, les conseils d’administration, documents traduits en langues étrangères, formations et échanges de savoirs pour accompagner la prise de responsabilité, etc.). Mais il nous faut encore aller plus loin.

     L’action des centres sociaux vise à développer des qualités d’empathie et de coopération entre bénévoles et salariés. La parole des habitants est à considérer comme étant aussi légitime que celle des professionnels. Chacun étant invité à traduire son savoir et à éviter le recours au jargon et aux concepts protecteurs. L’année qui vient sera l’occasion de concrétiser nos dernières prises de position : « Mettre en oeuvre les moyens permettant à l’habitant, s’il le souhaite, d’exercer son rôle de citoyen, de prendre part au débat citoyen en ayant tous les éléments de connaissance nécessaires. » Il ne s’agit pas de reconnaître une validité systématique de la parole de l’habitant, mais de développer la capacité d’analyse de leur vécu. Il faut rechercher ensemble «les éléments de décodage »4 de notre société.
    Comment s’emparer et ne pas laisser filer les divergences qui s’expriment, les colères qui éclatent au sein de nos structures et en dehors, avant qu’elles ne se transforment en violences irréparables et stigmatisantes : quand les uns expriment « qu’il n’y en a que pour les étrangers dans les centres sociaux » et que les autres prônent l’accueil de tous et la lutte contre les discriminations. Quand on développe des actions de parentalité exclusivement réservées « aux mamans » et que l’on convoque dans le même temps les pères « au tribunal des parents ». Des débats s’ouvrent à l’occasion de l’occupation d’un centre social par une association de défense du droit au logement pour tous, ou la fermeture d’une boucherie traditionnelle dans un centre commercial de proximité et la reprise par une boucherie hallal….

     Beaucoup de choses se jouent en dehors des espaces institués. Plus l’espace d’échange est formalisé, moins les habitants sont nombreux à l’investir et à s’exprimer. Les moments de convivialité sont en ce sens déterminants. Ils permettent de réduire les logiques hiérarchiques et d’instaurer un mode d’échange plus égalitaire, plus simple. Mais ne soyons pas idéalistes au point de penser que tout pourrait se résoudre autour d’un café !
    Il faut que nous arrivions à faire émerger les revendications et leur contradiction. À assumer l’organisation de débats « les pieds dans le plat ». Non pas pour renforcer la morosité ambiante ou les phénomènes de rejet et d’exclusion, mais pour encourager la volonté d’agir ici et maintenant, et sans attendre les résultats d’un prochain scrutin. Dans quelques mois, un retour sur expérience sera nécessaire pour mesurer le chemin parcouru et vérifier la concrétisation de nos intentions. Nous en reparlons dans un prochain numéro de Place Publique Rennes.