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Entretien
#38
RÉSUMÉ > La lumière occupe une place particulière dans la ville. À Rennes, Benoît Quéro et sa société Spectaculaires, Allumeurs d’images, réalisent les projections monumentales place de la Mairie ou sur la façade du Parlement. Alors que 2015 a été décrétée « année de la lumière » par les Nations Unies, Benoît Quéro revient sur un parcours de près de trente ans, sur ses projets et ses envies, ici et ailleurs. Il milite pour un usage raisonné de la lumière en ville, qui ménage aussi des parts d’ombres assumées.

PLACE PUBLIQUE : Les Rennais connaissent votre société, « Spectaculaires, Allumeurs d’images », à travers les mises en lumière monumentales réalisées sur de grands édifices publics de la ville. Vous nous donnez rendez-vous cette année encore place de la Mairie pour les fêtes de fin d’année ?
BENOÎT QUÉRO :
Bien sûr ! Nous avons remporté il y a un an un appel d’offres pour assurer cette programmation pour quatre ans, jusqu’en 2017. Nous avons baptisé ce programme « Les ateliers du rêve ». L’année dernière, nous sommes allés à la recherche du E perdu. Cette année, nous inventons un nouvel atelier qui va faire un clin d’œil aux débats de fin d’année sur le climat et l’énergie. Notre fusée de Noël va arriver à Rennes à différentes époques et différents climats, dans le passé et le futur.

Il y a un message politique subliminal, derrière tout cela ?
Non pas du tout, plutôt un message citoyen. Nous restons légers, mais pas superficiels. Chacun pourra prolonger la réflexion, selon sa culture et son humeur. Nous gardons la base de notre support narratif pour nourrir le scénario proposé. Les images et la musique, elles, parlent davantage à l’émotion. C’est un peu comme si Rennes était un grand magasin – c’est presque le cas en cette période de l’année ! – et que les habitants venaient découvrir la vitrine sur l’Hôtel de ville, comme les touristes qui viennent admirer les vitrines des Galeries Lafayette sur les grands boulevards parisiens ! Nous jouons une partition différente de celle du clip ou des images promotionnelles que l’on voit partout, en adoptant un rythme plus lent. Pour nous, l’Hôtel de ville, c’est une architecture singulière, emblématique et qui qualifie la cité. Ce nouvel art de la scénographie à base d’images monumentales ne se sert pas de l’architecture comme un écran. Au contraire, il va bien au-delà des murs, pour offrir de l’imaginaire au-delà des apparences.

Il y a eu également cet été le spectacle « Lumières » projeté sur les façades de la place du Parlement, jugé par certains un peu trop bavard. Les images et la musique ne suffisaient pas à la démonstration ?
J’ai entendu ce reproche. Ces projets sont montés rapidement, et nous manquons parfois de recul. Toutefois, c’est intéressant d’avoir un lancement au spectacle, et d’incarner le propos à travers une histoire. Nous avons fait un clin d’œil à l’année internationale de la lumière et à Rennes, ville de congrès, en imaginant un colloque scientifique sur ce thème au Parlement ! Certains spectateurs, et notamment des étrangers, ont même cru un instant qu’il s’agissait d’une retransmission réelle ! Cela a créé en démarrage une sorte d’incrédulité assez étonnante, qui a permis d’emmener le spectateur en voyage. Cela étant dit, il faut entendre les critiques, tout est une question de dosage 

N’est-ce pas non plus un frein que d’avoir beaucoup de textes en français lorsqu’on vise un public international ?
Pour corriger cela, je répondrai que le langage de l’image, de la musique et du son est universel ! Nous avons dépassé les 100 000 spectateurs/visiteurs durant l’été, et parmi eux de nombreux touristes étrangers. Il faut en tenir compte. Dans ce domaine linguistique, le summum de la complexité, c’est la Suisse ! Il faut tenir compte des quatre langues officielles, c’est un délicat exercice d’équilibre qui alourdit le processus créatif. Parfois d’ailleurs, ce qui est exprimé par les mots n’est pas le plus important. C’est la tonalité, presque la musique des phrases, qui est retenue et moins le sens littéral du propos. Certains spectateurs oublient d’ailleurs ce dernier, car leur cerveau recompose les images à leur rythme.

Tout le monde ne voit donc pas la même chose ?
Exactement ! Nous le vérifions notamment lorsque nous présentons le spectacle sur un écran d’ordinateur à nos commanditaires. Ceux qui découvrent notre travail trouvent souvent que le rythme est très lent, ce qui peut faire peur. Mais c’est voulu, car le cerveau du spectateur recompose l’image dans toutes ses dimensions lors de la projection sur la place publique. Il n’est pas possible de capter l’intégralité de la proposition. On est alors presque dans le domaine de l’illusion d’optique. Il peut également y avoir un dialogue entre l’image et le son, le cerveau donnant parfois la priorité à l’image, par rapport à la musique. C’est alors que les propos parlés ne seront pas reçus de la même manière par tous les spectateurs. Vous savez, il s’agit d’un spectacle technologique, où les artistes ne sont pas présents durant la représentation, ils sont intervenus en amont. Mais c’est assez formidable de constater qu’à la fin, le public applaudit des machines.

C’est l’expression d’une émotion partagée !
Sans doute, et c’est aussi tout l’intérêt de ces rassemblements sur l’espace public : ils permettent à un public très mélangé, d’ici et d’ailleurs, de redécouvrir ensemble un espace au cœur de la ville. Chez Spectaculaires, nous sommes des amoureux de l’architecture, attentifs aux détails. Les projections monumentales fournissent également l’occasion de redécouvrir tel ornement de façade que l’on croyait connaître et que l’on regarde, ensuite, d’un autre œil.

La dimension artistique se double donc de compétences techniques pointues ?
C’est notre singularité. Nous réunissons une vingtaine de métiers différents, des scénaristes, des comédiens, des musiciens compositeurs ou interprètes, des concepteurs graphiques, des spécialistes de l’animation, de la 3D… Et puis, en parallèle, on trouve chez nous des compétences reconnues en matière d’ingénierie de projection d’images, de diffusion. Sans oublier une dimension nouvelle et essentielle : la maîtrise des réseaux, qui permet aux différents matériels de dialoguer ensemble et d’être parfaitement synchronisés. Nos tourelles de projection abritent de vraies usines à gaz, fragiles et complexes. Cela nécessite une vigilance et des compétences particulières. Nous maîtrisons également le montage et l’installation de ces matériels sur l’espace public. L’une des singularités de l’entreprise, c’est de maîtriser toute la chaîne, de la création à la technique, en passant par l’installation. Nous offrons une prestation globale, avec notre propre parc de machines, que nous connaissons et entretenons en permanence. Chaque année, il s’enrichit de nouvelles technologies, grâce à une veille permanente et à une équipe pointue et passionnée.

Spectaculaires va bientôt fêter ses 30 ans, en 2017. Au départ, pourtant, vous avez dû convaincre pour exister. Effectivement ! C’est de ce point de vue une aventure extra-ordinaire, au sens premier du terme, que d’avoir créé une entreprise autour de la lumière. Aujourd’hui, nous avons coutume de dire en souriant que nos zones d’allumage sont la Bretagne, la France et le monde ! Mais ce n’est pas complètement faux. Début septembre, nous étions à Moscou pour préparer un projet qui devrait se concrétiser en 2016. L’année prochaine, nous serons sans doute également présents aux États-Unis ! Cette année, nous étions aussi à Kiev, ce furent des moments particulièrement émouvants. Nous sommes amenés à fréquenter des lieux et des gens exceptionnels. Ces rencontres nous nourrissent !

Que représente aujourd’hui cette dimension internationale ?
Elle est croissante. Elle atteint près de 30 % du chiffre d’affaires cette année, contre seulement 1 % en 2009 ! Au départ, cette dimension internationale n’était pas du tout imaginée. Nous avançons prudemment, en essayant de conjuguer humilité et ambition. Nous avons bénéficié de l’émergence des projets culturels dans les années 80 et 90. Nous avons accompagné le mouvement des villes qui ont pris conscience qu’elles avaient un patrimoine valorisable, par la mise en lumière. Celle-ci est devenue politiquement payante. Et l’évolution technologique a, dans le même temps, rendu ces réalisations plus acceptables sur un plan économique et environnemental. Ainsi, nos consommations électriques liées à la lumière dans nos spectacles ont été divisées par dix, grâce aux nouvelles techniques, comme les ampoules Led, par exemple.

Du coup, n’y a-t-il pas un risque de banalisation de ces mises en lumière urbaines ?
Trop de lumière tue la lumière. Personnellement, je trouve que nos cités sont trop éclairées, et donc, on ne voit plus rien ! Ce n’est pas le cas dans d’autres pays. En Europe du Nord, par exemple, on prend le parti de ne pas tout éclairer dans les villes. Je défends l’idée que l’ombre participe de la lumière, elles sont même indissociables. Attention à ne pas technocratiser la lumière !

Où en est-on de cet usage de la lumière en ville ?
C’est un sujet auquel je suis très sensible. En parallèle de Spectaculaires, j’ai créé en 1994 une seconde société, Parcours Lumière, qui a pour objet la conception lumière à caractère pérenne pour le patrimoine et la ville. Ce sont deux structures distinctes, car les discours ne sont pas identiques entre le spectacle éphémère et la réalisation permanente. Je vais répondre à votre question avec cette casquette de concepteur lumière. Nous faisons des propositions en vue de tendre vers une lumière plus organique que technocratique.

Que voulez-vous dire par là ?
Il s’agit d’une « matière lumière » qui peut aller jusqu’à l’ombre ! Elle permet de sentir la matière, en distinguant le végétal du minéral, par exemple. Le concepteur lumière doit chercher à amener un regard à hauteur d’homme. Nous réalisons un certain nombre de projets en ce sens. À Rennes, par exemple, nous avons réalisé la mise en lumière du siège social du groupe Kermarrec, rue de Châteaugiron. Nous intervenons également sur la lecture des inscriptions sur des monuments mégalithiques dans le Morbihan, pour révéler ce qui ne se voit pas spontanément. L’éclairage, c’est parfait pour un stade de foot, mais pour le patrimoine, il s’agit plutôt d’une mise en lumière, sans tout éclairer, pour capter les éléments d’intérêt. Physiquement, la lumière c’est la vie ! Mais c’est aussi une formidable puissance d’invitation. Si la lumière est bien pensée, on peut imaginer que la ville puisse se vivre en termes d’envie. En plaçant la lumière en covisibilité d’un point à un autre, on peut imaginer créer un parcours qui donne envie de cheminer entre deux quartiers. Il faut pour cela, avoir un certain regard.

Cela s’apprend ?
Je ne sais pas. Je me place personnellement dans la grande famille des artisans. Ce qui est formidable dans notre métier, c’est qu’il faut observer en permanence le monde qui nous entoure : cela touche à l’architecture, à la sociologie, à la psychologie, aux technologies… À ce propos, nous menons au sein de Spectaculaires un projet de recherche rennais avec Thomson Video Networks, Artefacto, Mines Telecom, l’ESC Rennes, Destination Rennes et l’École des beaux-arts autour d’une recherche de performances sur la ultra haute définition (Ultra HD), qui devrait permettre de repousser certaines limites technologiques.

Puisque le rêve n’est jamais loin dans cette aventure, quels sont vos projets à plus long terme ?
Chaque moment présent est un défi. Nous ne sommes pas des industriels. Nous avons du mal à standardiser notre approche. Dans ce monde du lux(e), nous formulons des propositions personnalisées, sur-mesure, en fonction du lieu, de l’entreprise ou de la ville, et de l’avancement de notre propre art. Il y a une sorte de mécanique interne et d’émulation qui nous incite à nous renouveler en permanence, en embauchant au moins une personne par an, sans compter les talents qui nous rejoignent sur des projets ponctuels, avec de nouvelles compétences. Il est donc difficile de tracer un plan de marche. Nous sommes davantage dans une captation des endroits du monde, que dans des tableaux prospectifs que nous serions de toute façon bien incapables de respecter !

Comment se répartit votre activité, entre commande publique et acteurs privés ?
Notre capacité de production n’est pas infinie. Nous avons donc imaginé de développer, aux côtés de notre offre patrimoniale qui relève plutôt de la commande publique, une gamme événementielle, davantage destinée au privé. Ces deux propositions se complètent bien sur le plan calendaire. L’événementiel n’est pas non plus dans le même format que la commande publique patrimoniale. Ce sont en général des projets plus courts dans le temps, mais qui nous permettent d’exprimer notre créativité, issue de la recherche générale de l’entreprise. Nous pouvons être appelés à mettre en scène des congrès, des rassemblements d’entreprise, en France ou à l’international. C’est une manière de mettre en lumière des valeurs d’entreprises, en générant une fierté et un sentiment d’appartenance. À chaque fois, nous sommes dans un positionnement sur-mesure, qualitatif, dans le respect du client partenaire.

Cela suppose des investissements importants !
Oui, chaque année, nous investissons plus d’un million d’euros en matériel, sur un chiffre d’affaires de 5 millions, soit 20 %, ce qui très important. Cela prouve qu’on croie à l’avenir.

2015 a été décrétée « année internationale de la lumière » par les Nations Unies. Comment avez-vous joué cette carte ?
Il y a eu au cours des derniers mois de nombreuses initiatives, pas forcément très médiatisées. Cela nous a notamment permis de nous rapprocher du monde scientifique et c’est un vrai bonheur intellectuel ! Le spectacle Lumières place du Parlement, cet été, s’est fait pour une part en complicité avec l’Université Rennes 1 et l’Insa, notamment. Nous avons eu des échanges passionnants sur l’histoire de la lumière, de Platon à Newton en passant par le scientifique arabe Alhazen ! Cela nous a amenés à parler philosophie, en sortant du cadre…

C’était une première pour votre équipe ?
Non, cette réalisation est venue prolonger une expérience très riche que nous avons vécue en novembre 2014 à Genève avec l’Université et la fondation Wright, qui organise un colloque scientifique tous les deux ans. Nous avons fait un spectacle sur la façade du plus vieux bâtiment de l’Université de Genève, sur le thème du soleil, en partenariat avec un spécialiste des exoplanètes. Il y avait là quatre prix Nobel, et nous étions le cinquième intervenant, avec une interprétation très différente du sujet. Le rapprochement entre l’art et la science est vraiment porteur. Dans ce domaine, Rennes présente de réels atouts, car c’est une ville de savoir et de science. Nous aimerions prolonger ce dialogue autour de différents thèmes.

À quoi pensez-vous, concrètement ?
Prenez le thème de la grande vitesse, avec l’arrivée de la LGV à Rennes en 2017. Ce grand projet d’aménagement croise l’idée de la ville, du temps. Mais on peut aussi s’intéresser à la thématique de la pluie et du climat. Rennes a sans doute une carte à jouer en créant une proposition académique qui soit gouleyante ! Sortons les chercheurs de leurs laboratoires, et créons avec eux pour investir l’espace urbain ! Il manque un brin de folie à Rennes, y compris au niveau de la lumière. Il faut oser !

L’arrivée des grands équipements, l’aménagement des nouveaux quartiers offrent de belles opportunités de mise en lumière différenciante…
C’est ce que j’espère ! Mais j’ai peur que dans certains quartiers, nous soyons dans un exercice de rationalisation qui n’autorise pas la fantaisie urbaine. Nous avons des propositions à faire : la nouvelle promenade du Mail et les bords de la Vilaine, par exemple, sont des terrains de jeu intéressants. Il y a aussi le futur Centre des Congrès au couvent des Jacobins, qui sera un formidable outil de développement, en offrant l’expression de la créativité rennaise aux visiteurs. Rennes sera-t-elle capable de donner envie, notamment par sa mise en lumière ? On le sait bien : si vous êtes perdu, dans une ville, face à deux maisons, l’une éclairée, l’autre éteinte, vous vous dirigez spontanément vers celle qui brille dans la nuit. Tout est dit !