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Histoire & Patrimoine
#17
2 août 1899 :
la naissance
de L’Ouest-Éclair
RÉSUMÉ > Nous poursuivons notre rubrique « histoire d’un lieu», « histoire d’un jour ». Après la naissance du Mail à la fin du 17e siècle (Place Publique n°16), nous voici deux cents ans plus tard à la toute fin du 19e siècle. Nous sommes, le 2 août 1899 quand paraît à Rennes le premier numéro du journal L’Ouest Éclair. Un petit journal promis à un grand avenir.

     C’est le 2 août 1899 que paraît, à Rennes, le premier numéro de L’Ouest-Éclair, journal quotidien d’information, destiné par son succès à bouleverser le paysage de la presse bretonne dans la première moitié du XXe siècle et dont Ouest-France est aujourd’hui l’héritier. Cette création est l’œuvre d’Emmanuel Desgrées du Loû, son directeur, ancien commissaire de la marine, alors avocat brestois, et de deux prêtres, les abbés démocrates Félix Trochu et Alexis Crublet, qui se sont déjà illustrés dans la publication de petits journaux en Ille-et-Vilaine. Ces trois hommes partagent une même conviction sociale, forgée dans la lecture enthousiaste de l’encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII publiée quelques années auparavant en 1891. Ils partagent également le sentiment que la presse est le vecteur d’information le plus adéquat pour faire passer leurs idéaux dans le public le plus vaste. La modernité technique est désormais clairement perçue comme l’adjuvant indispensable d’un engagement politique qui désire en premier lieu s’adresser au peuple.

     Domicilié dans un immeuble situé au 4, rue de la Chalotais, le journal est la propriété de la « Presse Régionale de l’Ouest », société en commandite par actions, fondée le 29 juin 1899, au sein de laquelle on trouve, à côté de quelques actionnaires importants appartenant à la bourgeoisie catholique rennaise comme le négociant Émile Cary ou le professeur à la Faculté de droit Charles Bodin, plus d’une centaine de prêtres de toute la région, petits porteurs dont la participation financière modeste témoigne de leur communion d’esprit avec les initiateurs du journal. Imprimé sur 4 pages et six colonnes séparées par un simple filet noir dans le format standard des « petits journaux » de l’époque, L’Ouest-Éclair n’innove guère dans sa présentation.
     L’adresse À nos lecteurs indique cependant les intentions des rédacteurs du journal qui, afin d’assurer le succès de l’entreprise, cherchent à le placer en concurrence avec la presse parisienne. Les correspondants parisiens du journal doivent ainsi permettre, par le contact télégraphique et téléphonique avec les bureaux de Rennes la diffusion de nouvelles plus fraiches que la presse parisienne obligée de boucler plus tôt dans la journée. Face à la concurrence nationale et locale, L’Ouest-Éclair entend jouer la carte de l’information rapide. Un réseau, alors embryonnaire, de correspondants dans la région vient compléter ce dispositif journalistique encore balbutiant. Les ambitions affichées ne doivent pas masquer, en effet, la relative pauvreté des moyens mis en oeuvre.

     Modeste journal tiré à 1 800 exemplaires, L’Ouest-Éclair relève plus d’un engagement militant que de l’entreprise de presse qu’il affirme être et sa diffusion va rester un temps confinée à Rennes et ses environs. Néanmoins, la préoccupation entrepreneuriale est bien présente et elle va s’amplifier par la suite, sous la houlette de l’homme d’affaire avisé qu’est l’abbé Trochu. La volonté des dirigeants de L’Ouest-Éclair de le décrire, au moins dans sa manchette, comme un journal quotidien d’information sans affichage politique ou religieux ostentatoire témoigne, sans aucun doute, d’une volonté de toucher le plus grand nombre, pour des raisons politiques comme économiques. Cela n’empêche pas la une du journal d’exprimer clairement, sous la rubrique Notre programme, les convictions politiques de son directeur à un moment de forte conflictualité dans le pays.

     Publié alors que va s’ouvrir à Rennes le procès en révision du capitaine Dreyfus et qu’en conséquence la ville est l’objet d’une attention nationale et internationale, ce premier numéro s’inscrit, en effet, dans une lourde actualité politique qui, jointe à la déclaration programmatique étalée à la une, permet de percevoir le profil politique que le journal désire présenter à l’occasion de sa première parution.
     La France est alors traversée par de vives tensions politiques consécutives à l’Affaire Dreyfus et à l’exaltation nationaliste qui l’accompagne. La tentative de coup de force de Déroulède au mois de février à laquelle répond la constitution du gouvernement de « Défense républicaine » de Waldeck-Rousseau, au mois de juin, tissent le contexte d’un climat politiquement passionné dont on peut penser d’ailleurs qu’il n’est pas le meilleur moment pour affirmer le ralliement à la République qui anime les initiateurs du journal, conformément aux prescriptions données, en 1892, par Léon XIII dans sa fameuse encyclique Au milieu des sollicitudes.

     C’est bien, en effet, l’esprit du ralliement et du catholicisme social qui souffle dans ce premier numéro du journal, définissant L’Ouest-Éclair comme un organe de presse démocrate-chrétien. Emmanuel Desgrées du Loû y expose clairement ses convictions sociales, rappelant le devoir de justice et de générosité envers les plus déshérités pour résoudre une question sociale dont l’acuité n’a cessé de se manifester depuis le milieu du 19e siècle. Il s’agit en cela de s’opposer aux intérêts égoïstes, excités par l’esprit de classe, et ainsi de favoriser la concorde nationale et patriotique dont la France, dit-il, a tant besoin.
     Pour y arriver, le directeur de L’Ouest-Éclair souligne alors la nécessité de rejeter les discordes civiles et religieuses, provoquées par les politiciens au pouvoir, qui forcent les catholiques à dépenser leur énergie dans leur combat pour la liberté de conscience au lieu de se consacrer à faire la justice sur le terrain économique. Il y a donc un impératif vital, selon le directeur de L’OuestÉclair, à dépasser les antagonismes sur le terrain religieux qui paralysent le pays, notamment en Bretagne où le souvenir des affrontements entre les « bleus » et les « blancs », héritées de la période révolutionnaire, continuent de structurer la vie politique.

     L’enjeu est d’autant plus important que le destin de la France s’inscrit dans un contexte international lui aussi traversé de tensions et où, nous dit-il, « le partage du monde est ouvert ». La grandeur nationale impose donc à tous les Français et, en premier lieu, aux gouvernants l’esprit de concorde afin de préserver les intérêts de la France. Emmanuel Desgrées du Loû pourfend avec vigueur les dirigeants du pays qui, animés par leur « haine antireligieuse et sectaire », par leurs calculs purement politiciens, empêchent le pays de s’engager dans la voie de l’union morale et de l’apaisement indispensables à la réalisation de cet objectif. Dans cette charge contre le sectarisme, dans la dénonciation de l’influence des Loges maçonniques accusées de vouloir répandre la guerre religieuse, dans cette assimilation sous-jacente entre l’intérêt national et l’intérêt catholique, on perçoit clairement l’appartenance politique du journal. Dans ce contexte particulièrement tendu, L’Ouest-Éclair affiche son hostilité à la majorité républicaine au pouvoir qui mène le pays « à la ruine et à la décadence ».

     Pour autant, on devine que les accusations à l’encontre de ceux qui minent le pays et le fragilisent face aux nations rivales ne s’appliquent pas exclusivement, quoique de manière privilégiée, aux républicains et francs-maçons alors au pouvoir. Dans le rejet du sectarisme « à quelque groupe qu’ils appartiennent et quel que soit le pavillon dont ils se couvrent », on devine à mots couverts, au regard surtout des tensions qui traversent alors le catholicisme français et notamment breton depuis le Ralliement, une allusion voilée aux milieux monarchistes qui, pour les dirigeants de L’Ouest-Éclair, conduisent les catholiques dans l’impasse. L’engagement démocrate chrétien qui fait la particularité de L’Ouest-Éclair dans le paysage politique breton se marque ici dans l’espérance d’une République capable d’apporter l’union et l’apaisement recherchés : « La République nationale étant enfin fondée, les Français se reconnaîtront, se ressaisiront et formeront face à l’étranger, la masse imposant et impénétrable qui s’appelle un pays fort ».

Réconcilier catholiques et républicains

     C’est à cette réconciliation entre les citoyens respectables des deux camps – catholique et républicain –, afin d’agir pour le bien de la Patrie, qu’entend oeuvrer, avec résolution, le nouveau journal dans un combat qui se jouera d’abord sur le terrain des idées. Un combat dont on devine aisément qu’il se mènera aussi sur le plan électoral car c’est bien du suffrage universel qu’Emmanuel Desgrées du Loû attend qu’il impose « de gré ou de force » l’union du pays à toutes les coteries qui s’y opposent.
     Dans un contexte politique fortement clivé et exacerbé autour de l’Affaire Dreyfus, L’Ouest-Éclair affiche ainsi une singularité qui va lui valoir bien des avanies auprès des milieux monarchistes, encore puissants dans la région, et de l’épiscopat breton qui les soutient ostensiblement. Fort d’un succès commercial qui, après certaines difficultés initiales, s’impose dans la première décennie du 20e siècle, le journal va peser de plus en plus fortement sur la scène politique régionale. Si les combats contre les milieux monarchistes vont caractériser une bonne part de son engagement politique, il ne faut pas oublier qu’ils se mènent sur le même plan contre les milieux radicaux, alors triomphants sur le plan national, et tout autant exécrés.
     C’est, du reste, dans ce combat contre les « sectaires » des deux camps que se dessine l’ambiguïté de la démocratie chrétienne de ce temps dont on devine à travers la une de ce premier numéro de L’Ouest-Éclair toute l’ambivalence doctrinale. Héritière du catholicisme intransigeant, la démocratie chrétienne de la fin du 19e siècle porte toujours en elle une part des convictions idéologiques qui caractérisent celui-ci.

     Le contexte de l’Affaire Dreyfus fait surgir dans les colonnes du journal l’antisémitisme, si prégnant dans une large partie du monde catholique, revivifié dans la dénonciation d’un complot judéo-maçonnique qui révèle les logiques obsidionales des milieux catholiques de l’époque face à la République. L’exaltation, dans la rubrique Échos et Nouvelles, du discours de Déroulède prononcé à Mende montre le poids de ces considérations y compris dans les milieux démocrates chrétiens. Il souligne les ambigüités du ralliement à une République dont on conteste une grande part des valeurs fondatrices. La publication dans les colonnes du journal des pages du roman La terre qui meurt de l’écrivain catholique, très traditionaliste, René Bazin va dans le même sens. Elle souligne le poids du tropisme conservateur dans les milieux catholiques fussent-ils, comme ici, ralliés à la République.

     Pour autant, l’impact des combats très âpres contre les monarchistes et la hiérarchie ecclésiastique, l’engagement dans ces luttes de nouvelles générations de militants démocrates chrétiens marqués par l’expérience du Sillon apporteront progressivement à la démocratie chrétienne et à L’Ouest-Éclair une certaine forme de « mystique républicaine » qui traduira l’inflexion sensible de leur culture politique. C’est sur ces bases et fort d’une puissance commerciale considérable, puisqu’il tirera déjà à 250 000 exemplaires à l’occasion de son 25e anniversaire, en 1924, que L’Ouest-Éclair va s’affirmer comme un acteur de premier plan des luttes politiques et électorales en Bretagne dans la première moitié du 20e siècle.

Les éditions de L’Ouest-Éclair sont en libre accès à partir du site www.ouest-france.fr
Sont disponibles pour l’instant les éditions diffusées en Bretagne du 1er janvier 1902 au 8 août 1903 et du 5 mai 1909 au 31 décembre 1941.